Pour une refondation de l’enseignement des lettres
Le " Rapport de mission sur l’enseignement de la grammaire " établi par Alain Bentolila en collaboration avec Dominique Desmarchelier et Erick Orsenna a été rendu public le 29 novembre 2006. Enfin un rapport officiel qui s’attache à porter remède à dix ans de désordre dans l’enseignement de la grammaire. Voilà la grammaire remise sur ses pieds! Les rédacteurs de ce rapport, qui fera date, n’ont pas reculé face à l’ampleur de la tâche. Et ils n’ont pas craint non plus d’essuyer les critiques des pédagogues les plus " modernes ". Ils soulignent avec justesse, qu’actuellement les Instructions officielles pour le cycle 3 de l’enseignement primaire mettent la charrue avant les bœufs. L’éviction du mot " grammaire " de ces Instructions officielles, au profit de l’expression confuse d’" observation réfléchie de la langue ", constitue un renversement de l’ordre immuable du temps ! Ainsi, en contradiction avec toute idée de progression logique ou chronologique, il serait possible de consacrer expert un élève, avant même qu’il ait acquis les rudiments d’un enseignement pourtant exigeant ! Les élèves de l’aurore du XXI° siècle sont donc encore censés redécouvrir par eux-mêmes ce que des générations successives de grammairiens ont peiné à établir ! Certes, l’esprit des enfants est sensibilisé de façon innée au système de la langue, mais de là à postuler que les élèves puissent en décrire le fonctionnement sans l’aide théorique de leurs aînés, il y a une marge ! Les pédagogues inspirés des théories linguistiques les plus arides créditent les plus jeunes d’une science infuse, dont ils sont à la vérité dépourvus ! Selon cette conception scientiste de la grammaire, ce serait l’observation de textes, choisis de manière aléatoire, qui permettrait aux élèves de reconstituer comme un puzzle tout le système de la langue. Or, l’expérience de nombreux enseignants est que ce parti pris, pour séduisant qu’il soit, est erroné. Les professeurs de français en poste au collège font tous un constat identique : lorsqu’ils entrent en classe de sixième, les élèves sont désormais démunis de toute connaissance solide et systématique concernant les classes de mots et leurs fonctions. C’est la conséquence de dix années d’un enseignement grammatical très défaillant. Et la grammaire de texte, prévue par les Instructions officielles en vigueur au collège, ne facilite pas la tâche des professeurs de français, soucieux de faire acquérir à leurs élèves une terminologie simple et un esprit de clarté, indispensables à une connaissance approfondie de la langue. Il était donc urgent de songer à une refondation de l’enseignement des lettres. Réintroduire dès le cycle 3 de l’enseignement primaire, la leçon de grammaire dans une progression rigoureuse, serait certes le premier pas vers une rationalisation d’un enseignement en crise. La réactivation de critères sémantiques afin de reconnaître la nature des mots serait une seconde avancée d’importance. Les professeurs seront peut-être prochainement autorisés à affirmer qu’un verbe " sert à indiquer une action ou un état ", et qu’un nom " peut désigner des êtres vivants, et des objets ". Les différentes classes de mots, lexicales et grammaticales, seraient si ce rapport était pris en compte, considérées comme le socle d’un enseignement grammatical, destiné à redevenir consensuel. Les grands-parents et les parents pourraient derechef aider leurs descendants dans leurs exercices de grammaire, tant la terminologie employée serait accessible. Quelle révolution ! La langue, on le sait, a une fonction symbolique, et il est regrettable que les parents n’aient pu, ces dix dernières années, transmettre leurs propres acquis à leurs enfants, tant le jargon grammatical était parfois déroutant. La cohésion sociale s’installe d’abord par le legs d’un langage et de ses règles. Concernant les fonctions syntaxiques des mots et des groupes de mots, le rapport fait quelques mises au point opportunes. Alain Bentolila propose ainsi de différencier les compléments de verbes (les compléments essentiels) des compléments de phrase (les compléments circonstanciels). Cette distinction, passée sous silence jusqu’à maintenant, dans les Instructions officielles, est pourtant fort opératoire. Grâce à cette précision, l’enseignant pourrait, par exemple, aborder plus aisément la question des verbes locatifs. Le rapport propose aussi de renoncer à l’appellation " complément d’objet second " au profit de l’ancienne terminologie " complément d’attribution ". Cette manière de retour aux sources d’une grammaire traditionnelle serait pourtant une grande avancée pédagogique ! Le complément d’objet second, notion strictement formelle, ne fait que compliquer inutilement, ce que le complément d’attribution rend évident, en référence à la grammaire latine. De façon générale que les Instructions officielles veillent à ce qu’une terminologie commune soit enseignée dans les classes du premier et du second cycle correspondrait à un progrès notable. Un groupe d’experts a été chargé par le ministre de l’Education nationale, Gilles de Robien, de relire les programmes de l’école et du collège à la lumière du rapport Bentolila. Sans doute serait-il bon que ce groupe de travail réfléchisse à cette idée, défendue par le rapport, " d’un approfondissement progressif " des notions grammaticales. Mal comprise, cette conception d’un enseignement par paliers successifs pourrait avoir des conséquences dommageables. Il ne serait pas satisfaisant, en effet, qu’un professeur des écoles laisse entendre à ses élèves de CE2 qu’un sujet grammatical est toujours " responsable d’une action ". Même dans l’expérience d’un enfant de huit ou neuf ans, il peut arriver qu’un sujet " subisse " une action, qu’il connaisse par exemple le sens de la phrase : " Je reçois une claque ", ou de cette autre : " L’oiseau tombe de l’arbre ". L’une des difficultés d’un enseignement grammatical exigeant, c’est qu’il exclut les approximations. A enseigner des inexactitudes à de jeunes élèves, on court le risque de les graver pour toujours dans leur mémoire. Il serait donc préférable que les Instructions officielles adaptent le moment où chaque notion pourra être abordée dans sa complexité aux possibilités cognitives des élèves. Mieux vaut différer d’une année l’exposé d’un nouveau chapitre plutôt que de le tronquer. Car plus un élève est jeune, plus il se montre réceptif aux leçons de ses maîtres. On ne peut espérer compléter et modifier peu à peu des notions grammaticales. Elles doivent être exposées dans leur complexité dès qu’elles sont abordées. Les élèves du cycle 3 maîtrisent suffisamment leur langue maternelle pour être en mesure de comprendre, intuitivement, tout ce qu’un raisonnement en voie de formation ne leur permet pas encore de conceptualiser parfaitement. Le rapport Bentolila a été accueilli avec soulagement par de nombreux professeurs inquiets de l’avenir de l’enseignement des lettres. Mais pourquoi ne pas avoir consulté également les professeurs du primaire et du secondaire sur l’enseignement de la grammaire ? Leur expérience de la classe aurait pu, sans aucun doute, compléter utilement ce rapport. Jeannine Hayat, agrégée de lettres modernes, docteur ès lettres
01/2007