Parlez-vous le boissinot ?

Quotidien de l'île de la Réunion, samedi 16 septembre 1995.


[À l'époque, la publication de cet article avait valu à son auteur des menaces officielles de sanctions de la part du Recteur de l'Académie de la Réunion.]


La réforme des programmes et des exercices, en français, vient d’atteindre sa vitesse de croisière. Jusqu’à l’année dernière, en classe de Seconde et de Première, on parlait le français en classe de français. Désormais, on parlera le boissinot.

Le boissinot, qu’est-ce?

Difficile de répondre à une telle question…

Un peu comme pour la lecture prétendue méthodique, il est plus facile de définir le boissinot en disant ce que le boissinot n’est pas.

Le boissinot n’est pas une langue, le boissinot ne sert pas à se faire comprendre, le boissinot ne vise pas à la clarté, il n’est pas compréhensible des simples citoyens, il ne figure pas dans le Robert ; s’il est vrai que ce qui n’est pas clair n’est pas français, le boissinot n’a que peu de rapports avec le français bien qu’il soit prétendu indispensable, désormais, en classe de français ; il n’est ni un patois, ni un dialecte, ni un volapuk, ni un jargon, ni un sabir : il est tout cela à la fois. Il est aux professeurs de français ce que le galimatias francolatin est à l’écolier limousin de Rabelais, ce que le latin de cuisine est aux médecins de Molière, ce que le vocabulaire précieux est aux Précieuses ridicules : un masque, un vernis, une mascarade destinée, selon toute évidence, à voiler l’inculture et la sottise sous une apparence pseudo-scientifique. De nos jours, il est important de n’être pas compris si l’on veut être respecté…

Les jargonautes, avec la lecture prétendue méthodique, avaient fait une percée remarquable. A la trappe le vocabulaire, à la trappe les indications scéniques, les débuts, les répétitions, les alliances de mots : ces expressions étaient trop simples, trop limpides, elles étaient à la portée d’un trop grand nombre. Il faut désormais parler de champs lexicaux, de didascalies, d’incipits, d’anadiploses et d’oxymores. On est en droit de se demander quel terme on utilisera pour désigner le vocabulaire quand, bouffé par les champs lexicaux, le mot vocabulaire aura disparu du…vocabulaire!

Nul doute que les choses ne pourront que s’aggraver avec la nouvelle épreuve destinée à remplacer l’exercice du " résumé-discussion " : l’analyse d’un texte argumentatif.

Or donc, pour entraîner les élèves à cette épreuve, il est réputé indispensable de lire et de tenter de comprendre Les textes argumentatifs d’un certain Alain BOISSINOT.

Je me suis donc procuré l’ouvrage. Je craignais le pire. J’étais en-deçà de la réalité. Textes de type expositif… shifters… modalisateurs… argumentateurs… valeur illocutoire… le dire et le dit… pragmatique linguistique… allocutaires etc. : comment ai-je pu, pendant si longtemps, enseigner ma langue, comment ai-je pu expliquer la méthode du résumé en ignorant ce vocabulaire de base?

Hier soir, pour les lecteurs du Quotidien, j’ai entrepris de taper un peu de boissinot. Las! A peine avais-je ouvert le livre que le fusible de l’onduleur a sauté : mon ordinateur est sans doute allergique au boissinot. J’ai remplacé le fusible, mais comme je n’en ai plus de rechange et qu’on est dimanche, ce n’est pas sans serrer les fesses que je me lance dans une nouvelle tentative…

Voici donc, si mon fusible tient le coup, une page de boissinot :


" Enonciation et pragmatique […]

DÉFINITIONS

" L’énonciation est (la) mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’énonciation " (E. Benveniste, " l’appareil formel de l’énonciation ", 1970, in Problèmes de linguistique générale 2).

La problématique de l’énonciation sera donc :

" La recherche des procédés linguistiques (shifters – les shifters, ou embrayeurs, sont les termes qui articulent l’énoncé sur la situation d’énonciation – modalisateurs, termes évaluatifs, etc.) par lesquels le locuteur imprime sa marque à l’énoncé, s’inscrit dans le message (implicitement ou explicitement) et se situe par rapport à lui (problème de la " distance énonciative "). "

C. Kerbrat-Orecchioni
L’Enonciation

Quant à la pragmatique, elle étudie le langage comme action au lieu de prendre seulement en compte sa dimension sémantique ; elle étudie le dire et pas seulement le dit, voire refuse de séparer les deux :

" Il y a pragmatique linguistique si l’on considère que l’utilisation du langage, son appropriation par un énonciateur s’adressant à un allocutaire dans un contexte déterminé, ne s’ajoute pas de l’extérieur à un énoncé en droit autosuffisant, mais que la structure du langage est radicalement conditionnée par le fait qu’il est mobilisé par des énonciations singulières et produit un certain effet à l’intérieur d’un certain contexte, verbal et non-verbal. "

D. Maingueneau
Pragmatique pour le discours littéraire

Cette double perspective est essentielle pour une réflexion sur les textes argumentatifs… […] "


Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette !


Alain DANGOISE
Professeur de lettres.