L'enseignement du français à la dérive, Nous sommes nombreux à le penser et,
quand nous avons lu sous ce titre un placard dans l'édition du Monde du 7
mars dernier, nous avons compris que nos inquiétudes ne sont pas vaines.
Nous avons pensé aussi que, s'il fallait user, pour sauver notre langue
maternelle, dans son pays d'origine, de moyens publicitaires, la tâche
serait ardue. Heureusement, il n'est pas nécessaire d'espérer pour
entreprendre ...
On nous assure en haut lieu que la maîtrise de la langue devient, est ou
reste, c'est selon, la priorité de l'enseignement à l'école et au collège
mais, dam le Même temps, On met en oeuvre des circulaires qui dissolvent cet
enseignement dans toutes sortes d'activités et On réfléchit (ou plutôt on
demande à des instances créées à cet effet de réfléchir) à l'évolution des
concours de recrutement pour les adapter à la réalité du métier,
c'est-à-dire à l'enseignement "conformément aux programmes en vigueur" du
français en collège. CQFD : le cercle est bouclé mais vous le savez tous, il
existe, hélas, des cercles vicieux. Bouclé et vicieux, c'est tout un.
Peut-on en effet parler d'enseignement du français dès lors qu'on ajoute
"conformément aux programmes en vigueur" ? rien dans ces programmes ne
prévoit plus l'étude approfondie de la langue, le vocabulaire s'acquiert un
peu au hasard (d'où l'importance de plus en plus grande du milieu social
dans cette acquisition) et les structures de la langue sont approfondies
quand le besoin s'en fait sentir. Etant donnée la pauvreté de la plupart des
"écrits" [sic] servant de base à l'apprentissage de notre langue, quand il
ne s'agit pas de "document iconographique", on doute que ce besoin se
manifeste souvent. En somme pour apprendre leur langue, les petits Français
ont recours, volens nolens, à l'immersion et à la reproduction de ce
qu'ils entendent autour d'eux. Pas étonnant, dans ces conditions que les
écarts entre les classes sociales s'accentuent et que la maîtrise de la
langue reste l'apanage de ceux qui l'héritent de leurs parents.
Revenir à un apprentissage organisé du vocabulaire, de ses nuances, de ses
racines, et remettre en place un apprentissage progressif des structures de
la langue et de leurs évolutions, serait probablement un moyen efficace de
favoriser une égalité des chances de plus en plus utopique. Hélas, pour le
moment, sous prétexte qu'on "fait" du français dans toutes les disciplines,
on n'en "fait" plus en Français ! Il faut aussi admettre que ces
apprentissages qui servent de base à tous les autres, demandent des efforts,
des répétitions, des exercices c'est-à-dire du temps. Diluer, pendant toute
la durée de la scolarité obligatoire l'apprentissage de la langue dans la
lecture "cursive", les IDD (itinéraires de découvertes) et autres ateliers ,
c'est le condamner à disparaître. C'est pour cela qu'aux formules dont notre
Ministre se satisfait nous préférerions du temps pour faire acquérir par nos
élèves la maîtrise de leur langue. Or ce temps nous est refusé. Il est vrai
que le temps, c'est de l'argent : des heures à payer et des professeurs à
former. Pourtant, quel avenir professionnel et social pour ceux qui ne
maîtrisant pas leur propre langue peineront toujours, quoi qu'en disent nos
hommes politiques, à en acquérir une seconde ? Pourtant, quel exercice de la
"citoyenneté" sans connaissance de la langue ? Il est vrai que, même dans ce
domaine, notre société se satisfait souvent de l'ersatz .
N'est-ce pas le cas dans notre profession ? le professeur cède le pas à
l'enseignant, et les concours de recrutement de professeurs évoluent de
façon à prendre en compte "des qualités professionnelles". On peut ainsi
constater que chaque réforme du CAPES diminue le poids (nombre des épreuves
et part des coefficients) des épreuves dites "scientifiques" ou
"disciplinaires", et valorise les capacités à gérer une classe, à l'animer,
voire à la maîtriser. Le nombre des universitaires dans les jurys diminue et
ON nous annonce qu'il faudra revoir la composition de ces jurys pour y
introduire davantage "d'acteurs du terrain ". Derrière cette proposition se
retrouve une cléricature pédagogicoadministrative qui a réussi à imposer ses
vues et ses intérêts. On la retrouve aussi derrière les projets de réforme
du CAPES : ON laisse entendre que l'étude de l'Ancien Français n'est guère
utile pour enseigner dans les collèges. On susurre qu'il ne serait pas
vraiment indispensable de maintenir une épreuve de grammaire d'Ancien
Français au CAPES de lettres modernes : cette épreuve permet-elle vraiment
de repérer les meilleurs dispositions pour l'enseignement du français en
collège ? L'organisation des concours coûte très cher, une épreuve en moins,
surtout si elle n'est pas pertinente, serait tout bénéfice. Former les gens
au moindre prix, leur donner rapidement une sorte de kit de survie plus
psychologique que pédagogique, certains semblent le souhaiter : incapables
d'enseigner et d'instruire, ces nouveaux professeurs de français deviendront
tout naturellement des défenseurs de l'animation, du transdisciplinaire, du
travail en équipe, de la formation continue et des techniques de gestion de
groupes, en somme, de parfaites marionnettes.
Il est vrai que les professeurs de français sont appelés à jouer bien des
rôles : examinateur à l'EAF (épreuve anticipée de Français du baccalauréat)
vous recevrez jusqu'à 15 listes, toutes différentes, d'une vingtaine de
textes chacune, desquelles vous allez devoir extraire une batterie de
questions adaptées à la façon dont les textes ont été étudiés et
susceptibles, soyons sérieux, de recevoir de la part de l'élève une réponse
pertinente ! Ne vous prenez pas trop au jeu : le fossé entre les ambitions
affichées de ces épreuves et des programmes des classes de première et la
pauvreté des exigences réelles (en matière de correction de la langue, de
connaissance des figures de style et de leurs effets, de connaissances
historiques ... ) est tel que tous vos efforts ne serviront quasiment de
rien : qui vous donnera la réplique ? Très peu de candidats, presque aucun,
et le Ministère va en prendre acte, le déplorer, et profiter de l'occasion
pour alléger encore les programmes et les exigences ("il faut s'adapter aux
élèves") et vider notre discipline de ce qui faisait son intérêt pour les
professeurs et pour les élèves.