Professeur de mots


Alain Bentolila ne semble aborder le problème de l'acquisition du vocabulaire que sous l'angle quantitatif de la statistique : 365 mots à apprendre chaque année, en maternelle, au moyen de "leçons de vocabulaire". L'approche me paraît extrêmement courte et réductrice. Les sens d'un mot ne saurait se réduire aux définitions qui sont données dans un dictionnaire, puisqu'ils  prennent un sens actualisé uniquement dans un discours. Dans un énoncé donné, ils jouent avec les autres mots du contexte pour signifier au-delà de leur sens de base et c'est ce jeu qui est important. L'acquisition du lexique n'est donc pas un problème d'empilement de définitions figées, mais d'apprentissage de strates de sens successives qui chaque fois enrichissent l'aire sémantique maîtrisée pour chaque mot et pour chaque locuteur.

Pour illustrer ce propos, je donnerai un extrait de l'ouvrage présenté sur le site de Sauver les Lettres : La parole contre l'échec scolaire/La haute langue orale.

                                                                                  Les constellations sémantiques

Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde.
LudwigWittgenstein

La tendance actuelle est de définir les mots de façon de plus en plus monosémique. Il me semble qu’un mot mérite plus de liberté poétique et, pour illustrer cette opinion, je vais exposer une conception personnelle, celle de constellation sémantique qui montre qu'un mot est plus que ce que l'on peut trouver dans un dictionnaire ou une "leçon de mots". Cette expression désigne plus que ce que l’on a coutume de nommer les champs sémantiques et les champs lexicaux car elle étend ces champs dans des domaines ou :
- soit le mot prend des significations temporaires liées au contexte,
- soit il rencontre d’autres mots pour créer des significations nouvelles dans ces frontières où le sens devient métaphorique.
Je vais tenter, en reprenant le mot : oiseau, de préciser cette notion. Ce substantif est stocké dans nos têtes et dans nos dictionnaires sous ses formes phonologiques (oral transcrit) et graphiques (écrit) : [wazo] et oiseau, avec les variations de graphies (oiseaux) et de typographies (et nous pouvons avoir aussi avis, bird, Vogel, ucello…). Il est disponible également avec ses sens “ ordinaires ”, ceux de sa définition dans le dictionnaire. Mais en nous, autour de ce mot, gravitent bien d’autres aires de sens, des aires sémantiques, et le tout constitue ce que je propose d’appeler sa constellation sémantique.
1- Aire sémantique de base : tous les sens de ce mot, que nous pourrions trouver dans les dictionnaires courants.
2- Aire lexicographique : étymologie (bas latin aucellus, pour avicellus, du latin classique avis oiseau), famille du mot oiseau (oiselet, oiseleur, oiselier, oiselle, oiseau-lyre, oiseau-trompette…), genre et accord du nom (un oiseau, une oiselle, des oiseaux), prononciation ([wa] ouvert, [o] fermé, difficultés des liaisons : un [nwazo], deux [zwazo], quatre [trwazo], cinq [kwazo]…).
3- Aire contextuelle : le nom oiseau garde dans ses plumes un peu des reflets que son sens a pris chaque fois qu’il a été actualisé dans un énoncé. Le contexte et la phrase qui lui donnent vie convoquent en même temps ces échos sémantiques.
- Cache ton petit oiseau ! dit la maman.
- Et ce petit oiseau, comment le nomme-t-on ? demanderait l’Agnès de l’école des Femmes.
- Celui-là, c’est un drôle d’oiseau ! dit le professeur.
Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé, chante Louis Aragon.
Dans ces exemples le mot : oiseau désigne tout autre chose que des animaux à plumes. Et c’est le contexte qui oriente l’interprétation du destinataire du message. Chaque contexte convoque des sens différents qui ne peuvent être saisis que par ceux qui ont été initiés à ces contextes. Les proverbes et dictons donnent souvent un sens métaphorique aux mots.
4- Aire scientifique : l’anatomie, la physiologie, l’éthologie, l’écologie des différentes espèces d’oiseaux. Tout ce qui peut être trouvé dans des ouvrages d’ornithologie.
5- Aire philosophique et psychologique : significations de l’oiseau qui représente le domaine aérien, l’évasion de la pesanteur terrestre, l’aspiration à l’idéal pour le philosophe ou le psychanalyste.
6- Aire symbolique et mythique : l’oiseau, intermédiaire entre la Terre et le Ciel, possède des significations symboliques dans toutes les cultures. L’ignorance de ces significations rend opaques des pans entiers du discours magistral, de la lecture, des œuvres de toutes sortes. Cette aire va du Phénix, qui renaît de ses cendres à Huitzilopochtli, le colibri des Aztèques qui se sacrifie pour sauver le Soleil. Chez nous, la plupart des oiseaux : l’oie, la grue, l’hirondelle, le roitelet, le loriot, la pie, et tant d’autres ont chacun une identité mythologique. Cette présence narrative enchante la nature pour tous ceux qui connaissent les récits merveilleux.
7- Aire esthétique : oiseaux connus par des textes littéraires, des œuvres musicales, picturales, cinématographiques : Le Dialogue des Oiseaux, L’Oiseau de Feu, La Colombe de Picasso, Fais comme l’oiseau, Les Oiseaux de Hitchcock…
8- Aire éthique : les oiseaux, sujets d’innombrables fables et paraboles ; les débats sur la chasse (aux espèces menacées) ; oiseau et liberté (Ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux !).
9- Aire métaphorique : à leurs frontières, les mots rencontrent d’autres mots qui ont avec eux un certain nombre de sèmes (grains de sens) communs. En ces zones indécises de rencontres intersémiques peut se construire la métaphore, qui est le lieu de la création poétique de la langue. Ainsi, quand Francis Picabia intitule un poème :

                   Oiseau réséda

Un soir, ses longs cheveux en arrière
la petite danseuse bizarre se faisait une ceinture,
avec la fièvre des marais souvenir de promenade
Animée elle pressait sur ma bouche un buisson…

le terme oiseau a perdu sa valeur référentielle habituelle pour aller à la rencontre des constellations sémantiques des fleurs et des femmes. En ce royaume des poètes, il a pris une nouvelle vie, et nous offre de nouvelles visions de femmes, de fleurs… et d’oiseaux : la poésie est contagieuse (Paul Eluard) et notre conception du monde et des mots est renouvelée. Plus haut, le contexte ensemençait le mot de sens nouveaux : là, c’est le mot qui dissémine du sens tout au long d’un texte. Ainsi, un héros de roman qui se nomme Loriot aura-t-il une prédilection pour la couleur jaune, pour les cerises, la moquerie…, en une métaphore filée qui donne sa cohérence au personnage.
10- Aire pragmatique : le mot "oiseau" possède également des résonances sensorielles, affectives ou répulsives pour chacun (oiseau sauvé ou oiseau crevé). Ce bagage sensitif et affectif a pu être donné par l’expérience ou par des récits ; il est stocké sous forme verbale ou non verbale, mais je l’inclus dans les aires sémantiques car les images sensorielles servent de support à la construction du sens.


Le mot : oiseau éveille du sens dans bien d’autres champs sémantiques : le vol aérien biologique ou technique, le chant, l’amour ; ces domaines sont infinis. Pour un être humain cultivé, chaque mot du lexique possède une vaste demeure, immeuble aux étages multiples entre lesquels d’innombrables liens peuvent se tisser. Pour les démunis du langage, chaque mot ne possède qu’une misérable cabane dans laquelle ne vivotent que les fonctions utilitaires du maigre lexique connu. Toute leur vie intellectuelle, affective et culturelle en est appauvrie. S’ils marchent dans une forêt ou une prairie, ils ne voient ni n’entendent les oiseaux, ils ne reconnaissent aucun arbre, aucune fleur. Ils ne peuvent donner aucun sens au monde qui les entoure. Notre plus grande trésor, ce sont les mots qui sont la clef qui donne accès à l’univers.

Pour chaque mot, chacun de nous possède donc une constellation sémantique qui définit sa culture sur tel ou tel sujet : alors qu’un citadin lambda peine à nommer trois oiseaux des champs, un ornithologue possède des dictionnaires sémantiques entiers derrière le mot oiseau. Plus ces constellations sémantiques sont vastes pour chaque mot et plus le stock sémantique disponible est considérable, plus la lecture du monde et des livres sera aisée, enrichissante et passionnante, plus les mots, les textes et la réalité auront de saveurs. A contrario, si les réserves de sens sont faibles, la lecture est laborieuse, ennuyeuse, voire impossible. Ils ne comprennent rien ! Ils ne lisent pas ! diront les maîtres et ils diront la vérité, même si le ils est trop généralisant. Ce constat amer ne doit pas conduire à abaisser les exigences, mais au contraire à se demander comment enrichir les stocks sémantiques des enfants autrement que par le canal visuel, qui est peu efficace, comme je l’ai dit plus haut. C’est l’enrichissement de ces stocks qui permet la lecture et l’interprétation des textes proposés au cours du cursus éducatif. Les enfants, et particulièrement les enfants en difficulté, n’ont pas besoin que d’informations : ils veulent aussi de l’art, du rêve et de la poésie, de l’espoir et de l’utopie : ils veulent, eux aussi, comprendre le langage des oiseaux. Mais le miroir d’Alice a été remplacé par des écrans et les rêves viennent s’y briser, comme des phalènes trompées par une lumière factice.

La tendance actuelle est de se concentrer sur la surface des mots : la lecture comme décodage de signes et recherche d’informations référentielles élémentaires. L’ensemble de phonèmes ou graphèmes : roitelet ou chardonneret sont déchiffrés, mais aucune image, aucun sens, aucune sensation, aucune référence symbolique ne sont convoqués pour énormément d’enfants, car leurs réservoirs sémantiques sont désespérément vides pour ces noms-là : ils n’ont pas été emplis par des observations de tous les sens, par des récits, par des recherches actives. La "leçon de mots" ne peut remplir que des cases sémantiques très superficielles, avec très peu d'affects et donc très peu de rétention.

On enseigne la trace à l’enfant et on croit lui apprendre l’oiseau. Il ne suffit pas de connaître les empreintes graphiques et phonologiques des mots ou leur sens dans le dictionnaire, il faut encore que ces mots soient chargés de tous les sens qu’ils peuvent convoquer et aussi que leur référent dans le monde soit connu. Sinon, nous ne lisons pas plus intelligemment qu’un logiciel d’OCR (reconnaissance optique de caractère). Roitelet ne sera qu’une suite de phonèmes ou de graphèmes, alors que ce petit oiseau est porteur de symboles, de contes, de légendes et de mythes très nombreux qui expliquent en particulier pourquoi il est le petit roi, lui qui pèse de trois à quatre grammes. Et vous : quand je dis roitelet quel est le poids de votre "valise sémantique" ?

Il me semblerait donc beaucoup plus judicieux de conseiller à tous les enseignants de se considérer avant tout comme des professeurs de mots, mots qui seront transmis essentiellement par des textes fondateurs réitérés oraux ou écrits. En maternelle, par exemple, au moyen de poèmes, de dictons, de proverbes , de contes de randonnée ou de contes d'animaux. A chaque niveau, grâce à des textes adaptés à l'âge des enfants, mais avant tout au moyen des textes porteurs d'une poétique et de valeurs éthiques et esthétiques. Le problème de l'acquisition du vocabulaire est plus qualitatif que quantitatif.

Christian Montelle, 26 mars 2007