Le chemin de plaine


13 juillet [1905]. Il m’est tombé aujourd’hui une inspection sur le crâne. Vlan !

L’inspecteur est l’homme qu’on n’attend pas. Je ne l’en blâme point. Si j’étais inspecteur, j’arriverais toujours à l’improviste. Arriver à l’improviste doit être la joie du métier; et quelle joie ! Surprendre de pauvres diables mal payés, les surprendre en faute, s’amuser à les troubler, à les affoler; faire le malin, le savant, l’incorruptible; faire peur surtout, faire peur ! voilà bien, sans doute, les plus fondantes délices de notre paradis sublunaire.

Puissé-je, plus tard, être inspecteur de quelque chose !

En attendant, c’est ma classe qu’on inspecte, c’est moi qu’on affole. Le chef, aujourd’hui, a dû se faire une pinte de bon sang. Je l’ai reçu comme on reçoit, je suppose, la peste ou le choléra.

Aussi, on n’a pas idée d’inspecter des classes en plein été ! Jamais depuis Charlemagne un inspecteur de l’enseignement n’a eu le temps et le courage de faire une tournée le 13 juillet.

Ce zèle me paraît singulier.

Il était une heure et demie. Je causais avec ces messieurs du cours préparatoire; nous parlions, je crois même, en patois ! Brusquement, ce grand bonhomme inconnu se dresse dans la porte.

Monsieur l’instituteur, je viens visiter votre classe.

Fort bien, monsieur ! Qui êtes-vous ? vos papiers ?

Bien entendu, ces questions n’ont pas été posées. C’est maintenant que j’ai cette présence d’esprit et ce courage. J’étais navré. Par cette chaleur nous en prenons un peu à notre aise, mes élèves et moi.

L’inspecteur examina mes registres et fronça les sourcils sur mon " Emploi du temps ", mon bel emploi du temps d’apparat, encadré de rouge et de bleu, où toutes les heures de la semaine sont dépecées en carreaux de cinq minutes.

Puis il dit

Continuez !

Il aurait pu dire Commencez !

J’avais une leçon de calcul à faire à mes "grands ".

Heureusement le courage m’était revenu; je m’en tirai, je crois, aussi bien qu’il aurait pu le faire. D’ailleurs mes " grands " comptèrent comme des anges.

Il les écoutait d’une oreille; de l’autre, si je puis dire, il mesurait la science des tout petits, de ceux qui dorment, qui se flanquent des gnons, qui crachent sur leur table et qui ne se mouchent jamais.

Il m’interrompit pour me montrer un gros bourgeois qui ronflait sur un coin de pupitre.

Vous tolérez ?

Je tolère. Il a cinq ans et par cette chaleur...

— Ah non ! non, par exemple ! Réveillez-le, s’il vous plaît !

Le petit, secoué, s’étira et nous regarda de ses yeux ronds.

Amenez-le ici, dans l’espace libre; et les autres aussi. Il faut les tenir en éveil. Je voudrais voir s’ils savent parler. Faites-les parler.

Justement, eux ne voulaient plus parler. Ce monsieur sévère qui ne savait pas leurs prénoms et qui leur donnait du " vous " les intimidait. Ils n’avaient plus confiance.

En vain je mis la conversation sur les cerises, les fraises.

Oui, m’sieur, non, m’sieur...

Rien de plus. L’inspecteur s’impatientait. Il demanda rudement

Voyons, vous, le dormeur, qu’aimez-vous le plus, les cerises ou les fraises ?

L’enfant tressaillit et ouvrit la bouche, mais pour bâiller. Je voyais le gros Robert se fourrer les doigts dans l’arrière-gorge. Quand ce fermier de Robert vérifie ses dernières molaires, c’est qu’il a quelque chose à dire.

L’inspecteur insistait.

Qu’aimez-vous le plus ? vous ! vous ! vous

Moi, j’aime plus le lââârd !

Collé comme une motte de glaise !

Brave petit, je n’attendais pas moins de toi.

Monsieur l’inspecteur, vous levâtes les bras vers le plafond; vous eûtes tort.

A cinq ans, un enfant ne sait pas choisir.

A cinquante ans, un pédagogue ne sait pas toujours interroger.

Je fis ensuite une leçon d’histoire à tous ces pauvres enfants.

Il paraît que cela n’a pas été vivant. La pédagogie ancienne la mienne reposait sur une psychologie erronée. L’enseignement dogmatique a vécu; aujourd’hui on ne doit employer que la méthode active.

Il faut que les enfants trouvent eux-mêmes. Ils marchent en aventuriers vers le Chanaan de la science. Le maître les guide, mais de temps en temps il se défile derrière la nuée. Il ne frappe pas le rocher de sa verge; il montre un point sur le sable et il dit grattez !

Voilà ce que m’a conté tout d’un trait M. l’Inspecteur. Après quoi, il a fondu sur Évrard. Il l’a tenu jusqu’à cinq heures. Puis il a eu un grand conciliabule avec M. Michaud.

Il était venu, évidemment, avec l’intention de nous prendre en faute. On nous tient à l’œil. Évrard, secrétaire de notre " Fraternelle s, adjoint indocile, brouillé avec M. Michaud, est une des bêtes noires des directeurs et des chefs. Moi, je suis insignifiant, certes ! je n’affiche pas d’idées subversives, mais j’ai le tort d’être l’ami d’Évrard.

Heureusement on ne peut rien trouver de grave contre nous. Malgré le relâchement inévitable qui précède les vacances, ma classe n’est pas en mauvais état. J’ai l’impression que cela marche.

J’aime mon métier... heu ! j’aime mon métier comme un myope aime ses lunettes; si je pouvais m’en passer... Mais enfin j’aime beaucoup mes marmots et je suis zélé presque malgré moi.

Quant à Évrard, c’est un excellent maître. C’est l’instituteur né. Il se passionne pour son travail. Tout à l’heure encore, comme je causais avec lui, il s’est échauffé sur un point de pédagogie.

Je ne lui ai pas tenu tête; je ne suis pas assez fou pour cela. Je ne suis pas assez fou pour attacher de l’importance à ce qu’on appelle pédagogie. Ce que je pense là-dessus n’a aucune valeur, même à mes propres yeux. Je sais très bien une chose, c’est que je ne sais rien et que les autres ne sont pas beaucoup plus malins.

J’ai sur ma table une revue dont le premier article commence par ces mots " Un savant pédagogue ". Cela hurle ! La science de l’éducation n’existe pas encore. Ce qu’on nomme ainsi n’est qu’un prétentieux verbiage. C’est de la littérature et souvent de la mauvaise, de l’insupportable littérature.

Je hais les pédagogues. Je ne pardonne qu’à ceux qui sont aimables, à ceux qui ont l’habileté de paraître modestes. Vivent les gens, quoi qu’ils disent, qui disent bien ! Mais les autres, qu’ils soient brûlés en place de Grève !

Et flambez aussi, commentateurs ! flambez, tisserands de brouillard, laboureurs de sable, enfileurs de bulles de savon, effilocheurs de toiles d’araignées.

Quand je les entends bramer leurs théories, ils me font suer, tous ces sorciers du moyen âge.

Vous me faites suer, messieurs ! quand donc oserai-je vous le crier à tue-tête !

Et puis, je suis bien bon de m’énerver ainsi. Au lit, Tournemine; bonsoir, mon vieux. Tu es aussi malin et aussi mal couché que n’importe quel pédant d’Europe. (Demain, à la première heure, j’examine l’envers de mon lit.)

14 juillet. — Je reprends la plume dès ce matin. Il le faut. Malgré moi, ces sottises me tourmentent.

C’est qu’il avait l’air d’y croire, l’inspecteur, à sa méthode active ! Un physicien proclamant le résultat d’une expérience précise ne serait pas plus sûr de lui.

Il a, je suppose, démonté pièce par pièce la cervelle d’un enfant, puis il l’a remontée au petit bonheur comme cela, comme ceci, une fois, dix fois, mille fois. Il a regardé avec sa grosse loupe noire, il a écouté le tic tac, et voici : cela n’a marché qu’une fois.

Et moi je viendrais, horloger amateur, accrocher mes balanciers chanceux et donner au hasard le coup de pouce ! Que je sois anathème !

Eh bien, non ! ce n’est pas arrivé. Tout cela n’est qu’une mode.

Qu’il eût donc été plus élégant et plus franc de dire

"  Maximin, vous n’êtes pas dans le train. Cette histoire de Jeanne d’Arc que vous venez de raconter, combien elle eût été simple et claire si vous eussiez laissé vos élèves l’inventer ! Que d’invraisemblances en moins ! et quelle allure, quelle rapidité ! Non, la valse lente n’est plus de saison, ni le discours à périodes, ni le silence attentif. Le cakewalk des idées, le chahut des curiosités, le pot-pourri des questions saugrenues, voilà, fiston, la dernière pétrolette. "

Si l’on m’eût dit cela, il n’eût pas été embarrassant l’année prochaine de parler comme suit : -"Cet été, on se serre. Style Pharaon. Plus de manteaux flottants. La danse nouvelle n’est plus la danse de Saint-Guy; finies les bamboulas d’épileptiques. L’activité, c’est de la tarabistouille. L’école est muette et immobile. Le maître montre et démontre; l’enfant écoute. Pour le moment on ne s’instruit qu’en écoutant. "

Car c’est bien cela qu’on me dira l’année prochaine.

Seulement, on ne me le dira pas sur ce ton. On parlera de haut comme aujourd’hui. Et l’on trouvera bien encore le moyen de m’emballer sévèrement avec tous les rubans de la mode nouvelle.

- Monsieur Tournemine, vos séances sont trop courtes; changez-les !

- Bien, monsieur l’ Inspecteur !

- Cinq minutes d’interrogations au lieu de dix.

- Bien, monsieur l’Inspecteur !

- Pour les corrections, liberté absolue : crayon rouge ou crayon bleu; mais pas de note chiffrée.

- Merci, monsieur l’Inspecteur !

- J’exige les traits à l’encre. Les traits à l’encre, c’est la loi.

- Ce sera la mienne, monsieur l’Inspecteur.

- Affichez la liste des chants étudiés... la date, en écriture droite, bien entendu... L’oubli de ces prescriptions sera considéré comme une négligence grave.

- Bien, monsieur l’Inspecteur !

- En toute chose, suivez scrupuleusement mes indications personnelles.

- Oui, monsieur l’Inspecteur.

- Suivez aussi les indications de votre Directeur.

- Oui, mon colonel.

Y en a-t-il un autre qui désire être suivi ? Je suivrai tout le monde. Je suivrai tout le monde de l’œil, mais je n’en ferai qu’à ma tête, qu’à ma tête !

Et il n’est pas prouvé que...


Ernest Pérochon, Le chemin de plaine.