Maîtrise de la langue : un enjeu social
Avec l'aimable autorisation de Jean-Christophe Pellat.
[Jean-Christophe Pellat est professeur de linguistique française, doyen de l'UFR de lettres de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, ancien formateur IUFM et membre de l’AFEF (association française des enseignants de français). Co-auteur de la Grammaire méthodique du français (PUF) et collaborateur d’une série de manuels scolaires parus chez Nathan. Il répond aux questions d'Élodie Walck.] La recherche sur la langue et, par conséquent, son enseignement ont beaucoup évolué ces dernières années. Quelles sont les grandes étapes de cette évolution ? Dans les années 1960-1970, la linguistique structurale et la grammaire générative et transformationnelle issue des travaux de l’Américain Noam Chomsky prévalaient. L’étude de la langue était très formelle, centrée sur la syntaxe. Elle était coupée du sens pour ne s’intéresser qu’aux opérations linguistiques, qu’à la construction de phrases par combinaison de groupes (groupe nominal, groupe verbal, groupe adjectival). Dans l'enseignement de la grammaire des années 1970 ont été importés des concepts et des méthodes de ces deux théories linguistiques, qui ont renouvelé et remis en cause en partie la grammaire traditionnelle : nouvelle analyse de la phrase en groupes, opérations linguistiques de base (substitution, déplacement, addition et effacement), etc. Puis est intervenue une rupture dans les recherches linguistiques, la fin de la "clôture saussurienne", c’est-à-dire de l’étude de la langue en elle-même et pour elle-même, sans prise en compte de sa dimension sociale, ni des conditions de communication. Ce cadre de départ a éclaté à partir de 1975. On a poursuivi l’analyse de la phrase, mais on s’est aussi penché sur la pragmatique, sur les conditions d’utilisation de la langue. Les grammaires de texte et l'analyse de discours se sont alors développées. La notion de discours, qui ne peut se réduire à un ensemble plus ou moins vaste de phrases, a permis d’envisager la langue dans sa dimension sociale et psychologique. Dans les années 1980, la linguistique a subi l’influence des sciences cognitives, très à la mode à cette époque. On a voulu développer une nouvelle sémantique, qui prenait pour point de départ logique les mécanismes psychologiques de l’interaction et de la compréhension. Cette approche, qui rencontrait des travaux réalisés en psychologie et en neuropsychologie, est devenue interdisciplinaire. Où en est la recherche sur la langue aujourd’hui ? De nos jours, les recherches linguistiques sont d’une extrême diversité. Elles se poursuivent dans le domaine formel, tout d’abord, puisqu’on constate un regain d’intérêt pour la morphologie (la formation des mots, la conjugaison, entre autres). D’autres recherches portent sur l’oral : le modèle de la phrase écrite (sujet-verbe-compléments) étant très différent de celui de la phrase orale, on essaie de mieux comprendre les mécanismes de celui-ci. À Aix et à Paris III sont ainsi réalisées des études sur la syntaxe, sur l’énonciation et l’intonation de la phrase orale. Par ailleurs, comme Georges Kleiber à Strasbourg, on approfondit la sémantique cognitive (référence lexicale, sens des énoncés), tandis qu’un certain nombre de chercheurs, tels que Catherine Kerbrat-Orecchioni, mènent des travaux parfois divergents sur l’énonciation et l’interaction dans le cadre de la conversation. De même, la dimension historique de l’étude de la langue est très vivante et se renouvelle. En revanche, la sociolinguistique, qui s’était imposée dans les années soixante-dix, est nettement en retrait, sauf en ce qui concerne le "langage des jeunes". Enfin, ce sont surtout des recherches à finalité didactique qui se sont développées ces dernières années, stimulées à la fois par l’instauration des IUFM et les nouveaux programmes d'enseignement des années 1990. Cette diversification des approches linguistiques a-t-elle eu des répercussions sur l’enseignement de la langue dans le secondaire ? La recherche linguistique et la grammaire scolaire ont des finalités différentes. La première s’attache à la description scientifique de phénomènes langagiers, la seconde à l’enseignement de la langue. Le passage du savoir savant au savoir enseigné ne se fait pas sans difficultés, il pose le problème de la transposition didactique, lequel existe dans toutes les disciplines et fut soulevé en premier lieu par Yves Chevallard, professeur de mathématiques, dans son ouvrage La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, paru en 1985. Lorsque l’on a appliqué la linguistique à l’enseignement du français, dans les années soixante-dix, on a cru qu’elle serait la discipline magique, qu’elle permettrait de rénover cet enseignement. Malheureusement, on a introduit dans les grammaires scolaires des méthodes et des concepts scientifiques sans réelle prise en compte des capacités des élèves, sans se soucier d’adapter ces notions au public du secondaire. Il aurait fallu faire un tri, un filtrage, et essayer de les rendre accessibles aux élèves, au lieu de limiter l’étude de la langue à une série d’opérations formelles. Au bout du compte sont apparus des déçus de la linguistique. Puis, après 1981, l’enseignement du français a connu une nouvelle période de rénovation, marquée par un changement d’orientation, reléguant à l'arrière-plan les préoccupations grammaticales: l’apprentissage de la lecture et la lutte contre l’échec scolaire sont devenus des enjeux prioritaires. Pourtant les derniers programmes de français témoignent d’un retour en force de la linguistique. Est-ce à dire que les problèmes de transposition didactique ont été résolus ? Effectivement, la linguistique est réapparue, sous d’autres formes, dans les programmes du Primaire, en 1992, et dans ceux du Collège, de 1996 à 1999. La terminologie de 1997 fait la part belle à la grammaire de texte et à l’analyse du discours. Ce retour présente des avantages. A priori les modèles linguistiques choisis le sont en fonction des finalités de l’enseignement de la langue. Celle-ci n’est plus étudiée pour elle-même, mais dans le but de favoriser la production d’écrits et l’étude d’ensemble des textes. L’enseignement de la langue se veut donc ouvert, il ne se borne plus à l’analyse morphosyntaxique de la phrase, c’est-à-dire à l’analyse des catégories, des fonctions, et à l'apprentissage de l'orthographe ... Cependant, il faut bien reconnaître que, dans la pratique, le problème de la transposition didactique est toujours aussi vivace. On retombe actuellement dans les mêmes travers que ceux de la linguistique appliquée des années 1970. L’approche du discours, en particulier, est beaucoup trop abstraite, certains éléments théoriques ayant été injectés tels quels dans les programmes, sans que se soit posée la question de leur efficacité opératoire. On peut, par exemple, se demander s’il est vraiment indispensable de traiter la notion de "progression thématique" avec des élèves de collège, alors qu’il est déjà difficile de l’aborder avec des étudiants en première année de faculté. Qu’en est-il de la langue à l’université ? Sa maîtrise pose-t-elle problème aux étudiants ? La question de la maîtrise de la langue à l’université est relativement nouvelle. Elle est apparue avec la démocratisation de l’enseignement supérieur, la création de nouvelles filières et l’arrivée de "nouveaux publics". Indépendamment des problèmes linguistiques proprement dits (absence de maîtrise de l’orthographe, de la grammaire de texte, de phrase, de discours), les étudiants peuvent se heurter à deux types d’obstacles, en entrant à la faculté : le manque de maîtrise du langage de l’université et de la méthodologie du travail universitaire. Ces problèmes se rencontrent essentiellement au niveau du DEUG, en raison de l’hétérogénéité des étudiants, plus ou moins sensible suivant les filières. La prépondérance d'un modèle académique et la faible importance accordée à la dimension pédagogique à l'université ne permettent guère de remédier aux difficultés linguistiques et méthodologiques des étudiants, bien que des expériences originales se réalisent çà et là avec succès. Qu’est-ce qui explique, selon vous, que l’enseignement de la langue dans le secondaire soit devenu si complexe ? Dans les nouvelles instructions officielles, on a voulu associer les trois grammaires : la grammaire de phrase traditionnelle (la morphosyntaxe), la grammaire de texte, qui examine la cohérence thématique et sémantique des énoncés, et l’analyse du discours, qui s’intéresse à la situation d’énonciation, aux conditions de production langagière. C’est ce que j’appelle la "technique de l’empilement" : les contenus ont été accumulés sans avoir été hiérarchisés, et sans que ces trois grammaires aient été clairement articulées. Deux problèmes se posent de façon très sensible. D’une part, le lien entre la grammaire de texte et l’analyse du discours, qui recoupent des notions très abstraites, n’est pas établi pour les élèves. D’autre part, la grammaire de phrase est officiellement suspecte, alors qu’elle est nécessaire pour l’apprentissage de la langue (au départ, on doit apprendre à faire des phrases), en particulier écrite. Aujourd’hui, il faudrait reconsidérer cette approche de l’analyse phrastique, en ayant le souci de redéfinir les finalités. Certaines questions doivent être posées : à quoi sert la grammaire ? Quelle grammaire enseigner ? Comment ? L’introduction du travail en séquence et du décloisonnement n’aurait-il pas dû rendre ces finalités plus tangibles ? Le décloisonnement remet en cause l’enseignement cloisonné traditionnel, qui fonctionnait comme une juxtaposition de savoirs non finalisés, dont on ne cherchait pas à déterminer l’utilité. On lui a donné un cadre, le travail en séquences d’environ douze heures, associant différentes activités : lecture, écriture, grammaire, vocabulaire, orthographe, etc. Les outils linguistiques ont ainsi été mis au service de "la lecture, l'écriture et l'expression orale", pour reprendre l’expression des programmes de Sixième de 1996. On a voulu créer un lien entre les différentes activités de compréhension et de production des textes, la lecture et l’écriture, et l’apprentissage de la langue. Cependant, le décloisonnement implique l'abandon du travail systématique sur la langue et l’absence de progression, principalement en grammaire et en orthographe. Les problèmes abordés dans ces domaines sont rencontrés de façon aléatoire, au hasard des textes, alors que certains points peuvent ne jamais être étudiés en séquence. Sans sombrer dans le passéisme, il faudrait trouver une solution autre, évitant de multiplier les activités décrochées de remédiation, puisque tout ne peut pas partir du travail en séquences. On pourrait, par exemple, envisager d’associer activités de structuration, en grammaire et en orthographe, avec une progression déterminée, d’une part, et activités d’expression, d’autre part. Une question reste néanmoins en suspens, celle de l’articulation des niveaux du texte et de la phrase, qui n’est pas systématiquement possible. L’évolution de la langue française a-t-elle modifié l’enseignement du français ? On a beau dire que le français n’est pas une langue compacte, dans la mesure où il subit des variations sociales, géographiques, historiques et stylistiques, il n’en demeure pas moins qu’il existait, dans les années 1960-1970, un modèle standard répandu (à l’école, dans les médias), une sorte de français moyen plus ou moins homogène. Aujourd’hui, la situation a changé. Nous vivons une époque de fragmentation linguistique, marquée par la diversification de la société, des médias audiovisuels. Ces derniers ne jouent plus un rôle d’unification, ils encouragent au contraire la diversification. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter et de comparer des radios aussi variées que France Inter, Fun radio ou Skyrock : le langage utilisé n’est pas le même. Cette nouvelle donne a eu une incidence sur la recherche linguistique, qui s’est tournée vers l’étude du "langage des jeunes", du "langage des quartiers". De nombreux travaux sont actuellement menés sur ce sujet : une équipe de chercheurs de Paris V s’intéresse ainsi aux nouvelles formes d’argot; Jean-Pierre Goudailler, auteur entre autres de Comment tu tchatches (1997), s’intéresse à cette "langue des quartiers" comme marqueur identitaire. Henri Boyer, quant à lui, voit dans la "langue des cités" un phénomène plus complexe que l’argot traditionnel, et révélateur d’antagonismes sociaux. La plupart des chercheurs s’accordent pour reconnaître la grande créativité lexicale et la mobilité de ce "langage jeune", du moins à l’oral. Reste que cette langue est à la fois imitée, récupérée et stigmatisée. Elle entretient une certaine forme de conflit social et sa pratique exclusive peut freiner l’intégration des jeunes des quartiers dans la société. Le "langage jeune" n’a-t-il pas tendance, pourtant, à se répandre ? Notre société ne tolère-t-elle pas de mieux en mieux les "écarts langagiers" ? On assiste au contraire, en réponse à la fragmentation linguistique, à une sorte de crispation normative. C’est l’effet "touche pas à ma langue". Face aux libertés prises vis-à-vis des règles de grammaire, certains puristes refusent catégoriquement d’admettre la moindre transformation du français, alors que l’usage évolue inévitablement. Les "rectifications de l’orthographe", proposées en 1990 pour assouplir la norme, ont été l’occasion d’une vive polémique, qui a cristallisé toutes ces tensions. Cette année-là, en effet, on a tenté d’introduire de prudentes modifications orthographiques. Il s’agissait, par exemple, de supprimer l’accent circonflexe sur i et u (maitre, voute, sauf dans les conjugaisons verbales), d’admettre l’orthographe "évènement" pour "événement", d’écrire "nénuphar" avec une "f", de supprimer le "i" de "oignon", etc. Ces modifications, qui n’étaient pourtant que des régularisations en majeure partie dictées par l’usage, visant à mettre fin à des hésitations, notamment sur le pluriel des mots composés ou sur la graphie des mots étrangers, ont provoqué une violente levée de boucliers, au nom de la défense de la "qualité de la langue" ; on a parlé de véritable "crise du langage". Notre société est donc plus normative qu’il y paraît, et la maîtrise ou non de la langue y est un facteur de différenciation. Le rôle de l’école ne devrait-il pas être de lutter contre cette fragmentation, en permettant aux jeunes de maîtriser la langue ? Aujourd’hui, la ségrégation sociale reste bien réelle (les jeunes sélectionnés à Loft story étaient "socialement convenables"), même si, en apparence, la société est tolérante et permissive. On peut continuer d'affirmer, avec le regretté Pierre Bourdieu, qu'il existe des productions langagières valorisées ou dévaluées sur le marché linguistique et que l'insécurité linguistique perdure. La maîtrise de la langue demeure donc un enjeu social majeur. L’école a un rôle clé à jouer, et elle doit répondre à une forte demande sociale. Que faire ? On évitera la censure abstraite normative, qui se contente de stigmatiser les "fautes" ("c’est incorrect, ce n'est pas français"). Il convient de mettre en rapport les usages linguistiques et les situations sociales, d'ouvrir à la diversité des discours sociaux en montrant leur hiérarchisation. Deux écueils sont à éviter : imposer un modèle linguistique suranné et accepter sans discernement tous les usages linguistiques. Le rôle de l'école est de dire les normes sociales, en les relativisant, et de donner accès à la diversité des niveaux de langue à tous les élèves.
Entretien paru dans l'US, n°565, mars 2002.