L'école fait-elle encore son travail ?

CATHERINE OGIER - Le Pélerin Magazine 26/08/2002


De 15 à 20% des enfants auraient des difficultés en lecture et en écriture à l’entrée en classe de sixième ! A qui la faute? Enseignants, parents, " experts pédagogues ", psychologues et orthophonistes se renvoient la balle. Et se réjouissent des mesures prises par le ministre de l'Education nationale pour lutter contre "l’illettrisme" et la baisse générale de niveau constaté chez les élèves. Enquête.

Dire que 15% des élèves qui sortent du primaire sont "illettrés" est impropre, injuste même envers l’école, proteste avec vigueur Nicole Geneix, secrétaire générale du SNUIPP (Syndicat national unitaire des instituteurs professeurs). De 10 à 15% des enfants ne dominent pas les compétences de base que sont l’écriture et la lecture. On ne peut pas nier le problème, mais il ne faut pas l’exagérer. Si 15% des écoliers sont en difficulté, 85 % sont adaptés au système. Il y a toujours eu un noyau dur d’élèves en échec scolaire. Evidemment, ne pas avoir réussi, aujourd’hui, à trouver une solution est intolérable..."

Des propos qui provoquent la colère de Colette Ouzilou. Orthophoniste depuis trente ans, elle a vu défiler dans son cabinet des milliers d’enfants mal-lisants, des centaines d’adolescents mal à l'aise dans leur rapport à l’écrit. Auteur d’un livre (1) qui attaque violemment les méthodes de lecture mises en pratique dans les années 70, Colette Ouzilou ne mâche pas ses mots. "L’Education nationale est l’ennemie des enfants ! Le public de l’école primaire a changé. Plus nombreux -personne n’échappe à la scolarité obligatoire- donc moins homogène et plus complexe, il exige une école ouverte à sa diversité, attentive à sa fragilité. Fragilité mais pas débilité. L’échec n’est pas inéluctable!"

Et la praticienne de s’appuyer sur le premier critère de recrutement de l’école maternelle : un quotient intellectuel normal. " Cela signifie bien que tous les enfants, absolument tous, devraient être aptes, dès le CE à apprendre à lire et à écrire. On ne rencontre pas à l’école d’enfants interdits d’apprentissage. Cependant, de 30 à 35 % seulement des enfants arrivent au CP sans retard de parole ni difficulté langagière. Or, un enfant qui ne maîtrise pas le langage oral ne peut pas entrer dans le monde de l’écrit. Une véritable fracture sociale prend racine ici."

Car les élèves qui lisent mal en classe de sixième continueront à lire mal et à lire de plus en plus mal, tout au long de leur cursus scolaire. Le constat fait par Guy Morel (2), professeur de lettres depuis vingt-huit ans dans un lycée du Mans, est sans appel "Regardez les copies des candidats au baccalauréat, reçus aussi bien que recalés. Elles valent toutes les analyses statistiques." Qu’y découvre-t-on? Des écritures illisibles, des phrases incompréhensibles, une orthographe en déroute, des confusions géographiques et chronologiques, des avalanches de clichés, une absence de vocabulaire, un manque de références culturelles. " Pour les auteurs de ces fautes, qui sont l’énorme majorité, l’avenir professionnel reste un mirage et l’adaptabilité une galère. Tous les ans, on se félicite que 80 % des lycéens obtiennent leur bachot, mais ces 80% de reçus ne représentent que 61 % d’une classe d’âge. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose que 80 % d’une génération. Personne n’est dupe. "

Pour cet enseignant, la société française est en droit de se demander comment on en est arrivé là. Pourquoi ce résultat désolant? Pourquoi cet échec de l’école dans la transmission des savoirs fondamentaux? "Incriminer la société, les défaillances des parents, la massification, c’est beaucoup trop facile. Il n’y a jamais eu de société parfaite, il n’y a jamais eu de parents idéaux. Quant à la massification, elle est la règle à l’école élémentaire depuis sa création, et les instituteurs n’ont jamais baissé les bras devant la difficulté de leur tâche."

Et la dictée  ?

Alors? "Il faut admettre que l’école subit depuis trente ans les pseudo-réformes et les innovations hasardeuses de "techniciens de l’éducation"; et autres experts pédagogues. Peut-être aurait-il fallu avant de les suivre attendre qu’elles aient fait leurs preuves  ? "

Concrètement: on fait fi dans le cycle primaire des dictées, des notations, des lectures à haute voix, des récitations, des listes de vocabulaire à apprendre, des exercices d’écriture, des poésies à recopier, des devoirs à la maison... Tabous la discipline et le redoublement du CP. L’enfant observateur de l’école maternelle d’hier est désormais observé, et constructeur de ses " savoirs ". En clair  : i1 doit construire ses connaissances par lui-même.

Un non-sens? Marc Le Bris, professeur des écoles dans un village de Bretagne, membre du collectif " Sauver les lettres ", fait son mea culpa " J’ai mis vingt ans à me débarrasser de cette belle théorie pédagogique qui veut que l’enfant doit bâtir son propre savoir. Mais quel savoir ? Puisqu’il est ignorant, par essence, des choses qu’il vient apprendre à l’école. Observer mon collègue de l’école d’à côté, la caricature exacte du pédagogue à l’ancienne, avec ses dictées, ses leçons à apprendre, m’a ramené à la raison. Les meilleurs élèves de toutes les classes de sixième étaient les siens  ! "

" L’école aurait-t-elle été confisquée par des fonctionnaires, qui s’arrogent le droit de décréter ce qu’est la culture, ce que sont les savoirs et ce que sont les enfants  ? " déclare Liliane Lurçat, psychologue et chercheur au CNRS. Elizabeth Altschull, institutrice en CM1 hier, professeur d’histoire-géographie aujourd’hui, dans un établissement du nord de la capitale, n’est pas loin de le penser. " L’acquisition du savoir a cédé la place au développement personnel de l’enfant. ‘L’épanouissement’ de l’élève a supplanté son instruction. Revendiquez que l’école doit rester centrée sur l’instruction, sur l’apprentissage du "lire, écrire et compter", et vous passez auprès de vos collègues, comme auprès de bon nombre de parents, pour un trouble-fête, un réactionnaire."

Pour cette prof de 43 ans, mère de quatre enfants, dynamique, et plutôt bien dans ses baskets, l’épanouissement de l’enfant est du ressort des parents. "L’école a été mise en place pour suppléer aux inégalités du savoir entre familles, pas pour corriger les inégalités devant le bonheur, l’affection, l’envie d’entreprendre. L’école primaire a, déplore la jeune femme, troqué le sérieux d’antan contre un look de fête permanente. C’est le syndrome "Mary Poppins". L’école n’est plus un lieu d’études, elle est devenue un ‘lieu de vie’; avec pour l’essentiel d’apprendre aux enfants à ne pas rester en place plus de trois minutes. On n’y apprend plus rien. "

Marine, élève de CM1, est une petite victime de cette "école du rien ", comme la définit sans ambages Clara, sa maman. " Ma fille est curieuse, réfléchie. Elle a envie de comprendre ce qu’on lui fait faire et qu’on lui explique les choses. Elle a envie d’apprendre. L’école ne répond pas à sa demande. Elle s’y ennuie, elle n’est pas motivée pour y aller. J’ai l’impression que l’on ne tient pas compte de sa jeune maturité, qu’on la ralentit dans ses apprentissages."

"Ne généralisons pas si vite, proteste Christian Janet, ingénieur agronome, père de deux enfants et président de la PEEP (fédération des parents d’élèves de l’enseignement public). Il y a de fortes disparités d’un établissement à l’autre, d’un enseignant à l’autre, d’une région à l’autre. Il y a de nombreux points à revoir dans notre système éducatif. il faut revenir, d’une manière générale, à plus d’exigence, à des disciplines trop négligées jusqu’ici, comme le français, bien sûr, mais aussi l’histoire et la géographie. Beaucoup de professeurs d écoles l’ont compris depuis longtemps."

Les parents responsables

Exercices de mémorisation, grammaire, dictée, lecture haute voix, calcul mental ont fait, en effet, leur réapparition dans les programmes de certains établissements. "Bien souvent sous le manteau, déclare Nathalie A..., 35 ans;, institutrice en CE2 dans une école de la banlieue parisienne. Il n’est pas toujours bon d’être surpris par un inspecteur d’académie en train de faire une dictée, comme cela m’est arrivé une fois. De même, certains parents ne comprennent pas ou refusent catégoriquement que l’on donne des devoirs à faire à la maison. Je ne conteste pas qu’il y a un "malaise de l’école"; mais les parents en sont en grande partie responsables. Peu d’entre eux se sentent réellement impliqués et ne comprennent pas que leurs enfants ont besoin d’être très stimulés qu’apprendre demande beaucoup d’efforts, qu’il n’y a pas de "bonne école" sans une "école parallèle" c’est-à-dire un suivi à la maison du travail scolaire, des règles de politesse, une discipline à respecter. "

Implicitement, Nathalie dénonce une société où les loisirs priment, où le travail est dévalorisé, où les familles sont dispersées, où les enseignants et l’école ne sont plus considérés. Elle n’est pas la seule. Marielle rencontre les mêmes problèmes dans l’école de son petit village des Landes. "Il est devenu impensable de gronder un enfant qui a oublié son cartable ou qui est systématiquement en retard. Les parents se font les complices d’un absentéisme de mauvais aloi. On prend son vendredi, son lundi, on part à la montagne en dehors des périodes de vacances scolaires. Et le soir, on est fatigué. Alors, pour être tranquille, on met les enfants devant la télé.. "

Comme beaucoup d’autres instituteurs, Marielle estime que les parents ont beau jeu de mettre l’école en accusation, d’exiger un enseignement plus individualisé. "L’Education nationale connaît des dérives, admet, avec bonne humeur; Patricia, psychologue scolaire. Les hommes politiques qui concoctent les programmes sont trop loin des réalités du terrain, la formation des professeurs des écoles manque, elle aussi, de réalisme. Les enfants ont changé et leurs parents aussi. Le problème de l’école, car il y a problème, est de ne pas avoir su anticiper ce changement. "

La multiplication des activités extrascolaires, des chaînes de télévision, des jeux vidéo, l’explosion d’Internet, inscrivent les enfants dans un monde de l’instantané. " la vie scolaire n’est plus "le tout" de la formation des jeunes, commente Paul Malartre, secrétaire général de l’enseignement catholique. Ils sont soumis a une somme considérable d’informations qu’ils n’ont pas le temps de digérer. Ils ne sont pas moins cultivés que les générations précédentes, ils le sont simplement dans d’autres domaines. Quant aux parents, ils gèrent leur temps différemment, et oublient, parfois, d’accompagner leurs enfants sur l’essentiel, comme la maîtrise du langage. On ne peut plus parler de l’éducation de la personne avec les mêmes moyens qu’il y a vingt ans. Après tout, le cadre général de l’école primaire a été fixé en 1833, par la loi Guizot. Elle a sûrement besoin d’un gros ravalement ".


1. Dyslexie, une vraie fausse épidémie, Colette Ouzilou, Presses de la Renaissance, 212 p..; l5€.

2. L’horreur pédagogique. Paroles de profs et vérité des copies. Guy Morel, Daniel Tual-Loizeau, Ramsay. 246 p.  ; 16€, et Nos enfants ne sont pas nés idiots. Pourquoi restent-ils ignorants  ? Farida Guesmia; 17€, à paraître chez Ramsay en octobre.

3. L’école des ego. Elizabeth Altschull, 165 p.; 12,90€.A paraître en septembre.