Haro sur les programmes scolaires !
Le Parisien, 31 août 2006. Par quel miracle un triangle peut-il être " mou " ? Pourquoi un complément d'objet second peut-il être premier ? Comment en arrive-t-on à parler à des enfants de 12 ou 13 ans de " situation de communication ", " d'énoncé ancré dans la situation d'énonciation ", de " locuteurs " ou de "narrataires " ? Si vous être surpris, c'est que vous ne vous plongez pas assez dans les manuels scolaires de votre progéniture... Jargonneux à l'excès, inutilement complexes, parfois incohérents, voire indigents, envahis de documents, donc pauvres en rappel des connaissances (20 % des pages en moyenne)... Les manuels mettent quotidiennement au supplice les élèves - et bien souvent leur famille. C'est, en tout cas, ce que dénonce le journaliste Emmanuel Davidenkoff, avec l'aide de six enseignants, dans un ouvrage à paraître à partir d'aujourd'hui : " Réveille-toi, Jules Ferry, ils sont devenus fous ! " "En primaire, les élèves n'ont plus de formation élémentaire" Tour à tour hilarante, décapante et surtout très inquiétante, l'enquête, pour les besoins de laquelle 40 kg de manuels de collège ont été épluchés, dresse un constat sans appel : les élèves ne savent plus ce qu'il faut apprendre, les parents sont perdus et les enseignants, eux, se débrouillent comme ils peuvent. C'est ainsi que seuls 12 % des profs de maths avouent utiliser le manuel à chacun de leurs cours ! Mais le plus grave est ailleurs : les manuels sont, en effet, le reflet parfois grossissant d'un naufrage collectif, celui des programmes, qui envoient chaque année dans le mur des dizaines de milliers d'enfants. Comme le résume crûment l'auteur, " le collège du XXIe siècle (qui scolarise 100 % des Français) n'est toujours pas capable d'assumer l'ambition de l'école primaire du XIXe ". Comme si ce n'était pas assez, un autre pamphlet*, également en librairie aujourd'hui, enfonce le clou. Signé par un " collectif d'enseignants en colère", le livre fustige " l'incroyable renoncement aux savoirs " du mammouth éducatif. " Les programmes actuels, du primaire au lycée, se sont bâtis au prix d'une baisse énorme des contenus et des méthodes ", résume Agnès Joste, professeur de français au Havre. " En primaire, les élèves n'ont plus de formation élémentaire : les quatre opérations de calcul, la conjugaison et la maîtrise du lexique. " Alors qui pour défendre les programmes ? Pas l'entourage de Gilles de Robien, en tout cas. " Ces dernières années, on a rajouté des choses sans jamais revoir à la base. Ils sont souvent peu lisibles. Le socle commun de connaissances (qui entre en vigueur cette année) est une première réponse, car il va nécessiter une adaptation des programmes, et donc des manuels ", promet-on au ministère. * " Les Programmes scolaires au piquet ", chez Textuel, 19 €. " Le français est la principale victime au collège " Emmanuel Davidenkoff, auteur de " Réveille-toi Jules Ferry, ils sont devenus fous ", Oh Editions, 18,90 € Propos recueillis par Charles de Saint-Sauveur Que reprochez-vous aux manuels de collège ? Emmanuel Davidenkoff. De grosses erreurs factuelles, il y en a assez peu, encore heureux. En revanche, j'ai découvert des manuels truffés d'approximations, de présentations contestables des enseignements, de contradictions et même d'aberrations. Mais leur plus gros défaut est sans conteste de ne pas accorder assez de place aux savoirs. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à parcourir les manuels de mathématiques, qui ne sont qu'une banque de données d'exercices, ceux des sciences de la vie et de la terre (SVT), souvent illisibles, ou encore de français. On apprend avec les manuels, en classe, quand les enseignants s'en servent. Mais on n'apprend rien dans les manuels. Derrière les manuels, le vrai problème, ce sont les programmes ? Si les manuels scolaires tiennent si peu compte des élèves, c'est d'abord parce que les programmes se soucient comme d'une guigne des collégiens. Ils sont en quelque sorte responsables mais pas coupables. Ils révèlent les incohérences et les absurdités des programmes. Ils en grossissent les défauts. En tout cas, ils sont très loin de les compenser. Dommage car ces ouvrages sont un morceau d'école qui entre dans les foyers, un lien avec les familles. Si un enfant n'a pas compris son cours, ce n'est pas en consultant ses manuels que les parents pourront l'aider, d'où un sentiment d'impuissance et parfois de colère. C'est en vivant cette expérience, chez moi, que j'ai mesuré à quel point cela pouvait être désespérant ! D'où vient la " dérive " des programmes que vous décrivez... Depuis l'avènement du collège unique, dans les années 1970, l'Education nationale n'a jamais su élaborer des programmes cohérents. Chaque discipline a évolué dans son petit coin. L'étanchéité est telle que les rares tentatives d'harmonisation ont échoué. Exemple flagrant : le mot hypothèse veut dire trois choses différentes selon que les élèves sont en cours de maths, de sciences physiques ou de français ! Les collégiens actuels doivent-ils apprendre plus de choses ? On a laissé s'empiler des connaissances sans rien retrancher. Résultat : les programmes ont enflé, sont devenus plus longs et plus précis. Délirant quand on songe qu'ils s'adressent à 100 % des élèves et non plus à une minorité comme c'était le cas il y a plus de trente ans. Ça l'est d'autant plus que pendant ce temps, les horaires de cours ont diminué. Tout est devenu plus complexe, plus lourd. Beaucoup trop d'élèves sont ainsi envoyés dans le mur. Les enseignants, eux, sont face à un dilemme : boucler tout le programme quitte à le survoler ou à approfondir certaines parties en en délaissant d'autres. C'est intenable pour tout le monde, parents compris. La matière la plus maltraitée dans les programmes ? Le français est peut-être la victime la plus spectaculaire au collège. Ses programmes sont confus, indigestes, souffrent d'une dérive techniciste, d'un jargon incompréhensible. Si leur but est de donner le plaisir de la lecture, c'est raté. C'est d'autant plus grave que la maîtrise de la langue détermine toutes les autres disciplines. L'effet cascade est terrible. L'Etat en est-il conscient ? Oh oui ! Depuis plus de vingt ans, les rapports officiels s'enchaînent tous les trois ou quatre ans pour dénoncer la situation. Le Conseil national des programmes, créé en 1990, a été le théâtre de quinze ans de bagarres et de confusion entre ses différentes instances. Depuis deux ans, il est porté disparu. Bref, l'Education nationale sait et n'agit pas, en laissant les choses s'enkyster. Pis : elle ne croit même pas à ses programmes et, d'ailleurs, n'en a plus vraiment la maîtrise ! Il faudra pourtant vite s'atteler à une vraie réforme, sans quoi le collège continuera à être une terrible machine à exclure.