L’orthographe simplifiée


La complexité et la richesse du français écrit, que certains nomment (parfois à juste titre) incohérence, ne peuvent être saisies sans une étude de son évolution orthographique. Dès l’origine en effet, la transcription du français à l’aide de l’alphabet latin (dont il est une forme parlée vulgaire et plus riche en phonèmes), pose un problème : les scribes se voient contraints de créer des artifices afin de remédier à l’insuffisance de signes. C’est ainsi que dans Les Serments de Strasbourg de 842 l’auteur utilise le " o " pour le " e " muet qui n’existe pas en latin, et l’on y trouve donc " nostro " pour " notre ", par exemple. Les XIe et XIIe siècles voient naître une graphie simplifiée, qui n’a d’autre finalité que de servir d’aide-mémoire à des jongleurs transcrivant des chansons de gestes. Puis, au XIIIe siècle, alors que le français devient la langue des textes juridiques et administratifs, on crée en plus des vingt-trois lettres de l’alphabet latin une série de combinaisons des lettres existantes, de façon à former des digrammes : " an ", " in ", " on ", " un ". Ce procédé entraîne à son tour des difficultés : on introduit par exemple un " h " muet pour obtenir une prononciation convenable du mot " ebahi ". De plus, des lettres viennent s’insérer dans certains mots pour différencier certains graphèmes. Par exemple, jusqu’au XVIIe siècle, " u " et " v " se confondent ; au Moyen Age, la graphie " vile " valait pour " ville " et " huile ". ; aussi la lettre " h " a-t-elle été ajoutée pour donner le son " u " au graphème " v ". Ces lettres ajoutées, dites " diacritiques ", ne disparaîtront pas toutes avec l’apport ultérieur des accents ou de lettres supplémentaires : si au XIIIe siècle on a eu besoin d’ajouter un " d " final à " pie " (d’après le latin " pedem ") pour éviter la confusion avec l’oiseau (la pie), l’apparition de l’accent aigu n’a pas entraîné pour autant la chute de ce " d " au profit de " pié " ; car on avait déjà des mots de même famille (" pédestre ", " piédestal "…). C’est d’ailleurs et enfin à partir du XVIIIe siècle que se fixe l’orthographe telle qu’on la connaît de nos jours : l’apparition des dictionnaires, malgré certaines contradictions d’une édition à l’autre, entraîne en effet l’installation d’une norme.

Un tel aperçu historique, pour rapide qu’il soit, permet de comprendre pourquoi notre orthographe est si complexe, complexité aujourd’hui remise en cause, et qu’à notre sens il faut défendre. Aux partisans d’une orthographe phonétique ou même trop simplifiée s’opposeront toujours ceux d’un courant plus historique, conscients de la richesse étymologique du français écrit. C’est dans ce dernier que s’inscrit sans hésitation " Sauver les lettres ". En effet, si malgré quelques aspects illogiques (le compte-goutte et les après-midis…) notre collectif peut trouver globalement acceptable la réforme orthographique de 1990 en termes d’évaluation des élèves (1), il ne voit rien de positif dans les simplifications plus radicales proposées depuis. Mais de quoi s’agit-il ?

Certains, sur la toile ou ailleurs, appellent de leurs vœux le remplacement de toute norme orthographique par la technique du " short message ",  texto ou SMS. Ainsi, on ne donnerait plus à lire Voltaire aux élèves sous la forme où Voltaire lui-même écrit, mais sous une forme nouvelle du type : " Je c o ci di kandid kil fo kulti v notre jard1 ". A ceux-là nous demandons de bien considérer ce qui se passera si l’on traite ainsi l’écrit dans l’enseignement. La langue de Voltaire deviendra alors la langue de référence, plus ou moins lointaine selon la culture des uns et des autres, une langue en quelque sorte étymologique et plus ou moins connue. Le problème, c’est que pour mémoriser que " c " se prononce " sé " et peut vouloir dire " c’est ", il faudra maîtriser encore un tant soit peu la langue d’origine (prononciation de l’alphabet, discrimination verbe/déterminant - c’est/ces/ses). Plus l’écart sera grand en effet (plus la langue de Voltaire s’éloignera), plus le praticien du code SMS fera donc de fautes : on n’aura pas mémorisé que " c " correspond à ces/ses ou " c’est ", et l’on écrira " b ", " p " ou n’importe quoi à la place, exactement comme il en est pour confondre aujourd’hui " ses ", " ces " et " c’est " parce qu’ils n’assimilent pas le code. Ce code, comme tout autre, exige en effet un apprentissage et reste donc source d’erreurs. Il n’est donc absolument pas question pour nous d’aller en ce sens.

D’autres, plus raisonnables, rejettent eux aussi le SMS comme norme d’enseignement, mais trouvent néanmoins la réforme de 1990 encore trop timide et veulent aller plus loin. A ceux-là encore nous voulons nous opposer, non sans raisons. Par exemple, dans sa postface à l’ouvrage de Danièle Manesse et Danièle Cogis, Orthographe à qui la faute ? (esf éditeur, 2007), André Chervel propose trois réformes :

" La première consisterait à généraliser la marque -s de pluriel pour tous les noms et adjectifs (qui ne se terminent pas en -x ou en -z) : les bijous, les agneaus. " Cette proposition n’est certes pas totalement inacceptable, y compris sur le plan historique, mais nous insistons sur le peu d’intérêt qu’elle présente. Notre expérience nous dit en effet que ses partisans se trompent s’ils espèrent par là remonter le niveau orthographique général. Le problème pour l’élève n’est pas en effet d’orthographier " chevaux " ou " chevaus ", mais d’écrire avec l’intention de marquer le pluriel. De plus, l’argument d’André Chervel est ici grammatical : il s’agit pour lui d’éviter la confusion entre " nt " (marque verbale liée à un sujet pluriel) et " s " ou " x " (marques réservées aux noms et aux adjectifs qualificatifs). Or, si cette finalité est louable, on ne voit pas en quoi la simplification proposée aiderait l’élève à distinguer le nom du verbe, et donc l’empêcherait d’écrire par exemple " ils vendes des bijouent ". Le problème n’est effectivement pas de mémoriser une règle facile de l’accord sujet/verbe à la troisième personne du pluriel ; il est d’identifier, à la seconde où on l’écrit, la nature grammaticale du mot à traiter. Nous pensons que c’est cette incapacité à identifier rapidement les natures qui tend, à force d’échecs, à gravement perturber ou à anéantir l’intention de marquer le pluriel, et que seul un travail systématique de la question grammaticale peut permettre à un élève de mobiliser avec efficacité cette intention.

" La deuxième consisterait à supprimer les lettres grecques, le h chaque fois qu’il est étymologique (rhume, thèse et même chœur : tant pis pour l’homonymie) et le y qui serait remplacé par un i dans les mêmes conditions (cycle, système, tyran) ; pour le groupe ph, il suffirait de le remplacer par un f (phénomène, philosophe). " A cela nous répondons tout d’abord qu’une telle proposition s’appuie sur des erreurs : le " i grec " n’a rien d’un " i ", c’est un " u ". De même, le " ph " grec n’a aucun rapport avec un " f " ; c’est un " p " aspiré (pour des raisons propres à la phonétique grecque), raison pour laquelle on l’a transcrit " p " + " h ". Ensuite, nous répondons que maintenir la graphie " ph " permet de rapprocher " op-h-talmique " de " op-tique " ou de " my(o)-ope ", par exemple. Le maintien des graphies permet de travailler le lexique français à partir de semblables rapprochements, et cette légèreté à évincer leur dimension étymologique pose donc un sérieux problème : c’est la possibilité d’accéder à l’explication d’une part importante de l’orthographe lexicale qui disparaît, en sus de la liquidation de l’apport sémantique de l’étymologie.

" La troisième supprimerait toutes les consonnes doubles qui ne servent pas à la représentation phonétique du mot. " Là encore, il nous semble que c’est aller trop loin et supprimer du sens. Prenons justement à titre d’exemple le verbe " supprimer ". Le premier " p " n’est pas ici une fantaisie, mais la dernière lettre du préfixe, " b ", assimilée par le second " p " appartenant à la racine. Si l’on veut travailler la composition des mots avec les élèves (ou les doublets, autre sujet intéressant), il faut pouvoir isoler le préfixe, le rapprocher de " sub " dans " sub-mersion " par exemple. Evidemment ce " b " a disparu dans d’autres mots, par exemple " sujet ", mais on le retrouve en passant par l’anglais pour faire rapprocher " subjectif " de " subject ", et vive la transdisciplinarité !

Hormis en ce qui concerne quelques rares points par trop gratuitement problématiques, et dont la réforme de 1990, heureusement sans caractère obligatoire, supprime parfois judicieusement la difficulté, les récentes propositions de simplification de l’orthographe nous semblent donc nuisibles. Elles tendent en effet fortement à détruire sa dimension étymologique porteuse de sens, ce qui nous paraît profondément néfaste sauf à vouloir transformer, alors que Wismann et d’autres nous en ont bien montré les risques et les pertes (2), notre " langue de culture " en une simple " langue de service ", c’est-à-dire en une langue sans histoire.

Luc Richer


1. Cette réforme est exposée sur le site www.orthographe-recommandee.info.
2. Éléments de réflexion pour la création d’un tronc commun d’éducation européenne : http://www.sauv.net/wismann2.php.

09/2007