L'orthographe n'est pas une paillotte

En réponse à l’article de Jean-Pierre Jaffré :
" L’orthographe est un château-fort " [1]


Le collectif Sauver les Lettres a mené en 2004 une enquête révélant le très faible niveau en orthographe d’une majorité d’adolescents entrant au lycée. Jean-Pierre Jaffré, qui ne conteste pas les résultats de cette enquête, réagit dans son article aux querelles " usantes et en partie insolubles " que soulève l’enseignement de l’orthographe.

Selon lui, celle-ci n’est plus que le témoin d’un passé révolu, un " château-fort " inhabitable dans la société moderne. Il faudrait donc ne plus l’enseigner telle qu’on la trouve dans les textes publiés jusqu’à nos jours. Jean-Pierre Jaffré ne mesure peut-être pas que ce serait renoncer à terme à ces textes, mais qu’importe, il y insiste : " on s’interroge très peu sur les racines du mal, c'est-à-dire sur l’orthographe elle-même ". A l’en croire, il convient donc non plus de " pleurer sur l’orthographe ", mais bel et bien de la moderniser, c’est-à-dire de la transformer dans le sens d’une simplification. Précipitant un peu les choses, il renvoie par conséquent au moyen âge son propre texte, qui selon les critères actuels ne contient que deux fautes d’orthographe en trois pages. Et, s’il entend par " modernité " une certaine efficacité, il néglige que le respect de l'orthographe est tout à fait " moderne " : la connaissance de la morphologie, éventuellement étymologique, augmente la vitesse de déchiffrage et livre immédiatement le sens et la logique, même à distance, par la très forte cohérence des accords. De plus, il ignore que l’étude grammaticale sérieusement conduite est un excellent exercice d’abstraction, qui ne peut que rejaillir favorablement sur l’ensemble des disciplines.

Mais au fait, que serait cette orthographe modernisée ? Et qui la moderniserait ainsi d’en haut ? Jean-Pierre Jaffré ne nous en dit rien, sinon qu’il refuse de plaider pour une " ortograf fonétic ". Et pourquoi pas ? Parce que " si l’orthographe demeure, dans une certaine mesure au moins, une représentation de la langue parlée, elle doit s’en affranchir pour forger des procédés adaptés aux exigences de la communication écrite. " Il y a donc bien une spécificité de l’écrit, mais l’orthographe telle qu’elle s’est construite jusqu’à nos jours l’aurait inutilement compliquée. Et c’est cette difficulté qui est visée ici : les élèves feraient bien moins de fautes si l’orthographe était moins complexe.

Comme dit Scapin, " je sens venir les choses "… Evidemment, si l’esprit humain était moins ambitieux, s’il renonçait à vouloir laisser trace de pensées méticuleusement élaborées ou d’états d’âme trop fins, l’école aurait beaucoup moins de problèmes : les mathématiques et l’expression écrite seraient bien moins difficiles, et dès lors les élèves seraient tous aussi brillants en mathématiques qu’excellents rédacteurs (pourquoi diable faut-il en effet que Rimbaud écrive dans un niveau de langue si soutenu, et pourquoi diable Einstein, cet empêcheur de tourner en rond, se demande-t-il ce qu’il adviendrait s’il chevauchait un rayon de lumière ?)… Jean-Pierre Jaffré, lui, tend vers un véritable idéal, accessible à tous : simplifier suffisamment l’orthographe pour que la notion même de faute disparaisse enfin.

Il conviendrait toutefois de se demander alors sur quelle faiblesse assez grande fonder cette nouvelle orthographe, autrement dit quel élève idéalement faible [2] servirait de référence afin de ne léser personne.

Faisons cependant comme si Jean-Pierre Jaffré, qui reproche aux uns et aux autres leurs partis pris idéologiques, n’était pas conscient de l’idéologie massifiante dont relève sa propre proposition, et examinons-la un instant sous le seul angle technique (un instant suffira).

Les problèmes les plus fréquents sont les accords de toutes sortes, les homophones, les paronymes et la conjugaison (morphologie et choix des temps). Contentons-nous des accords.

On pourrait supprimer celui des noms avec les déterminants, et celui des adjectifs qualificatifs avec les noms. On ne garderait que le déterminant comme porteur du genre et du nombre : " la grand maison ", " les grand maison ".

Mais déjà les problèmes surgissent comme d’une boîte explosive : l’usage oral, même chez les élèves les plus faibles, a consacré qu’on entende le féminin dans " la grande maison ". Il faudra donc une règle qui dise que l’on n’écrira le féminin que lorsqu’il s’entend ? Mince ! Nous revoici déjà dans l’énoncé d’une norme, notion inséparable de la faute possible. Et pire encore, nous revoici déjà en train de parler d’exceptions !

Autre problème : beaucoup d’enfants oublient aujourd’hui le féminin du déterminant indéfini et écrivent : " un grande maison ". Mince de nouveau ! Sera-t-il bien compatible avec la " société moderne " de leur compter faux ?

Et la liaison orale des " grands arbre ", qu’en faire ? Des grand " zarbre " ? Bon. Allons-y pour " des grand zarbre ". Mais attention : par attraction paronymique globalisante, ils deviendront du coup, inévitablement et sous bien des plumes, " des grand zèbre ". Et les confusions si fréquentes des sons [v]/[f], [k]/[g], qu’en faire ? Et comment écrire un énoncé aussi complexe que " qu’en faire " ? Comment éviter sa transformation en " quand faire " (au mieux !) si personne n’explique ni n’exerce le fonctionnement trop complexe des divers pronoms ? Et si la croix que l’on croit d’or n’est qu’en fer, qu’en faire ? Tout cela n’est qu’enfer.

Sans compter que, les marques verbales devenues à ce point flottantes, on ne pourrait plus des terres minées si le récit est en craie ou non dans la situation de dénonciation, se qui serait l’empire des drames, la catastruffe, l’afin des zarico ! Mince émoi qui avé en cor fin !

En tout cas, la normalisation des erreurs les plus fréquentes mènerait à laisser jouer les mélanges et les attractions, on accepterait donc indifféremment, en ce qui concerne maintenant l’accord du verbe, les " je pu ", " je pouva ", " je pouvu ", " je pouvi " et, en une génération, tout étranger désireux de s’y essayer ne pourrait plus lire notre langue.

Alors " Il y a de grands arbres dans ma rue ", oui ; " I ya d’écran zèbre d’en ma ru ", non.

Non, car cela, nous l’avons déjà, à cause de l’abandon des horaires, de celui de l’apprentissage par coeur et des pratiques systématiques. Et cela handicape gravement nos élèves, dont la moindre des pensées ou émotions ne parvient pas à s’exprimer clairement, c'est-à-dire à trouver autrui. Une simplification n’apporterait donc rien et ne simplifierait rien : elle donnerait immanquablement le type d’énoncés qu’on trouve aujourd’hui dans les tests d’entrée en sixième, c'est-à-dire, à peu de choses près, cette orthographe phonétique dont notre essayiste lui–même ne veut pas. Et nous sommes un certain nombre à penser que ce n’est pas une illusoire simplification qu’il faut à nos enfants, mais bien au contraire l’explicitation et l’exercice progressifs du complexe, en tirant toujours vers le plus fin, le plus subtil, c'est-à-dire vers le haut.

En attendant, comme je le disais, Jean-Pierre Jaffré ne fait quant à lui que deux fautes en trois pages : " de véritable dictionnaires orthographiques " au milieu de son article et, dans la dernière phrase, " Les conditions (…) sont révolus ". Encore s’agit-il très probablement de fautes de frappe. Aussi me demandé-je si, bien à l’abri dans ce château-fort dont il dit pis que pendre, notre essayiste n’appartiendrait pas à cette catégorie d’hommes qui ont reçu le meilleur et qui, au nom d’une prétendue modernité, renoncent à essayer de le transmettre.

Eh bien non, car il demande aussi, face à l’accroissement des tâches imposées à l’école : " Faut-il pour autant renoncer à enseigner l’orthographe ? " Et il répond : " Certainement pas. " Or il ne s’agit pas en l’occurrence de cette orthographe modernisée dont lui-même ne sait ni ce qu’elle serait ni qui en déciderait, mais bien de l’orthographe qui nous occupe, celle testée par Sauver les Lettres, l’ancienne, la révolue, celle des Voltaire et autres René Char, qui se trouve être aussi celle de la plupart des journaux et magazines d’aujourd’hui. Et à son sujet, il faut bien le dire, les contradictions se multiplient tout au long de l’article.

D’un côté en effet, Jean-Pierre Jaffré écrit que " les erreurs n’ont plus la même importance que naguère ", et de l’autre que " notre société est appelée à écrire comme jamais ". Croit-il donc qu’elle appelle à écrire dans une orthographe simplifiée ? Louant tel travail pédagogique, il professe ici que "face à la complexité des faits orthographiques, la pratique des traces effectives vaut cent fois mieux que la mémorisation d’une règle " ; et il affirme là que ce même travail est louable en ce qu’il requiert " une organisation explicite et raisonnée des faits ". Il m’enseigne qu’en bon Monsieur Jourdain de l’orthographe je fais de la neurolinguistique sans le savoir quand j’incite mes élèves à remplacer " arriver " par " partir " afin les amener à maîtriser les formes homophones des verbes en [e] ; mais il m’enseigne aussi que " ce n’est pas parce que tel mot aura une lettre en plus ou en moins qu’il changera de sens ou de statut ". Il reproche à Sauver les Lettres de déplorer qu’ " on n’enseignerait plus ni la grammaire, ni l’orthographe ", mais constate par ailleurs lui-même que " la liste des demandes faites à l’école tend à s’allonger sans cesse, ce qui ne permet plus aux enseignants de passer autant de temps à dicter des textes ou à enseigner la grammaire et l’orthographe ". Il affirme ici la nécessité d’enseigner l’orthographe, alors qu’il vient d’avertir là que les enseignants qui le feraient " se heurteraient à l’impatience d’enfants dont la grande majorité ne voit plus l’intérêt de passer des heures sur l’accord du participe passé " (si bien d’ailleurs qu’il faudrait donc enseigner sans contraindre, comme si la contrainte exercée par l’adulte n’était pas un passage obligé de l’apprentissage à cet âge !). Enfin (car je m’arrêterai là), il reproche à Marc Le Bris de ne pas fréquenter le primaire, alors que celui-ci est instituteur…

En attendant qu’on démêle ce fouillis, Jean-Pierre Jaffré peut, lui, rédiger CV et lettre de motivation en bonne et due forme pour prétendre à tel emploi ou à telle formation. Car la " société moderne ", à laquelle il souhaite si fort nous adapter, ne cesse d’exiger (sauf dans son école) une orthographe et une syntaxe claires. Il est même des formations pour lesquelles toute lettre de motivation contenant une seule faute est immédiatement jetée à la corbeille. Ainsi, même sur le plan strictement socio-professionnel, la technique des accords et de la conjugaison reste un critère sélectif ; et, qu’on la déplore ou non, cette seule réalité nous interdit de refuser aux élèves un apprentissage soutenu de l’orthographe : nous le leur devons.

Bref, je ne troquerai pas mon château-fort contre la paillotte de Jean-Pierre Jaffré.

Mais le reproche essentiel que je veux lui adresser ici vise cette ferveur avec laquelle, renonçant pour l’école à l’épanouissement culturel de chacun, il appelle de ses voeux une simplification de l’orthographe française. Outre son côté totalement illusoire sur le plan technique, le désir d’une telle simplification relève d’une bien piètre considération pour autrui : vouloir simplifier les disciplines, c’est en effet vouloir cantonner les jeunes gens dans une médiocrité normalisée. C’est donc les mépriser.

Luc Richer,
professeur de lettres modernes (du moyen âge à nos jours),
membre du collectif Sauver les Lettres.

1. http://www.cafepedagogique.net/dossiers/contribs/printindex.php
2. Par exemple " à difficultés scolaires graves et persistantes ", naguère accueilli dans des sections d’enseignement adapté (SEGPA, http://eduscol.education.fr/index.php?./D0081/segpa.htm) mais maintenant inclus dans les classes du collège, les SEGPA étant supprimées les unes après les autres.

06/2005