Constatant une certaine perméabilité, même chez des profs proches de notre sensibilité à la notion "d'objet d'étude",
je voudrais dire brièvement tout le mal que j'en pense, tant pour des raisons de pédagogie que de poétique littéraire.
Pédagogiquement, cela signifie en gros que l'incitation à la lecture d'un lycéen se présente de deux façons :
- On lui demande des "lectures cursives" d'une part, non ou peu approfondies parce que non ou peu commentées en classe.
Hypocrisie flagrante ! Comment penser qu'un adolescent de 15 ans en 2001, lâché dans les Confessions de Rousseau
ou dans une tragédie de Racine, puisse de lui-même entrer dans ces œuvres et leur trouver une signification intéressante - du
moins à la hauteur de leur qualité exceptionnelle ? Ne savons-nous pas que les grands textes sont le plus souvent
difficiles, et qu'ils le sont d'autant plus qu'ils nous sont éloignés dans le temps ? Oublions-nous qu'ils nous ont d'abord
été révélés, à nous professeurs de lettres, par nos maîtres, bien avant que nous ne soyons capables professionnellement de
construire nos propres hypothèses et méthodes d'interprétation ? Et encore, et toujours, quelle difficulté pour chacun
de nous, à quelque niveau qu'il enseigne, de se trouver devant le mur d'une œuvre nouvelle ! Et si je parle d'hypocrisie,
c'est parce que les mêmes qui ont imposé cette conception de la lecture en courant (c'est ce que signifie cursif) sont ceux qui
développent les idées d'esthétique et de sociologie de la réception, et insistent sur le fait qu'un livre n'est rien sans les
médiations extérieures qui lui donnent sens.
- Ce qu'on approfondit en classe, ce sont en revanche des "groupements de textes", qui saucissonnent la littérature et donnent
à ceux qui les constituent un pouvoir dogmatique exorbitant : par le choix et le rapprochement des textes, par ce qu'on
va dire ou ne pas dire sur le genre littéraire auquel ils appartiennent, ou sur la notion bien pensante à laquelle on les rattache.
Le rapprochement avec la scolastique n'est pas un effet rhétorique : on a brûlé des instituteurs parisiens au début du
16ème siècle parce qu'ils faisaient lire et étudier la bible à leurs élèves au lieu de la leur proposer sous forme de "groupements
de textes" soigneusement sélectionnés et dûment interprétés selon les canons universitaires de l'époque. Quand je lis un
roman de Zola dans une approche "genre naturaliste", l'œuvre est assez forte pour se défendre toute seule et montrer que c'est
chaque fois qu'il pervertit son naturalisme que Zola est génial ; mais quand on m'administre une tranche de l'Assommoir
soigneusement choisie et rangée à côté d'une rondelle de Germinie Lacerteux, voire, dans le meilleur des cas, d'une tartine
physiologique de Claude Bernard, je suis victime du scientisme de mon professeur qui est lui même victime du positivisme de
Claude Bernard. Zola et les Goncourt ne peuvent plus se défendre, ils sont devenus des "objets d'étude", comme le jambon
gras, rond et rose de mon charcutier devient une objet gélatineux sous le cellophane de mon rayon de supermarché. La
littérature n'est plus ce qui résiste mais ce qui obéit. Quant à l'élève, il s'en tire avec la fausse satisfaction d'avoir "fait" le
naturalisme, comme on "fait" Florence, Rome et Venise ou la Grèce en une semaine par Nouvelles Frontières. C'est donc
bien la littérature qu'on assassine. Il est impossible qu'un candidat à l'épreuve anticipée de français ait pu étudier une œuvre
intégrale liée à chacun des objets d'étude prévu au programme. Il ne dispose désormais que d'un corpus de trois ou quatre
extraits d'une demi-page pour construire une pensée dissertée - donc pas seulement "argumentative" comme 'y disent -,
capable de remonter en en amont du sujet et de son argumentation pour le remettre en question d'une manière personnelle.
Même le Reader's digest ne va pas si loin dans le charcutage ! Hypocrisie toujours, car la possibilité de se référer à
une œuvre intégrale n'a été concédée que très tard devant la résistance des professeurs de lettres, et pour la forme, puisqu'on
sait très bien que les enseignants n'ont de toutes façons pas le temps de travailler suffisamment d'œuvres avec leurs élèves.
Le doyen de l'Inspection des lettres l'avait parfaitement annoncé il y a trois ans : "La dissertation, ça ne passe plus car
on ne peut plus demander aux élèves de lire. L'épreuve sera remplacée par une synthèse de textes."
Il est clair enfin que le principe théorique de "l'objet d'étude" est en contradiction avec la nature même de la pensée poétique
dont le propre est de dissoudre l'objet. A la différence d'un texte scientifique ou philosophique qui se donne un objet d'étude
parce qu'il recourt à un processus de pensée pour lequel la séparation du sujet et de l'objet est une nécessité, la pensée
poétique cherche en effet à rapprocher le sujet de l'objet, à les réunir dans une image qui les fait voir, sentir, penser autrement.
C'est une pensée "non thématisante" comme dit Levinas, pour laquelle le thème, l'objet, le motif ne sont que des leurres. Qui
affirmera que le thème de Madame Bovary est Madame Bovary ? ! Mézalor quel est-il ? Ah, mais c'est
là que commence la difficulté mon petit bonhomme, et toute l'excitation du lecteur, qui ne va cesser de soumettre ses propres
objets à l'œuvre pour voir celle-ci, tôt ou tard mais inéluctablement, les lui renvoyer à la figure. Voilà pourquoi le jeu ne
s'arrête jamais, quelle soit la prétention et la cuistrerie des scolastres qui ne supportent pas que le sens échappe à leur pouvoir
et le pétrifient dans leur demi-vérités. On peut certes travailler rationnellement sur une œuvre littéraire - c'est ce que nous
cherchons tous à faire -, mais on ne peut ramener le travail littéraire à la contemplation rationnelle d'une liste d'objets fournis
par une bande de didacticiens qui n'ont pas réussi à faire carrière dans la littérature, la vraie.
Un seul objet d'étude mérite d'être conservé de plein droit : l'œuvre.
Hubert Aupetit
12/2001