Sauver les lettres, sabre au clair.
Le Monde de l’éducation, décembre 2005 Avec 400 membres revendiqués, l'association Sauver les lettres n'est pas une entité impressionnante. Pourtant, elle parvient à peser lourd dans le débat éducatif. Ses accointances haut de gamme, sa capacité à attirer les médias et son militantisme acharné font la différence. Sauver les lettres est une association d'enseignants formée en 2000 " contre la réforme Allègre ". Elle a, depuis, " combattu les politiques Lang, Ferry et Fillon, qui n'ont fait que la prolonger ", peut-on lire sur la page d'accueil de son site Internet. Se donnant pour but de lutter contre " l'effondrement " de l'enseignement du français, elle est longtemps apparue comme une association parmi d'autres, bien que clairement située dans le camp hostile aux courants pédagogues. Aujourd'hui, l'impression s'installe qu'on " ne voit plus qu'elle ", tout du moins dans l'espace médiatique. Le moins que l'on puisse dire est qu'elle a acquis une visibilité et une efficience certaines. Celles-ci tiennent en partie à sa capacité quasi martiale à occuper tout espace vacant et à utiliser tous les registres d'expression, même les plus... Comment dirait-on too much en latin ? Supermaxime, répond un spécialiste. C'est cela: les membres de ce "collectif", en tout cas ceux qui publient des livres, sont souvent supermaxime. Jean-Paul Brighelli, normalien, agrégé de lettres, est l'auteur de La Fabrique du crétin (1). Cet ouvrage, qui figurait début octobre au deuxième rang des ventes en France dans la catégorie essais (2), comporte des phrases qui peuvent plaire à un certain public tout en semant l'épouvante chez un autre. Comme celle-ci : " Alors, autant régler tout de suite une question simple dont on a voulu faire un problème: l'élève n'est pas en classe pour "s'exprimer", il est là pour écouter, apprendre et prendre des notes. " D'autres passages, cependant, exaltent la " séduction de la difficulté ", notion dont les pédagogues se réclament volontiers: " Les enfants aiment les défis (intellectuels, entre autres) et ne désirent pas spontanément être pris pour des imbéciles. " Même dans les livres les plus polémiques, on trouve donc des affirmations qui le sont moins, voire pas du tout. Mais la partie supermaxime est bien là, toujours, et d'autres auteurs la hissent à des sommets inusités dans le débat éducatif. Marc Le Bris, instituteur, directeur d'une école en Ille-et-Vilaine, est aujourd'hui une des têtes d'affiche de l'association. Dans Et vos enfants ne sauront pas lire... ni compter (Stock), qui fut à la rentrée 2004 le premier succès éditorial grand public de ce courant, il s'en prend notamment aux méthodes d'apprentissage de la lecture. Mais dans son dernier chapitre, il élargit la perspective. " Pouvait-on prévoir, y demande-t-il (p. 323), qu'il y aurait un jour des cadavres jetés par milliers dans le Mékong ? Aurait-on pu éviter les camps de la mort ? " Et de poursuivre : " L'histoire, certes, ne se répète jamais. Et je ne saurais dire aujourd'hui ce que sera demain. Je vois seulement que notre société subit maintenant le dénigrement de la culture qui a précédé quelques sinistres périodes. " Et lorsqu'il évoque le " projet d'école ", imposé aux établissements primaires par la loi de 1989 qu'il conteste, il le fait en ces termes : " Infamie, manipulation intellectuelle digne du temps de l'Inquisition ". Plus loin, cette phrase : " Les distinctions et les récompenses attribuées aujourd'hui à certaines écoles qui ont un "bon projet" au détriment d'autres qui n'en ont pas, sont la chemise brune ou le Petit Livre rouge des enseignants modernistes. " Marc Le Bris s'exprime là à titre personnel. Cependant, ces propos ne font nullement de lui une exception, et encore moins un "dissident" de Sauver les lettres, où personne ne semble avoir opposé la moindre réserve publique à l'emploi d'une référence aussi chargée que les "chemises brunes". Dans le même style, un proche (mais non membre) de l'association, Bernard Lecherbonnier, professeur à Paris-XIII, a écrit Pourquoi veulent-ils tuer le français ?, publié au printemps 2005. Il y présente les " libertaires " et les administrateurs de l'éducation nationale comme des " émules de Pol Pot " (p. 14) qui auraient " délivré l'enseignement littéraire de la littérature ". Aucun risque d'interpréter cette affirmation de manière erronée, car non seulement le livre en contient d'autres de cette veine, mais encore il se conclut par ces deux phrases : " Le pétainisme n'est ni de droite ni de gauche. Par bonheur, la Résistance non plus. " Bernard Lecherbonnier, qui fait référence à d'autres auteurs de l'association, a écrit la préface de La Fabrique du crétin. Chacun, parmi ces auteurs, a sa personnalité, ses particularités, mais ils n'évoluent pas dans des compartiments séparés. Le simple fait de citer de tels propos a quelque chose d'embarrassant. D'abord par rapport au débat, important, dans lequel ils s'inscrivent : il serait trop facile, en exploitant leur caractère surprenant, d'évacuer tout questionnement sur l'enseignement du français. Mais les omettre serait encore pire : ce ne sont pas là des propos informels, mais des extraits de documents pensés, décantés, relus, publiés, et qui valent à leurs auteurs nombre d'invitations dans les talk-shows télévisés. Et c'est même là une des plus incontestables victoires de Sauver les lettres : une reconnaissance médiatique de grande ampleur, et donc un accès à l'opinion publique. De ce point de vue, il y a une complémentarité fonctionnelle entre ces pamphlets et l'activité de l'association qui en est le soubassement. A partir de ce constat, il convient de raffiner. C'est même une obligation, sous peine de ne rien comprendre à ce qui fait le succès grandissant de ces thèses. Premier point : même si la polémique est le genre de prédilection de Sauver les lettres, tous ces livres (ils se comptent désormais par dizaines dont certains seulement sont des succès éditoriaux) ne contiennent pas des propos tels que ceux cités ci-dessus. Il y a aussi des pamphlets, si l'on peut dire, "normaux" : véhéments, accusateurs, outranciers, mais telle est la loi du genre. Quant aux communiqués de l'association, ils sont fermes, mais, dans tous les sens du terme, polis. Deuxième point : autant leurs textes sont effrayants, autant ces auteurs, vus de près, sont charmants ! Bien entendu, il est plus facile (c'est même une condition nécessaire) d'apprécier leurs qualités humaines si l'on ne figure pas parmi leurs cibles directes. "Pire" que charmants : séducteurs, brillants, passionnés, érudits et amoureux de leur discipline. Le Monde de l'éducation a publié en janvier 2004 un "portrait" de Robert Wainer, membre fondateur de l'association : en résumé, le type même du professeur exigeant et généreux... Tant pis si d'autres enseignants sont aussi bons sans partager en rien les idées de Sauver les lettres, voire en se situant à l'extrême opposé. Les membres de l'association, eux, ne se voient pas du tout en attaquants, mais en défenseurs. Ils sont persuadés d'être " le dos au mur " pour " sauver " non seulement leur propre discipline, mais les disciplines scolaires en général et, à travers elles, le savoir et la culture. " Notre marque, c'est la réflexion ", assure ainsi Michel Buttet, autre membre fondateur et, à lui seul, artisan du très touffu site Internet de l'association. Les idées auxquelles ses membres se réfèrent - en gros, la mise en cause radicale de la pédagogie en tant que "pédagogisme" ou substitution des méthodes au contenu - ont une origine que l'on peut situer en 1984, avec la parution du livre du philosophe Jean-Claude Milner, De l'école (Seuil), première condamnation retentissante et "de gauche" des réformes éducatives. Aujourd'hui, le collectif, qui compte nombre d'anciens militants d'extrême gauche, se réclame de " l'idéal d'une école élitaire pour tous ". Une école qui " ne peut être qu'antilibérale ". Mais si ce courant existait depuis longtemps, c'est la contestation de Claude Allègre qui lui a donné une véritable assise dans l'opinion enseignante. L'association émerge précisément en mars 2000 et contre le projet de réforme des programmes de français au lycée. Élaborés sous l'égide du Conseil national des programmes (CNP) par un groupe d'experts dirigés par Alain Viala, professeur à la Sorbonne nouvelle et à Oxford (voir Le Monde de l'éducation de novembre 2005), ces nouveaux programmes ont fait, et font encore, l'objet d'une campagne implacable. Celle-ci commence le 4 mars 2000 avec la publication dans Le Monde d'une tribune intitulée: " C'est la littérature qu'on assassine Rue de Grenelle ". Parmi les dizaines de signataires, des poids lourds de l'enseignement des lettres à l'université : Michel Zink, Antoine Compagnon, Michel Delon, Michel Jarrety... Ce texte recueille d'autres soutiens prestigieux : Yves Bonnefoy, Régis Debray, François Nourrissier, Laurent Schwartz... et même le comédien Laurent Terzieff ! L'association, qui n'était pas à l'origine de cette pétition, se constitue juste après. Une de ses grandes forces sera de faire le lien entre des enseignants du secondaire et le gotha universitaire des lettres, incarné notamment par l'académicien Marc Fumaroli, alors président de l'association pour la Sauvegarde des enseignements littéraires (SEL), fondée par Jacqueline de Romilly. La défense du latin-grec rejoint ainsi la contestation des programmes de français, qui rejoint le refus du "pédagogisme", le tout étant lié par le ciment commun que représente la déploration de " l'effondrement " du niveau en français. A ce sujet, l'association dénie toute valeur aux enquêtes des sociologues concluant que " le niveau monte ", autrement dit que de plus en plus d'élèves savent de plus en plus de choses dans différentes matières. Ce que voient avant tout ses membres (et qu'ils ne sont pas seuls à voir), c'est que de nombreux élèves parviennent en 6e hors d'état de suivre, et que des niveaux de certification élevés (baccalauréat et diplômes universitaires) ne sont plus incompatibles avec une insuffisante maîtrise du français. A partir de là, chacun a ses statistiques. L'association est suffisamment militante pour sélectionner celles qui lui conviennent: les plus dramatiques. Quantitativement, avec ses quatre cents membres revendiqués, elle n'est pas une entité impressionnante. Mais ses accointances haut de gamme, sa capacité à attirer les médias et son militantisme acharné font la différence. Une différence dont le camp "pédagogue" n'a sans doute pas bien pris la mesure. Car il ne suffit pas de s'offusquer de ses dérapages ou de la traiter sommairement de " réac " pour prétendre régler la question. Et surtout pas, comme cela arrive parfois, en lui répliquant avec des textes truffés de fautes d'orthographe... D'autant qu'il s'agit d'une organisation, ou plutôt d'un organisme, qui sait évoluer. Fait-on remarquer que l'association regroupe essentiellement des professeurs du secondaire ? Marc Le Bris et Rachel Boutonnet, toute jeune institutrice (3), en deviennent des figures : cela n'est certes pas une implantation, mais un pas dans cette direction. La critique-t-on pour son aspect de "chapelle" des lettres ? Elle porte la contestation sur l'ensemble des programmes scolaires. D'abord ceux du primaire, avec, en octobre 2001, une nouvelle pétition signée notamment par les plus grands noms des mathématiques, dont Alain Connes. Et le principal initiateur de cette pétition, Michel Delord, simple professeur certifié de mathématiques (mais élu et réélu au conseil de la Société mathématique de France), crée en 2003 une structure voisine, le Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes (GRIP), qui devient assez vite une pièce importante dans le dispositif. Cette association, présidée par Jean-Pierre Demailly, mathématicien et universitaire de renom, compte dans ses rangs Marc Le Bris... mais aussi Denis Kambouchner, philosophe de l'éducation, auteur dans ce courant de la seule critique à la fois ferme et respectueuse (4) de Philippe Meirieu. Une anecdote donnera une idée des réserves de combativité que recèlent ces groupes : Roland Goigoux, directeur d'un laboratoire de recherche sur l'enseignement à l'IUFM d'Auvergne, est un spécialiste reconnu de l'apprentissage de la lecture qui, à ce titre, a relevé le gant de la polémique avec Sauver les lettres. Dans un texte publié en décembre 2003, dans une note en bas de page, il fait brièvement référence aux instructions officielles de 1923. D'une manière erronée selon Michel Delord, qui fourbit une réponse, aussitôt mise en ligne, dans laquelle il lui oppose des extraits de ces instructions et l'article du dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson (1887) traitant des méthodes de lecture. Il faut s'accrocher pour suivre, mais le principe est clair : ne jamais céder un pouce de terrain à l'adversaire... Quant aux "programmes Viala", à l'origine de l'association, Sauver les lettres ne désespère pas d'obtenir leur révision, qui leur avait été promise par François Fillon. Évolutivité encore. Reproche-t-on à ces "anti-tout" leur absence de propositions ? Le GRIP, justement, est en plein travail d'élaboration de programmes alternatifs et négocie actuellement avec le ministère pour obtenir une autorisation de les expérimenter dans des classes. Observe-t-on que ce courant d'idées, typiquement français, ne s'intéresse guère aux comparaisons internationales ? Voici que Sauver les lettres et le GRIP se passionnent pour ceux qui, sous quelque latitude que ce soit, défendent " l'enseignement explicite ", en opposition aux thèses habituelles des pédagogues voulant que l'élève soit " acteur de son apprentissage ". Au Québec, traditionnelle place forte du "pégagogisme", ce courant opposant marque des points. Le 5 novembre, les deux associations organisaient une conférence à la Sorbonne sur le thème "Quelles sont les pédagogies efficaces ?" autour de Clermont Gauthier, universitaire québécois auteur d'un livre intitulé Échec scolaire et réforme éducative. Seulement une soixantaine de personnes, mais faisons-leur confiance : on n'a pas fini d'entendre parler de " l'enseignement explicite ". Luc Cédelle (1) Jean-Claude Gawsewitch Éditeur.
(2) Selon le classement de Livres-Hebdo.
(3) Dernier livre : Pourquoi et comment j'enseigne le b.a.-ba (Ramsay).
(4) Une école contre l'autre (PUF).