L'école a-t-elle abandonné l’orthographe ?
Les traqueurs de fautes d'orthographe ne rentrent jamais bredouilles. Du menu de restaurant aux vitrines des magasins, dans les colonnes de journaux et même dans les sacro-saints livres, elles fleurissent, sous nos yeux. Les jurys de thèse en font régulièrement mention dans leur rapport et les correcteurs d'édition en ont fait leur routine. " Oui, les écrivains font beaucoup de fautes, mais c'est normal, notre langue est très difficile", sourit Soazig Le Bail, correctrice chez Thierry Magnier. Difficile ? On peut même dire que l'orthographe française est l'une des plus difficiles du monde. De là à évoquer un relâchement de l'orthographe... Que fait l'école dans tout cela ? En a-t-elle abandonné l'enseignement ? L’a-t-elle sacrifié à d'autres compétences ? Pourtant, avant de regarder de près les tableaux noirs, il faut souligner toute l'ambiguïté de la place de cette droiture de l'écriture (ortho-graphe) dans la tête des Français. Si côté pile, les fautes s'incrustent, côté face, il est bon de s'en offusquer et de ne jurer que par l'orthographe, comme le rappelle l'étymologie du mot. Témoin le succès incomparable de la dictée de Pivot ou des clubs de Scrabble. Décidément le rapport des Français à la langue relève de la schizophrénie. Une position entre deux chaises que les plus jeunes ont souvent du mal à comprendre. Comme les adultes, ils oscillent entre deux idiomes. D'un côté, leur langage jeune, celui de leur musique, mais surtout celui beaucoup plus décapant des textos; et, de l'autre, le français scolaire, celui de leurs devoirs, celui que l'école tente de leur enseigner. Sur cet échiquier, l'école penche évidemment plutôt du côté classique, même si l'orthographe n'est plus sa préoccupation première. Dans les programmes de maternelle, il s'agit d'" installer l'idée que les mots peuvent varier dans certaines circonstances". Au cycle 2, la forme orthographique des mots les plus fréquents doit être acquise, et au cycle 3, " l'observation réfléchie de la langue " doit aboutir à une quasi-automatisation de l'accord sujet-verbe et de l'accord au sein du groupe nominal. La direction de l'enseignement scolaire précise aussi que l'enseignant doit "donner régulièrement des mots à apprendre". Au collège, l'heure est officiellement à la "consolidation", et ce au fil des trois cycles. Mais l'orthographe n'est plus le cœur des apprentissages comme elle l'était dans l'école de Jules Ferry. Elle est devenue une compétence parmi d'autres, éclipsée par d'autres priorités. Le tournant s'est opéré au milieu des années 1970. Lorsque tous les élèves sont passés au collège, les enseignants du second degré ont réclamé à cor et à cri qu'on leur envoie des élèves avec un meilleur niveau de lecture. Les maîtres se sont donc attelés à développer cette compétence aux dépens d'autres, forcément. Et les horaires de français ont continué de dégringoler: au lieu des 14 heures de français hebdomadaires en primaire en 1923, les élèves n'en font plus que 7,7 heures (1). Et la relation est presque mathématique en matière d'apprentissage, entre temps passé et acquis scolaires. Résultat: les jeunes Français ne sont plus des as du circonflexe ou de l'accord du pronominal. Que penser ? La baisse de niveau est-elle avérée ? Tout semble dépendre du point de comparaison choisi. Si l'on compare un bachelier d'aujourd'hui à un titulaire du certificat d'études d'avant les années 1950, le bachelier n'est pas sûr d'avoir une meilleure orthographe que son aïeul. En revanche, si l'on compare une génération entière d'aujourd'hui à toute une génération d'hier, la différence n'est plus aussi évidente. En effet, l'instituteur ne présentait au " certif" que ses meilleurs élèves. Aujourd'hui tout le monde passe son bac. Plus que les programmes, la place de l'orthographe dans les diplômes reste sans doute le meilleur indicateur de ce que, globalement, l'institution attend de ses élèves. Si l'on en juge par le niveau de la dictée du brevet des collèges, elle ne place pas la barre bien haut. Ces attentes seraient sans doute encore moins ambitieuses aujourd'hui si le simulacre de dictée du brevet des collèges 2000 n'avait déclenché un tollé. Le texte se terminait presque avant de commencer, avec ses 63 mots dans lesquels ne figuraient aucun accord de participe et peu de difficultés. A cela venait s'ajouter une notation qui proposait non de sanctionner les fautes, mais de mettre des points pour les mots bien écrits ! Le sujet (2) a fait la "une" des journaux et -ceci explique sans doute cela- le brevet 2001 a retrouvé une dictée un peu plus longue, qui ne compte toujours que pour 6 points sur les 40 points du français, mais qui élève un peu le niveau de compétence attendu et, par voie de conséquence, la place de l'orthographe durant l'année. Et au niveau du baccalauréat, quelle place occupe l'orthographe ? La plupart des correcteurs semblent s'aligner sur un retrait pouvant aller jusqu'à 2 points sur les copies où l'orthographe laisse trop à désirer (3). Mais en cours de scolarité de nombreux enseignants, soucieux que l'orthographe reste considérée comme importante par les élèves, ont d'autres pratiques. Gaëtan Cotard est un des fondateurs de Sauver les Lettres, une association de professeurs qui se veut gardienne d'une certaine exigence scolaire. A sa classe de 3ème , il a annoncé d'emblée son barème: "Je tolère trois fautes grammaticales par page, ou six fautes lexicales. Au-delà, j'enlève 1 point par tranche de trois fautes à concurrence de 4 points. La méthode est sévère, mais j'ai des résultats car l'élève qui passe de 13 à 9, à cause de son orthographe se relit mieux la fois suivante. J'ai des exemples d'élèves qui faisaient de grosses fautes parce que personne ne leur faisait la guerre, et qui en font beaucoup moins aujourd’ hui. " Le clan des " républicains", et d'autres enseignants qui ne s'en réclament pas, se battent de pied ferme pour que les élèves maîtrisent l'orthographe. Marc Le Bris, un des rares instituteurs de Sauver les Lettres (Et vos enfants ne sauront pas lire... ni compter, Stock) dicte chaque jour deux phrases à ses élèves de CM1-CM2. Après des années de méthode globale et d'orthographe à partir des textes, il est revenu à un enseignement systématique de la grammaire et de l'orthographe doublés d'une méthode syllabique qui, à ses yeux, développe la conscience orthographique. Professeur de lycée, Fanny Capel (Qui a eu cette idée folle un jour de casser l'école ?, Ramsay), a rétabli depuis deux ans une heure de grammaire hebdomadaire. Tous deux disent s'être vu opposer la même remarque de leur inspecteur: " L'étude de la langue n est pas une fin en soi"... Il n'empêche. "Beaucoup d'enseignants continuent dans les classes les exercices de grammaire et les dictées, mais sur l'ardoise. Ça ne laisse pas de traces ", note un inspecteur général très conscient que la dictée et la grammaire ont un petit air ringard qu'il ne fait pas toujours bon afficher pour être bien noté. Ce qui explique assez bien que les inspecteurs généraux notent dans leur rapport 2002 sur l'enseignement du français en collège: " L'apprentissage de l'orthographe est insuffisant selon le constat des inspecteurs pédagogiques régionaux; il est problématique selon les professeurs, qui se sentent désarmés dans ce domaine. " L’école agirait donc de façon contradictoire en s'acharnant à dévaloriser l'apprentissage de l'orthographe alors que la non-maîtrise de l'orthographe représente un réel handicap qui se révèle au fil des ans et alors même que la remédiation devient plus difficile. Car au lycée, l'heure est souvent plus à la distribution de mémos qu'aux cours de rattrapage. Et à l'université, on déplore les lacunes sans y remédier, alors que les universités américaines ont, de longue date, mis en place des appuis au maniement de la langue écrite. En revanche, lorsqu'on ambitionne les filières sélectives, cette compétence n'est plus une variable négligeable. Elle fait même parfois la différence entre deux candidats. Les concours d'entrée de quelques-unes des meilleures écoles scientifiques de l'Hexagone tiennent évidemment compte de l'orthographe. "Un correcteur ne peut pas ne pas sanctionner une copie bourrée de fautes. C'est en composition française que la place de l'orthographe est la plus importante. Le candidat est d'abord jugé pour ses idées, et la pertinence de la réponse qu'il apporte et en second temps sur la clarté de son discours; ce qui inclut l'orthographe. " De même, l'épreuve de langue est encore une façon de tester le maniement de la langue française puisqu'il s'agit d'une traduction, synthétise Gérard Fontaine de l'École polytechnique. Avec un coefficient de 6 sur 33, le français occupe une place non négligeable à l'admissibilité. Les grandes écoles scientifiques ne sont pas en reste: un candidat à Centrale peut voir ses notes en sciences minorées de 10 % en cas de trop mauvaise expression écrite. L’écriture a donc un impact fort dans ce concours, puisque la rédaction intervient pour 18 % dans les épreuves. D'autres écoles, comme HEC, notent aussi qu'une bonne orthographe peut évidemment faire la différence, même si en dissertation les candidats sont, là encore, notés plus sur le fond que sur la forme. Si les nuls en dictée ne sont évidemment pas tenus de présenter ces écoles, ils devront tout de même un jour ou l'autre envoyer un CV. Et là, il ne s'agit plus d'enlever quelques points: à la moindre faute c'est la corbeille assurée ! A la tête de job.com, le plus gros service Internet de mise en relation entre chercheurs d'emploi et employeurs, avec plus de 2 millions de visites mensuelles, Cyril Janin observe et entend ce qui n'est pas dit. " Les recruteurs ont tellement de choix qu à la moindre faute, c'est la poubelle. Même si le candidat vient de la meilleure école. Même si son CV semble parfait. La lettre-type qu'il recevra ne lui expliquera jamais qu'il n'a pas été pris parce qu'il a négligé un participe passé. " Aux 100 000 abonnés de sa newsletter, il répète régulièrement ces consignes très scolaires qui font perdre des postes. Christine Piers, qui s'est longtemps occupée du premier emploi à la sortie de Sciences-Po Paris, note aussi des fautes dans les lettres de recherche d'emploi. " Des fautes d'accord que tous les étudiants ne sont pas capables de voir seuls; des règles qui n ont jamais été vraiment acquises ", même chez ces étudiants sélectionnés parmi les têtes les mieux faites ! La vie réelle serait donc plus sévère que l'école et sa tyrannie des notes ? Faut-il alors remettre la pression sur cet apprentissage ? En effet, baissant la garde sur ce terrain, l'école laisse le marché aux mains des familles pour qui c'est un souci, voire des officines qui vendent du soutien. Et c'est là que l'orthographe devient un marqueur social; car les familles les plus averties combleront toujours, en bonne partie au moins, les lacunes de leurs enfants. Avant son passage Rue de Grenelle, Luc Ferry n'avait-il pas avoué au journal Le Point (25 janvier 2002) faire faire une dictée à sa fille tous les soirs ? Alors, faut-il renvoyer les maîtres à leurs recueils de dictées ? Les avis divergent. Certains estiment que la dictée constitue un bon moyen d'évaluation, mais un mauvais exercice d'entraînement; d'autres y décèlent les vertus contraires. En tout cas, tous estiment que c'est un très bon exercice pour améliorer la concentration des élèves. Pour retrouver ce "temps intérieur" qui, de l'avis de Claude Duneton, "donne le goût de tracer une, puis plusieurs lignes d’une écriture bien formée, en tirant la langue, afin de communiquer un embryon de message soigné". Or de nombreux observateurs estiment qu'une fois quelques règles acquises, l'orthographe courante est d'abord et avant tout affaire de concentration. Et c'est sur ce point que l'école se défausse sur la société, répondant qu'elle ne peut, sur ce sujet comme sur d'autres, éduquer les enfants contre les familles qui ne leur imposent plus cette discipline. Reste que, dans l'actuelle controverse, le problème est peut-être moins la fin de la dictée que son non-remplacement. Le temps qu'elle a " libéré " est allé sur d'autres apprentissages plus "rentables" aux yeux d'une société qui en demande toujours plus aux enfants. De nombreuses voix s'élèvent pour expliquer qu'il faut trop de temps pour maîtriser les règles de notre écrit. Plus de deux fois plus de temps que les Italiens, autant que les Japonais ! Et ce, alors que la France s'attache aussi à rester compétitive sur les autres compétences que PISA compare entre une quarantaine de pays. En réalité, le problème est quasi insoluble si on ne le pose pas différemment. En clair, faut-il réformer une nouvelle fois notre orthographe ou enseigner dès l'école l'usage des correcteurs orthographiques ? Ces deux questions suscitent un tollé car elles touchent deux cordes trop sensibles pour être ne serait-ce qu'effleurées dans notre société très conservatrice. A la première, le sort de la réforme de Michel Rocard en 1990 suffit à répondre. Même si les simplifications apportées sont en passe d'être admises -puisqu'elles figurent sur les correcteurs orthographiques des éditeurs- le pays ne semble pas prêt pour un deuxième toilettage. Pour les correcteurs orthographiques, l'affaire est différente. Certes, ils ont déjà fait leur entrée dans les classes puisque les documents d'application des programmes de 3ème précisent: "Si les élèves écrivent un texte pour le diffuser, ils seront attentifs à l'orthographe et découvriront avec intérêt le traitement de texte et le correcteur orthographique. " Mais la crainte est grande qu'une entrée plus massive de cet outil dans les classes ne discrédite un peu plus encore la place de l'enseignement de l'orthographe. Tout au moins sa place symbolique, car leur fonctionnement est tel que seuls les élèves qui disposent d'un bon socle grammatical peuvent s'en servir efficacement. Soazig Le Bail attribue d'ailleurs à cet outil la légère diminution du nombre de fautes dans les manuscrits qu'elle lit pour Thierry Magnier. Ce qui tendrait à prouver que l'orthographe n'est pas tout à fait la science des ânes, et qui permettrait peut-être de diminuer le nombre de jeunes taxés abusivement de dyslexie. Maryline Baumard (1) Une analyse de l'évolution des heures d'enseignement de français figure à la fin de l'ouvrage de Fanny Capel Qui a eu cette idée folle un jour de casser l'école ?
(2) Cette dictée avait été donnée clans les académies de Paris et d'Ile-de-France...
(3) Il existe très peu de consignes écrites en la matière, mais tous les correcteurs interrogés s’alignent sur ce barème, confirmé toutefois par une note produite dans l'académie de Rouen.