Robert Wainer, l’alpiniste de " Sauver les lettres "

Le Monde de l'éducation, janvier 2004


Engagé dans le mouvement de défense de la littérature, Robert Wainer est avant tout un enseignant passionné qui partage avec sa classe son amour des beaux textes. En y associant les autres formes d'art, l'alpiniste qu'il est ouvre à ses élèves la voie vers les sommets culturels.

Concentré.

Comme l'alpiniste amateur (et éclairé) qu'il redevient chaque fin de semaine. " En alpinisme comme en salle de cours, il faut être concentré. Si je regarde ma montre, c'est que quelque chose ne va pas. " Ce lundi matin de novembre, en attaquant vaillamment ses trois heures de cours avec la seconde 7, Robert Wainer, professeur de français au lycée René Cassin de Gonesse (Val-d'Oise) n'a pas vu le temps passer.

Il passe dans les rangs pour jeter un coup d'œil, rapide mais acéré, sur le travail qui était demandé et qui servira de base à la séance du jour, une comparaison de deux textes - " Stances à la marquise ", de Corneille, et un poème de Marbeuf - pour illustrer l'opposition classique/baroque et éclairer l'étude en cours du Misanthrope de Molière. Une vérification succincte, mais une vérification tout de même. " On voit que le deuxième poème vous a donné du fil à retordre. " Mine de rien, les élèves vont passer ces textes au peigne fin durant trois heures, tout de même entrecoupées de pauses. " Une idée nouvelle et reçue voudrait qu'il soit préférable de " passer vite " car les élèves s'ennuient rapidement. C'est un préjugé, méprisant à l'encontre des élèves ", avait-il affirmé avant la démonstration in vivo.

Simple, exigeant, passionné

C’est parti. Robert Wainer empoigne sa feuille comme un micro. Il lit le poème de Corneille avec l'intention d'embarquer son auditoire. " Marquise, si mon visage/ A quelques traits un peu vieux / Souvenez-vous qu'à mon âge / Vous ne vaudrez guère mieux "... Les élèves sont un peu difficiles à décongeler (d'ailleurs il fait froid dans la salle), mais le professeur ne désarme pas, questionne, relance constamment. " Comment ça s'appelle cet état, quand on regrette de ne pas être aimé? " " Le dépit ", lance une élève. " Le dépit amoureux, très bien, écrivez! " Le style, comme le ton, est donné: exigeant et simple, directif et passionné. Ce professeur défenseur du cours magistral n'est pas magistral. Il tient un langage simple. Ni complexité ni préciosité, mais une demande dont on pressent qu'elle ne souffrirait pas de ne pas être entendue.

La deuxième heure a sonné. " Fondu du transparent ", comme il se qualifie lui-même, Robert Wainer passe derrière le vidéoprojecteur pour un détour par la peinture: Rubens pour les baroques, Poussin pour les classiques. Les remarques des élèves montrent qu'ils ont compris la symétrie entre les poèmes et les tableaux qui ressortent d'un même genre. Retour aux poèmes. Aminita, Sabrina, Maryam prêtent la main pour décortiquer les poèmes en puisant dans la caisse à outils que leur a fournie leur professeur: une liste très conséquente des éléments de rhétorique (les mots de liaison, les termes qui indiquent un lien de conséquence, de cause, etc.). " Ces structures logiques ne sont pas acquises, il faut les leur donner ", explique-t-il.

Comme les contenus, les méthodes sont bien balisées: les élèves ont appris la prise de notes. En adepte de la méritocratie républicaine, Robert Wainer ne tient rien pour acquis. Chaque référence est décortiquée, traduite. Il ne présuppose rien. " Faire des citoyens, c'est leur donner du vocabulaire, pas leur donner une voix ", lance-t-il pour résumer sa philosophie. Il donne aux élèves des outils précis sans que la littérature perde sa substance. Ils seront ainsi amenés à noter plusieurs définitions " dans leur carnet ": lyrisme, pathétique, euphémisme, ah non! Celui-là, vous l'avez déjà, paradoxe, etc. Ce répertoire, commun à toutes les disciplines, leur permet de faire des rapprochements intéressants entre, par exemple, la signification du terme d'" osmose " en littérature et en biologie.

Petits bonheurs du métier

Robert Wainer a opté pour des textes de la même époque (les " Stances à la marquise " datent de 1658, Marbeuf a écrit entre 1595 et 1645). Contrairement, affirme-t-il, à l'esprit et à la lettre des programmes de français que Sauver les lettres, l'association dans laquelle il milite, pourfend vigoureusement, il refuse de travailler en " séquences " qui mêlent histoire littéraire, maîtrise de la langue, expression écrite, etc. Celui qui se vante d'être dans " l'illégalité pédagogique " " rêverait " qu'un inspecteur se présente dans sa salle de cours. Cependant, le même professeur s'écarte aussi de la stricte orthodoxie de son mouvement lorsqu'il accorde une place non négligeable dans son cours à une lecture que ne renieraient pas les structuralistes. Commentaire d'après - cours: " Je ne rejette pas les structuralistes. A condition de donner du sens. " Un décryptage voyelles - consonnes du poème de Marbeuf entraîne une comparaison avec le thème des " variations " en musique. " La confusion des sons entraîne la confusion des sens " ponctue le professeur. " Monsieur, il a pensé à tout ça, Marbeuf, quand il a écrit son poème? " interroge une élève. Cette question, à la fois classique et joliment naïve, déclenche le bonheur du professeur de français, une sorte de confirmation à la question " à quoi – sert - un – prof – de – français - amoureux –de - la - Littérature ". A la pause, l'intéressé l'affirme sans ambages: " C'est pour des moments comme ceux-là qu'on travaille. "

Encore le modèle de l'alpinisme? Pour ce cours comme pour tous ceux qu'il mène depuis plus de vingt ans, la préparation a compté autant que l'exécution. Pour le professeur bien sûr, mais aussi pour les élèves. Chaque heure de cours a été balisée, le programme précis affiché: d'une heure de cours à l'autre, les élèves savent quel en sera le contenu précis ainsi que le travail à réaliser d'ici là. Ainsi les questions auxquelles la classe avait à répondre à la maison étaient aussi précises que " quels sont les trois personnages de ce poème? " " Quel mot de liaison pourrait-on écrire au début de la dernière strophe " (pour Corneille) ou " quelle est la suite de voyelles et de consonnes le plus souvent employée? " " Quels sont, dans chaque strophe, les mots qui doivent être compris à la fois au sens propre et au sens figuré ? " (pour Marbeuf).

La doctrine de Robert Wainer consiste à " donner un modèle explicite ". D'où le carnet - répertoire, les mots écrits au tableau... Figure de l'opacité baroque, Marbeuf est un terrain idéal pour le professeur qui les plonge (pour quelques minutes seulement) dans la mythologie: Gaïa et Ouranos, Vénus et Mars, et voilà Cupidon... Sur le vidéoprojecteur, des images défilent: la Vénus de Botticelli, Cupidon peint par le Caravage, une sculpture du Bernin, suivis de toiles contemporaines: Nicolas de Staël et Meindler, l'une et l'autre destinées à illustrer comment les " modernes " continuent de s'inspirer qui de la tradition classique, qui de la tradition baroque. Apparemment, les élèves apprécient.

La troisième heure de cours sera la plus inattendue. Robert Wainer s'escrime avec un appareil ultra neuf et ultra moderne dans lequel il souhaiterait juste glisser quelques CD. Place à la musique. Concerto pour un piccolo de Vivaldi, " le style italien qui précède le classicisme où l'orchestre est quasi absent " puis le concerto brandebourgeois de Bach, " un espace sonore saturé de notes ". Et toujours, à la clef, les définitions respectives du classique et du baroque. Ce qui donne:" Alors c’est Bach, Rubens ou Poussin? " Rubens, tout le monde en convient. Un air d'opéra de Vivaldi nous ramène vers Poussin, puis un extrait d'un opéra de Haendel (Rinaldo) nous renvoie aux variations baroques. Après Haendel, la Norma de Bellini, " qui rappelle les slows des années 1960 ". Le temps manque au professeur qui avait apporté du blues et du jazz pour illustrer sa thèse. D'extrait en extrait, les élèves naviguent maintenant avec une grande dextérité de baroque à classique et réciproquement. Ce qui devait être acquis semble l'être. Et en plus la musique adoucit les mœurs. Robert Wainer le sait, qui suggère: " La semaine prochaine, c’est vous qui apporterez de la musique. Vous disposerez d'une minute pour m'expliquer en quoi le morceau est baroque ou classique.  "


Brigitte Perucca