Le cas Allègre laisse des traces

Le Monde de l'éducation, avril 2002, par Paryline Baumard


Fils d'enseignante, époux d'une enseignante et père d'une enseignante... Celui qui a failli rompre le fil d'Ariane qui liait les professeurs au Parti socialiste était pourtant un homme du sérail. Même si le souvenir qui perdure du passage de Claude Allègre au ministère de l'éducation s'atténue pour un grand nombre d'enseignants, même si sa réforme des lycées est en vigueur, même si la déconcentration du mouvement des enseignants du second degré fonctionne, la plaie n'est pas totalement refermée. Quelques mots, quelques attaques ne sont toujours pas passés. Une remarque sur le taux d'absentéisme, l'image d'un mammouth à dégraisser... Pour une frange d'enseignants, Claude Allègre a marqué une rupture, une cassure que deux ans de recul n ont pas effacée. Il a mis fin au pacte séculaire qui liait, tacitement mais solidement, Parti socialiste et " parti " de l'éducation.

Lorsqu'il est arrivé Rue de Grenelle, Jack Lang avait l'intention de réhabiliter son prédécesseur, une fois la colère enseignante retombée. Il y a renoncé. L'exercice a apparemment été jugé politiquement trop dangereux. Dans son livre programme, Le Temps de répondre, Lionel Jospin confesse que la nomination de son ami Claude Allègre a été une erreur et qu'il aurait dû lui confier le seul ministère de la recherche. De fait, celui qui multiplie les apparitions médiatiques et jouit d'un réel succès de librairie fera partie de l'équipe de campagne du candidat socialiste, sans y figurer explicitement. Trop encombrant ? Trop dangereux ? Si Claude Allègre compte des partisans qui croient dans son esprit réformateur, il a aussi bien des opposants.

Un système qui dépasse l'homme

Car, M. Allègre disparu, ses plus farouches opposants n'en ont pas fini pour autant avec ce qu'ils jugent être bien plus qu'un problème d'homme. Le discrédit vis-à-vis des enseignants et des disciplines, qu'il symbolise, dépasse largement sa personne. Pour ceux-là, l'ère Allègre symbolise un système qui perdure, et des principes - ceux qui ont guidé l'ancien ministre - antérieurs à son passage Rue de Grenelle. " Le premier acte de déconstruction de l'école républicaine a été signé de la main de jospin. Lorsqu'il a retiré aux conseils de classe, donc aux enseignants, les décisions d'orientation. Cette logique a ouvert la route à un mouvement de discrédit des professeurs dans lequel Claude Allègre s'est engouffré ", estime ainsi Robert Wainer, professeur agrégé de lettres dans un lycée de Gonesse (Val-d'Oise).

Les militants du collectif Sauver les lettres (1), pôle de ralliement des " républicains ", jugent, eux, que le départ du ministre honni n'a pas signifié un changement de cap sur les sujets qui leur tiennent à cceur. " Il n'a rétabli ni la démonstration en mathématiques, ni l'analyse en français ", déplorent-ils. Le mouvement de sape est le même. Pour eux, Jospin-Allègre-Lang mènent le même combat contre l'école laïque et républicaine, un combat qui dure depuis plus de dix ans. " S'ils voulaient vraiment bâtir une école de gauche, ils construiraient un lieu permettant l'émancipation et la réussite de tous. Un lieu au seuil duquel chacun laisse ce qu'il a de personnel pour construire du collectif. Mais ils vont vers le plus facile. Se laissent entraîner par des erreurs qui viennent d'une tradition française de régionalisme... Je n'ai plus de bons élèves issus des milieux populaires. J'ai au mieux des élèves moyens. Voilà ce que produit notre école ", regrette Gaëtan Cotard, professeur au collège Lamartine à Paris. De là à conclure que Lionel Jospin n'est pas tout à fait " un homme de gauche ", il n'y a qu'un pas, que l'enseignant franchit sans états d'âme : Gaëtan Cotard ne votera pas et appelle même dans la salle des profs au boycott des élections.

Certains misent sur la victoire de Chirac

Militant dans le même mouvement, Robert Wainer adoptera une autre attitude. " C'est un grand drame personnel, l'équivalent pour moi de ce qu'a été l'affaire Dreyfus à l'époque de ma grand-mère : ce sera la première fois depuis trois générations qu'on ne vote pas socialiste dans ma famille. D'ailleurs dans la salle des profs plus aucun enseignant n'ose dire qu'il vote socialiste ", confie celui qui, au premier tour, optera pour Chevènement et risque fort de s'abstenir quinze jours plus tard. Pour lui, comme pour une bonne partie des membres du collectif, la rupture avec le Parti socialiste est consommée. D'autres vont même jusqu'à souhaiter la victoire de Jacques Chirac avec l'idée que si la droite revient, les syndicats - nombre de militants de Sauver les lettres étant eux-mêmes des déçus du SNES - retrouveront leur rôle d'opposant. " Si la déconcentration avait été décidée par un gouvernement de droite, jamais le SNES ne l'aurait laissé faire ", assure Robert Wainer.

Sans Claude Allègre, le fil PS-enseignants aurait-il résisté beaucoup plus longtemps, ou le géophysicien n'a-t-il fait qu'accélérer la dissociation de particules déjà relâchées ? Difficile à dire. Mais l'ancien ministre aura à coup sûr contribué à gonfler les voiles d'un autre de ses prédécesseurs, Jean-Pierre Chevènement.

(1) Sauver les lettres, des professeurs accusent, collectif, Textuel, 14,48 €.

07/2002