De la démocratisation scolaire
Le Monde diplomatique, février 2005.
Écrivain et observateur de talent, Hervé Hamon revient, vingt ans après Tant qu'il y aura des profs, dans les établissements scolaires où il avait alors enquêté (1). Alternant reportages de terrain et réflexions sociologiques, il propose un tableau nuancé, attentif aux contradictions de la réalité, d'une école qui a beaucoup changé sous le double effet de la massification et du développement de la crise sociale. Malgré la constitution de ghettos urbains et scolaires, la montée des incivilités, etc., l'institution résiste grâce à une sensible amélioration des conditions matérielles et à la haute conscience professionnelle de nombre de ses agents. Mais cela ne va pas sans mal, car le paradoxe, longuement évoqué, est que cette profession qui bénéficie de conditions de travail souvent enviées n'en est pas moins particulièrement stressée. Dans le débat entre « républicains » et « pédagogues », l'auteur prend assez nettement le parti des seconds, qui ont, à ses yeux, l'avantage de s'attacher à « comprendre le point de vue des élèves ». Il plaide pour le réalisme : le collège unique a vécu, sa crise ne manifeste rien d'autre que « l'inadéquation entre l'école et l'élève, entre l'ambition républicaine et le fonctionnement effectif ». L'« ouverture démocratique de l'école », qui pourrait permettre d'en sortir, suppose la revalorisation de l'enseignement professionnel, la décentralisation, la gestion et 1'évaluation des enseignants, leur bivalence disciplinaire et le développement du travail en équipe. Jeune agrégée de lettres et membre du collectif Sauver les lettres, Fanny Capel n'identifie pas la crise de l'école tout à fait de la même façon (2). La massification n'est pas pour elle synonyme d'une hausse du niveau à la fois générale et discriminatoire, mais d'une véritable « catastrophe culturelle » qui n'épargne
pas les meilleurs. Cette dégradation du niveau des élèves, qui, selon elle, affecte aussi bien leurs capacités mathématiques que leur maîtrise de la langue écrite, tient à la perte de progressivité et de systématicité des apprentissages, aux programmes à la fois imprécis et inflationnistes, a la vogue d'un enseignement décloisonné, séquentiel, transversal, à la réduction de l'horaire consacré aux matières fondamentales. La polémique de Fanny Capel a l'avantage essentiel d'interroger les conditions proprement scolaires des ratés de la transmission des connaissances, plutôt que de chercher à « faire avec » un échec de masse jugé inévitable. Elle ne peut qu'intéresser ceux qui prennent au sérieux l'idée que la raison d'être de l'école est d'assurer correctement l'entrée de tous les élèves dans la culture écrite, et admettent le réalisme de cette ambition : le langage oral étant la condition nécessaire et suffisante de l'accession normale aux savoirs de l'écriture. Nombre de ses critiques ont une véritable portée. Ainsi l'exigence de faire de l'enseignement primaire une vraie propédeutique au secondaire, transmettant non des « compétences fondamentales » mais les éléments premiers des disciplines scolaires ou le refus des formes de « constructivisme pédagogiste » qui conduisent à l'abandon des exigences intellectuelles ou bien encore l'idée que l'éducation civique se nourrit de connaissances critiques plus que d'injonctions morales, etc. Reste que la démocratisation scolaire ne pourra se contenter de copier un passé qui, on l'oublie, fut lui-même sévèrement inégalitaire, et devra s'attacher... à comprendre le point de vue des élèves. Jean-Pierre Terrail. (1) Hervé Hamon, Tant qu'il y aura des élèves, Seuil, Paris, 2004, 295 pages, 18 euros.
(2) Fanny Capel, Qui a eu cette idée folle un jour de casser l'école ? Ramsay, Paris, 2004, 290 pages, 20 euros.