Tzvetan Todorov, l'invention de l'individu
Propos recueillis par Thomas Regnier
Au cloisonnement des savoirs, Tzvetan Todorov a toujours préféré la pluridisciplinarité. Du structuralisme à l'humanisme repensé, il retrace dans un nouveau livre (Devoirs et délices, une vie de passeur. Entretiens avec Catherine Portevin. Ed. Seuil), son itinéraire intellectuel.
Des bords du Danube aux ruelles du Quartier Latin, de la ferveur structuraliste à la refonte d'un humanisme inséparablement classique et moderne, Tzvetan Todorov revient sur son itinéraire dans son dernier livre, Devoirs et délices (éd. Seuil). Qui est au juste cet intellectuel peu ordinaire ? Dictionnaires et encyclopédies le rangent tantôt sous la bannière de théoricien de l'art et de la littérature, tantôt sous celle d'historien des idées et d'anthropologue. Oscillation qui illustre aussi bien l'évolution d'un parcours que la constante diversité des optiques et des objets d'études. Ancien ressortissant de la Bulgarie des années de plomb et devenu citoyen français en 1973, dix ans après son arrivée à Paris, Tzvetan Todorov est avant tout un esprit libre. Qu'est-ce cela signifie ? Ici politique, littérature mais aussi enseignement sont inséparables, comme autant d'espaces d'expression - ou de coercition - de la liberté. Todorov se souvient de la chape de plomb qui paralysait la pensée politique française jusqu'au milieu des années 1970. C'est peut-être dans ce désenchantement précoce - Todorov n'a pas attendu d'être arrivé en France pour se savoir prévenu à jamais contre les séductions de la rhétorique marxiste-léniniste - qu'il faut voir l'origine de sa méfiance envers les institutions - universitaires notamment - et les écoles : tout ce que le monde intellectuel peut comporter de dogmatique. Au cloisonnement des disciplines, à la spécialisation, Todorov préfère la pluridisciplinarité. Aux chapelles et aux jargons intimidants, il oppose une clarté d'expression toujours soucieuse et respectueuse du lecteur.
L'Intégrale de l'entretien avec Tzvetan Todorov dans le Magazine littéraire n° 413 - Octobre 2002
Extrait :
" Je suis arrivé en France en 1963, très ignorant de la vie intellectuelle parisienne, et je me suis vite trouvé impliqué dans ce mouvement d’idées qu’on appelait déjà le structuralisme. Il s’incarnait avant tout dans la personne de Claude Lévi-Strauss comme dans quelques grands linguistes, et aussi, pour moi en particulier, en Roland Barthes, un homme que j’admirais et chérissais, même si je ne partageais pas toutes ses idées. Je dois avouer qu’au sein même du mouvement chacun était sensible, plutôt qu’au cadre commun, aux différences qui le séparaient des autres. Je me sentais le plus proche de Gérard Genette, tous deux nous voulions enrichir les études littéraires par une réflexion sur les catégories mêmes du discours littéraire : c’est ce que nous appelions la poétique.
Je ne pense pas qu’il faille supprimer tout ce que nous avons fait à l’époque, mais aujourd’hui j’en vois la place un peu différemment. Nous avons travaillé sur l’outil de l’analyse ; or il ne faut pas que l’outil devienne objectif ultime, que le moyen se substitue à la fin. Depuis le début des années 80 à peu près, j’ai cessé de m’intéresser à l’instrument lui-même pour commencer à m’en servir- pour m’interroger sur le sens des textes, sur leurs enjeux politiques et philosophiques. Cela m’a amené à critiquer, non pas nos travaux d’antan, mais l’usage qui peut en être fait, par exemple dans l’enseignement scolaire. Il ne faudrait pas qu’on enseigne la modalisation et la focalisation au lieu de Baudelaire et Flaubert ! ".