La mixité sociale à l’école.
[Contribution au débat sur la mixité sociale à l’école. Auditorium du Monde, 5 janvier 2006.] Un sondage récent nous apprend que les Français approuvent à 88 % l'expérience de Science-Po, et souhaitent la voir étendue à d'autres grandes écoles. Cela ne prouve rien, sinon que la campagne de communication de M. Descoings est une réussite. Gageons qu'après la diffusion de ce téléfilm, ce chiffre frôlera les 100 %, surtout si les journalistes qui informent le public sur les injustices scolaires continuent de se repaître d'apparences. Puisque lesdits journalistes sont nombreux ici, et puisque Luc Cedelle du Monde l'Education m'a fait l'honneur de participer à ce débat, je voudrais tenter d'apporter un autre éclairage à cette question de la démocratisation scolaire. Question qui nous occupe tous, et que nous avons tous à coeur de réaliser. Ce que j'ai à dire n'est certes pas facile à entendre. Il me revient à l'esprit cette phrase d'André Gide, aussi terrible que juste : "Ce n'est pas avec de beaux sentiments qu'on fait de la bonne littérature". J'ai envie aujourd'hui de le paraphraser, quitte à susciter le même scandale : "Ce n'est pas avec de beaux sentiments qu'on fait un bon système éducatif." En effet, l'expérience que mène Science-Po avec les ZEP m'évoque irrésistiblement l'action de ces dames patronnesses du XIX e siècle qui achetaient la paix sociale à grands renforts de bontés qui ne leur coûtaient pour ainsi dire rien. Le peuple ne parvient point à entrer dans les grandes écoles ? Qu'à cela ne tienne : pour calmer ceux qui dénoncent à juste titre une implacable reproduction sociale, ouvrons les portes des filières d'élite à quelques élus choisis plus ou moins arbitrairement parmi ce peuple, quitte à provoquer de nouvelles injustices, et continuons à tout faire pour que, dans la majorité des écoles, des collèges et des lycées de France, la reproduction sociale aille son train. Qu'on m'entende bien : je ne reproche pas à M. Descoings d'avoir tenté de faire quelque chose. Son action aura eu le mérite de révéler un problème crucial, et d'inciter à lui trouver une solution. Je ne lui reproche pas non plus d'avoir limité ses conventions à 33 lycées ZEP en tout et pour tout, d'ailleurs soigneusement choisis pour leurs bons résultats : il ne pouvait certes pas s'occuper de toute la misère du monde. Je voudrais seulement qu'on se demande si Science-Po a opté pour la bonne solution, et s'il mérite d'être érigé en modèle. Laissez-moi poser la seule question qui vaille d'être posée : pourquoi diable les bons élèves de ZEP seraient-ils moins capables que les autres de passer le concours normal de Science-Po, ou d'entrer dans n'importe quelle autre filière sélective ? On nous serine que les épreuves de tels concours font appel à la connivence culturelle, à des codes langagiers et des techniques (comme la dissertation) que les enfants des pauvres ne peuvent pas maîtriser. Ce n'est pas faux. Mais face à cette situation, il n'existe qu'une alternative. Première possibilité : on s'applique dès l'école élémentaire à donner aux pauvres les clés de la connivence culturelle avec l'élite, c'est-à-dire qu'on rend les pauvres capables de s'exprimer comme les riches, de savoir ce que savent les riches, de disserter comme les riches, et donc de passer les mêmes épreuves que les riches. C'est bien sûr ce qu'on ne fait pas, alors que c'est cela qui devrait être la mission du système éducatif tout entier, cela qui mériterait le nom de démocratisation scolaire. Deuxième possibilité : on considère que les pauvres n'y parviendront décidément jamais, que de toute façon ils ont une culture de pauvres qui vaut bien celle des riches (entre nous, le rap ou Racine, c'est toujours de la poésie), et au bout du compte on leur fait accroire qu'un ticket d'entrée au rabais dans l'enseignement supérieur leur donnera les mêmes "chances" qu'aux autres. C'est ce qui se passe effectivement : on appelle cela la massification du système scolaire, réalisée au prix d'une baisse de la qualité de l'enseignement, avec pour pendant logique la discrimination positive dans les filières d'élite, et une sélection sur dossier, à base de critères spéciaux. Cadeau empoisonné au peuple. Pour l'instant, on a donc choisi la solution la plus facile, la plus rapide, la plus payante médiatiquement. Précurseur en la matière, Science-Po a ainsi concocté un concours d'entrée spécial à l'attention des jeunes bacheliers ZEP, un peu sur le modèle des TPE, en s'empressant d'affirmer que ce nouveau concours était aussi exigeant que l'autre. A moi qui ai aussi bien enseigné la dissertation que pratiqué les TPE, on ne me fera pas croire qu'un dossier élaboré pendant un an avec l'aide d'un professeur, sur lequel on se contente de formuler à l'oral une opinion, soit aussi exigeant qu'une dissertation, exercice solitaire en temps limité qui vérifie des connaissances acquises, qui suscite une réflexion authentiquement personnelle et rigoureusement construite, et qui mobilise des qualités d'expression écrite. Ou alors, si les nouveaux critères de sélection valent les anciens, pourquoi ne pas les appliquer à tous les impétrants ? Pourquoi deux portes d'entrée à Science-Po et non pas une seule ? J'ai rencontré des élèves de Science-Po qui ont bénéficié de la convention ZEP, et qui se sont entendus traiter de "lâches" par d'autres, par ceux qui étaient passés par les fourches caudines du concours traditionnel. Je ne vois pas pourquoi on ne laisse pas les élèves de ZEP prouver qu'ils ne sont pas des lâches. En créant les ZEP, on a voulu "donner plus à ceux qui ont moins", et c'était là un projet louable pour établir l'égalité des chances, projet qui a échoué à cause d'un saupoudrage des moyens. Mais en mettant sur pied un parcours scolaire adapté aux élèves de ZEP, on fait aujourd'hui tout autre chose : on fait des élèves de ZEP une catégorie d'élèves à part, presque une race, qui mériterait un traitement à part parce qu'elle serait par nature incapable de vaincre les difficultés proposées aux autres. Les Etats-Unis qui sont allés très loin sur cette voie ont même créé des filières d'études ghettos, réservées aux minorités : études hispaniques, études afro-américaines, etc. Veut-on en arriver là à notre tour ? Si on généralise l'expérience Science-Po, on entérine donc l'échec des ZEP, et on renonce à l'idéal de l'école républicaine qui offre à tous l'émancipation, sans distinction de race, de religion ou d'origine sociale. Pourquoi a-t-on échoué à ce point ? C'est très simple : avant de donner plus à ceux qui ont moins, on a surtout donné moins à ceux qui ont moins : au moment où on a fondé le collège unique, c'est-à-dire au moment où on a accueilli dans le secondaire le public populaire qui n'y avait jusqu'alors pas ou peu accès, on a privé ce public de ce à quoi avaient droit leurs aînés : plus de cours en demi-groupes, moins d'heures de cours dans les disciplines fondamentales, un moindre taux d'encadrement pédagogique (presque plus d'études surveillées, études du soir etc.). Un seul exemple : sur l'ensemble d'une scolarité entre le CP et la seconde, un élève d'aujourd'hui se voit privé de 800 heures de français par rapport à celui du début des années 1970, soit l'équivalent de deux années scolaires et demie. Il se trouve qu'au même moment, pour des raisons essentiellement idéologiques, l'enseignement élémentaire s'est effondré et on a commencé à réformer les programmes du secondaire en dépit du bon sens. Résultat : aujourd'hui, l'école ne remplit plus sa mission d'instruction, pour personne, et le cas des élèves de ZEP et des élèves socialement défavorisés n'est que la partie émergée d'un iceberg sur lequel le navire Education nationale va finir par se fracasser. ZEP ou pas ZEP, en sixième les 2/3 des élèves ont de graves difficultés à comprendre ce qu'ils lisent et à rédiger. ZEP ou pas ZEP, au collège le sujet de réflexion a été supprimé du brevet des collèges, au lycée la dissertation complètement marginalisée au profit d'exercices d'imagination peu exigeants (comme l'invention, introduite au bac). ZEP ou pas ZEP, les programmes réformés de lettres et d'histoire, sans chronologie, invitent à zapper de manière incohérente, empêchant la constitution d'une culture solide. ZEP ou pas ZEP, les élèves sont censés "construire eux-mêmes leur savoir", d'après les termes de la loi d'orientation de 1989 : on les laisse donc bricoler pendant d'interminables activités baptisées Itinéraires de Découverte ou Travaux Personnels Encadrés, plutôt que de leur enseigner sérieusement quelque chose. On ne s'y prendrait guère autrement si l'on voulait perpétuer indéfiniment la fameuse reproduction sociale : aujourd'hui seuls ceux dont les parents peuvent servir eux-mêmes de professeurs à domicile, ou ceux qui peuvent se payer les cours d'Acadomia et les prépas d'été, peuvent espérer sortir de l'école un tant soit peu construits et cultivés. Les autres, et en particulier la plupart de élèves de ZEP, pourront désormais devenir apprentis dès quatorze ans, en attendant le chômage. Une poignée de chanceux bénéficieront certes de conventions passés avec quelques grandes écoles, mais ils auront surtout permis aux classes dirigeantes de soulager leur conscience. Pour en terminer, je voudrais vous parler de mon expérience personnelle : je suis issue d'une famille modeste. Petite-fille d'ouvriers, fille d'employés. Je ne crois pas avoir baigné dans un bain de culture privilégié. J'ai effectué ma scolarité secondaire dans d'obscurs établissements de province qui, peu de temps après que les eus quittés, ont été classé ZEP. J'ai pourtant intégré les classes prépa du lycée Henri IV à Paris, et ayant été admissible au concours de la rue d'Ulm, puis agrégée de lettres à 22 ans, je ne crois pas avoir démérité. J'ai simplement eu la chance d'avoir des maîtres qui, à l'école primaire, m'ont appris à lire dès le CP ; qui m'ont enseigné des bases solides en grammaire et en calcul avant la sixième ; qui au lycée, m'ont fait lire Racine, Montaigne, Rabelais, et appris à disserter. Déjà à l'époque, c'était une chance, car les programmes, les méthodes et les horaires officiels de l'Education nationale commençaient à marcher sur la tête. Je voudrais simplement que l'on offre à tous cette chance que j'ai eue. C'est pourquoi je milite à Sauver les Lettres pour une démocratisation scolaire qui ne se paie pas de mots, qui ne soit pas en trompe-l'œil : il ne faut pas abaisser toutes les barrières, il faut donner à un maximum d'élèves les moyens de les franchir. Il faut enfin réfléchir à la mise en place d'un enseignement de haute qualité pour tous. Réaliser le vieux rêve que Condorcet formula en 1792 devant l'Assemblée nationale : "donner à tous également l'instruction qu'il est possible d'étendre sur tous, mais ne refuser à aucune portion des citoyens l'instruction plus élevée qu'il est impossible de faire partager à la masse entière des individus." Fanny Capel