Le mensonge institutionnalisé
J’enseigne dans un quartier favorisé depuis 26 ans. Cette situation se produit depuis nombreuses années et de manière croissante. Ils sont confortés dans cette idée par le système qui leur renvoie une image relativement positive : résultats au évaluations corrects, doublement rare (il n’est autorisé par l’inspection qu’une fois en primaire et les maîtres n’osent plus le proposer puisqu’en fin de compte ce sont les parents qui décident). Les résultats des psychologues, quand ils sont sollicités, sont transmis par un compte-rendu oral aux parents et au maître. Pratiquement toujours, on explique l’échec par le chômage, le divorce, la naissance du petit frère, la démission des parents (même dans des quartiers favorisés). Le carnet d’évaluation qui suit l’enfant durant toute sa scolarité est extrêmement hermétique et quasiment illisible par les familles. Pour les maîtres, il en est de même. La correction des évaluations nationales est tellement fastidieuse, le codage incompréhensible, les épreuves souvent sans rapport avec la réalité pédagogique, les maîtres sont peu convaincus mais n’osent pas en parler à la hiérarchie. Les scores obtenus à ces évaluations nationales sont transmis par les maîtres aux inspections qui nous renvoient des statistiques. Celles-ci sont-elles conformes à la réalité ? Nous sommes nombreux à en douter quand nous constatons les difficultés de nos élèves ! Ce qui se dit dans la cour de récréation ou en conseil des maîtres n’arrive pas à l’oreille de l’inspecteur, c’est la loi de l’omerta ! Pourquoi tant d’enfants en orthophonie, pourquoi tant d’échec ?
Depuis 10 ans, j’ai la classe de CM1, cette année j’enseigne à 33 élèves dont 8 viennent d’un cours double CE1-CE2 et les 25 autres viennent d’un CE2 simple.
L’an dernier ces 33 élèves ont subi les tests d’évaluation officiels de CE2. Résultats : seul un élève avait obtenu des scores justifiant une remédiation (remédiation qui consiste en un soutien scolaire sensé venir à bout des difficultés de l’enfant), les autres élèves étant considérés comme moyens à très bons.
Cette année, dans mon CM1, dès mes premières évaluations, dictées, lecture orale, questions de sens, expression écrite, je constate des difficultés majeures en français, pour ne parler que de cette matière : 17 enfants sont dans ce cas, dont un ne sait ni lire ni écrire après 2 cp (celui qui a été en remédiation au ce2.)
Les difficultés relevées sont :
Lecture orale : lente, laborieuse, confusions très nombreuses de sons et de mots, lecture incompréhensible
Dictée : dysorthographie évidente, confusions de sons p-b, m-n, oin-ion, s-ss-c, t-d etc…
Expression écrite : incohérence, pauvreté du vocabulaire, non respect de la chronologie.
Sur les 17 élèves en difficulté, 14 suivent ou ont suivi plusieurs années d’orthophonie.
Sur les 17 élèves 3 ont doublé le CP, 1 élève a doublé le CE1 2 élèves le CM1, les 11 autres élèves n’ont jamais été testés et n’ont jamais doublé auparavant. En un mot ils sont passés à travers les mailles du filet : ils ne sont pas en échec pour l’Education Nationale. Cette année j’ai fait tester 7 élèves (je n’ai pas osé faire évaluer le groupe entier). La psychologue les situe au niveau CP-CE1. Les autres auraient j’en suis certaine eu des scores très voisins.
Ce constat alarmiste étonne bien des familles qui, bien que conscientes que leur enfant a des difficultés, pensent que l’orthophoniste, le pédopsychiatre, le psycho-motricien ou le psychologue pourra les aider efficacement. Ils ne mettent que rarement en cause l’école, ses méthodes pédagogiques, ses programmes allégés, les horaires consacrés aux matières fondamentales qui diminuent comme peau de chagrin, son saupoudrage pédagogiste. Parfois, ils évoquent tel maître, pour son caractère. Enfin ils sont le plus souvent persuadés que le problème vient de leur enfant ou du mauvais contact avec un maître.
J’ajoute que le contenu des programmes, les méthodes pratiquées par les maîtres permettent d’effacer ces difficultés. En effet, les programmes sont de plus en plus pauvres, les démarches pédagogiques incompréhensibles par les parents et les évaluations sont extrêmement simplistes :
ex : la dictée du CE2 cette année : " Les fleurs jaunes parfument le salon " est copiée au tableau, lue par les élèves, effacée puis dictée.
Il y a un mois j’ai assisté à une conférence pédagogique sur le thème " La littérature ", nouvelle lubie des nouveaux programmes. La conseillère pédagogique nous a conseillé de lire, à voix haute, les textes aux mauvais lecteurs, en cycle 3 (des élèves de 9 à 11 ans dans le meilleur des cas) Quand j’ai réagi en demandant combien de non lecteurs elle avait dans la classe de CE2 où elle avait mené son expérience d’ateliers littérature, elle a avoué 7 sur 24 (29 %). Ceci dans un quartier bourgeois . Je me suis tournée vers tous les collègues en leur demandant ce qu’ils en pensaient, ils m’ont répondu , que c’était la norme dans toutes leurs classes. C’est alors que voyant ma stupéfaction la conseillère m’a fait taire en disant que le sujet de la conférence n’était pas l’illettrisme mais " l’entrée en littérature " des élèves qu’ils soient lecteurs ou non. Personne n’a bronché, la conférence a repris…
Les 30 % d’enfants futurs handicapés sociaux n’existaient plus ! C’était samedi, le week-end commençait dans le meilleur des mondes !
De nombreux parents et collègues commencent à se douter que la racine du mal est pour une part importante dans nos pratiques pédagogiques , dans la diminution des horaires consacrés aux matières fondamentales, c’est à dire celles pour lesquelles les parents paient cher des cours de soutien et autres Acadomia et des orthophonistes, des pédopsychiatres dont les honoraires sont remboursés par la sécurité sociale !
Fançoise Candelier.
02/2005