Memorendum sur la fin des humanités au lycée
Emporté par le mouvement qui ruina les classes de latin et de grec des lycées, l'enseignement de la littérature française n'y existe plus aujourd'hui qu'à l'état de fausse façade. A la faveur de la loi Jospin de 1989, des idéologues ont en effet arraisonné une discipline trop habitée à leurs yeux par des contenus aussi peu favorables à l'équité que l'histoire, la morale, la connaissance de soi, la recherche du beau ou la quête du sens. Ainsi, tandis que les lycées achevaient de s'ouvrir au plus grand nombre, il s'est trouvé des experts pour apporter des justifications théoriques au recul des exigences et des contenus, et présenter l'autorité des professeurs comme une tyrannie. Il ne leur restait plus, pour travestir ce recul en progrès, qu'à substituer la linguistique structurale et ses produits dérivés à la grammaire classique et à la lecture humaniste des textes, dorénavant poussiéreuses et vexatoires. C'est au professeur Alain Viala, dont le refus passionné de l'élitisme s'accommode d'une chaire à l'université d'Oxford, qu'est revenue la présidence du Groupe d'experts chargé d'élaborer, entre 1996 et 2001, les programmes de français du secondaire qui sont l'expression de cette philosophie. L'ont entouré et assisté les inspecteurs généraux Boissinot, Baconnet et Weinland, ainsi que le linguiste Petitjean. Pour envisager le naufrage de l'enseignement des lettres qui s'en est suivi, considérons tour à tour l'aspect idéologique de l'entreprise, la conception de la morale qui l'a inspirée, et sa dimension pédagogique . Faute d'avoir cru en Condorcet, Hugo ou Jaurès, les liquidateurs des humanités ont été nourris par un triple héritage, celui de Rousseau, celui de Horkeimer et d'Adorno (Ecole de Francfort) et celui de Pierre Bourdieu. De Rousseau , ils tiennent la vision idyllique de l'enfance au nom de laquelle on juge aujourd'hui un élève capable de "construire ses savoirs" en dehors de toute imposition, c'est-à-dire de toute instruction préalable regardée comme une violence symbolique, voire un acte de colonisation. Ainsi peut-on célébrer, comme A. Viala à la page 19 de son Faire Lire (Didier 1979), les " contresens créateurs" de jeunes lecteurs incultes. De l'Ecole de Francfort, ils tirent la certitude que les humanités sont impuissantes à civiliser le monde, puisque un véritable suicide moral a affecté, dans l'Europe du XX° siècle, les peuples les plus cultivés de la Terre. De Pierre Bourdieu, ils ont retenu que la culture humaniste a pour fonction ultime d'opérer une ségrégation sociale entre les héritiers et les exclus de la connivence culturelle . A ce titre, non seulement Sophocle, Rabelais, Molière , Voltaire et Hugo ne nous servent pas de guides, mais la connaissance de leurs oeuvres conforte le pouvoir des dominants. Dans le droit fil de cette idéologie, mais non sans contradiction, les experts ont délibérément proclamé la prééminence, en matière d'arts et de lettres, de l'opinion . M. Viala défend lui-même ce point de vue avec une grande constance, comme le montre sa contribution à L'Ecole des Lettres du mois de décembre 1999, parfaitement conforme à la déclaration imprimée vingt ans plus tôt à la page 12 de son Faire Lire : " De quel droit au fond, décider de l'importance respective de tel ou tel texte ? " Dans une telle perspective, on se demande ce que peut apporter un professeur de littérature à des jeunes êtres dont l'opinion vaut autant sinon plus que la sienne. C'est bien l'avis d'Alain Viala qui préconisa dès 1979 le travail en groupes, considérant que " la parole plurielle des camarades " vaut mieux que " le discours savant" d'un professeur, et surtout que son " dirigisme ". De tels articles de foi induisent naturellement des pratiques pédagogiques que le Président du Groupe d'experts de Lettres et ses amis, en ennemis peu cohérents du dirigisme et en disciples indociles de leur propre relativisme, ont hardiment imposées à l'ensemble des professeurs de lettres. Pour qui jette par dessus bord le beau (finement qualifié de "joli" à la page 104 de l'Ecole des Lettres de décembre 1999 par l'Inspecteur général Boissinot) et le vrai en matière de morale, il reste à se replier sur ces contenus objectivables dont le même inspecteur s'est fait le héraut. D'où le recours aux " savoirs savants" de la linguistique structurale et de la narratologie, disciplines réputées étanches au poison de la connivence culturelle. Pour qui refuse d'imposer des leçons et des exercices systématiques aux élèves, s'offre encore le subterfuge de la séquence didactique qui débouche, à l'issue d'un aimable zapping, sur des évaluations aussi sophistiquées que faciles à truquer. En résulte un effondrement de l'enseignement de la langue qui, pour être masqué par l'indulgence systématique mise en place aux examens, n'en affecte pas moins de plein fouet les élèves de milieux défavorisés. Pour qui enfin conteste toute dimension humanisante à des textes réglementairement abordés comme l'expression de genres et de registres, seules catégories ayant désormais vocation officielle à l'universalité, l'apprentissage se détourne naturellement des contenus pour porter sur les outils. Ceux-ci permettent en tout et pour tout de vérifier la conformité d'un texte avec les lois d'un genre ou la présence en son sein d'une ou plusieurs émotions fondamentales, autre nom du registre. Ainsi élimine-t-on la dangereuse tentation des hiérarchies de tous ordres, y compris celle qui pourrait s'établir entre le professeur et l'élève ou l'élève et l'écrivain. Car désormais l'élève est lui aussi créateur, grâce au texte d'invention. Restait à éliminer les auteurs. Les programmes l'ont prévu : les oeuvres et les écrivains en ont disparu au profit d'objets d'étude dont la plupart correspondent, dans la plus grande confusion chronologique, à un genre littéraire. Adieu donc la perspective historique, adieu les grandes questions morales, esthétiques, politiques ou métaphysiques, place à la forme. Etablir un programme, a déclaré Alain Viala, c'est rechercher l'équité, et c'est apparemment à ce prix qu'il a cru l'obtenir. Le karaoké et le jeu de piste littéraire proposés à des enfants que l'on a privés d'un véritable apprentissage de la langue, pourraient faire simplement sourire. Mais on touche moins ici au divertissement qu'à l'asservissement. Il convient donc de s'interroger sur les véritables bénéficiaires du sac des humanités, en excluant naturellement les auteurs des programmes dont les profits ne se comptent qu'en humbles satisfactions carriéristes. Passons rapidement aussi sur la simplification du travail des professeurs reconvertis en animateurs et armés d'outils pédagogiques qui les dispensent de se creuser la tête. Restent les éditeurs de livres traditionnels de grammaire et de conjugaisons dont les affaires sont aujourd'hui florissantes, comme le montre l'actuelle promotion du Bescherelle. Restent surtout les sectes politiques ou religieuses ainsi que les animateurs et annonceurs qui s'adressent à la jeunesse par le canal des médias et de la publicité, trop heureux de disposer d'un public intellectuellement laissé en friche. N'oublions pas non plus les amateurs de chiffres et de diagrammes qui voient enfin figurer, sur leurs tableaux de bord, des évaluations "scientifiques" et socialement neutres de la lecture de Racine, Stendhal ou Proust. Quant à la justice et à l'équité, maîtres mots des réformateurs, les statistiques, pourtant fondées sur les éléments objectivables dont ils raffolent, leur administrent un cruel démenti dont les passerelles, conventions, dérogations et autres emplâtres démocratiques, qui fleurissent aujourd'hui sous le nom de discrimination positive, sont les manifestations les plus voyantes. C'est ainsi qu'en s'abstenant d'ouvrir les esprits à une langue, à un héritage et par conséquent à un surcroît de conscience, on aggrave une injustice qu'on se flattait de faire reculer. Se trouvent donc illustrés une fois de plus les terribles méfaits de la démagogie, fût-elle principalement de gauche. Ultime enseignement de cette affaire, on ne plaisante pas impunément avec les concepts : la " mort du sujet ", formule phare des structuralistes des années 70 et de leurs épigones des années 80, s'est échappée des laboratoires pour proliférer dans le monde de l'éducation. Par un remarquable effet de boomerang, elle n'y produit rien d'autre que du conformisme et de l'assujettissement. Michel Leroux.
Aspect idéologique
Conception de la morale
Dimension pédagogique
A qui profite le crime ?