Quand Philippe Meirieu tient la plume des experts…

Contextualisation ? Intertextualité ? … Ou plagiat ?


L’apprentissage de l’argumentation est désigné dans les nouveaux programmes par les termes " démontrer ", en Seconde, " délibérer " en Première, où la dissertation est définie comme une " démarche de " délibération ".

D’où vient cette nouvelle nature de l’exercice, qui ne consisterait plus qu’à faire un choix entre plusieurs opinions ? Des nécessités de l’évolution de la discipline, ou d’une source extérieure ? La lecture des Documents d’accompagnement des programmes pour les classes de Seconde et Première, rédigés par le Groupe d’experts de lettres, provoque en effet de bien curieuses réminiscences et rappelle, jusque parfois dans la lettre, un ouvrage bien connu de Philippe Meirieu, L’École ou la Guerre civile.

Les rapprochements sont étonnants et nombreux. Les plus importants sont présentés et commentés dans Contre-expertise d’une trahison – La réforme du français au lycée, p. 128 à 135, où sont dégagées la signification de la mutation opérée sur l’exercice par les experts, et les raisons de leurs emprunts au système de Philippe Meirieu. Le détail et la mise en parallèle systématique de tous les points de contact entre les deux publications figurent dans le tableau qui suit.

 

Philippe MEIRIEU

L’École ou la Guerre civile(1997), p.67 et 68. 

Groupe d’EXPERTS

Documents d’Accompagnement (2001), p. 96 sauf indications contraires.

La remise en cause de la raison, prétendant dire le vrai par delà croyances et convictions.

Une conception implicite de la raison traverse aussi bien l’idéologie des concepteurs que celle des nostalgiques de l’école de Jules Ferry, une conception que l’on observe aussi bien dans " la classe d’Anatole France " que dans les réactions violentes qui s’expriment aujourd’hui contre toute forme de tradition culturelle : la raison serait le contraire de la conviction.

Démontrer consiste à développer, à partir d’une affirmation initiale admise comme vraie, un raisonnement déductif qui tend à prouver, par des opérations logiques, la vérité de sa conclusion. La démonstration est donc formelle et soumise à des règles explicites. Elle peut être vérifiée par des preuves indiscutables et ainsi être déclarée correcte ou incorrecte…

Elle constituerait une réalité spécifique, avec ses contenus propres, 

Elle se déroule hors de tout autre contexte que celui de son propre système : la logique est sa méthode, le calcul est son moyen, comme dans le cas de la démonstration mathématique…

indépendante et opposée aux convictions individuelles toujours arrimées au local, aux tribus et aux clans, à la superstition et aux intérêts individuels.

… Le résultat est en principe indépendant des personnes, de leurs croyances et de leurs convictions

La raison prétendument universelle : un instrument pour imposer des opinions particulières

Or cette raison-là dissimule, en réalité, des conceptions particulières qui se veulent hégémoniques : en l’occurrence, les idéaux d’Occidentaux " éclairés " du XIXème et du XXème siècle. "

…Dès lors, la latitude laissée aux partenaires de ce type d’échanges est faible : c’est la cohérence du raisonnement qui impose, de manière impersonnelle, une vérité qui doit être admise par tous. "(p. 41)

" Les opinions ne sont pas seulement affaire d’arguments rationnels " (Alain Viala)

Et tous les hommes, même les penseurs les plus rigoureux et les philosophes les plus rationnels, tiennent d’abord leurs convictions, non d’un raisonnement absolu et implacable, mais de leur histoire personnelle et de leurs appartenances sociales. Certes, ils les passent ensuite au crible de la raison, mais ils ne peuvent jamais se dégager complètement du contexte personnel et social dans lequel ils se trouvent.

Toute vérité n’est pas rationnellement démontrable.(…) Démontrer cède alors le pas à argumenter. (…) Argumenter concerne le monde des opinions, où s’expriment des thèses de toute espèce sur ce qui peut être l’objet d’une discussion : jugement de valeur, bien-fondé d’une décision, justesse d’une prise de position (…) argumenter consiste à justifier la préférence que l’on accorde à telle ou telle façon de voir, que l’on cherche à faire partager. Ce qui met donc en jeu les sujets parlants eux-mêmes.(p. 41)

La dissertation " aux ordres " : un exercice où la raison est réduite à la défense d’ opinions.

" L’école(…) doit rendre possible la raison comme délibération. "

" La délibération constitue un des enjeux majeurs de la classe de Première "(p.22)

" la démarche fondamentale de la dissertation est bien une démarche de délibération. "

" La dissertation est avant tout un exercice de la délibération "

" " (la raison) est un moyen de mettre en délibération les convictions des uns et des autres "

" Ce terme [délibération] désigne les situations où sont pris en compte plusieurs points de vue afin de construire un jugement.

Elle [la dissertation] confronte des arguments divers, voire divergents. "

" Argumenter consiste à justifier la préférence que l’on accorde à telle ou telle façon de voir. " (p. 41)

" L’école(…) doit rendre possible la raison comme délibération. Sa tâche est d’instituer un dialogue fructueux entre les convictions,

" La démarche fondamentale de la dissertation est bien une démarche de délibération : construire un jugement en prenant en compte plusieurs points de vue et définir ce jugement non comme un absolu,

…de préparer à une démocratie délibérative

mais comme un choix que l’on fait en connaissance de cause parmi plusieurs façons de voir, correspond bien à la réflexion délibérative.

…entre des individus qui s’écoutent, cherchent à se comprendre et débattent entre eux . "

Elle est une formation à l’argumentation par des confrontations de points de vue "

  " (L)a tâche (de l’école) est d’instituer un dialogue fructueux entre les convictions. "

" La confrontation des points de vue peut se faire sous la forme d’un dialogue ".

" (La raison) est un moyen qui permet aux convictions d’entrer en communication les unes avec les autres, et de " faire société " dans un espace commun où l’on s’engage à débattre plutôt qu’à utiliser les armes de la violence, de la séduction ou de l’intimidation. "

" [La dissertation] suppose aussi le respect : respect de l’opinion proposée qui doit être examinée avec attention, en repoussant les tentations d’y adhérer ou de la contredire d’emblée, donc respect de la voix d’un autre.

Le lien avec (…) le respect des opinions d’autrui est ici capital . "

" L’éducation ne doit pas chercher, en vain, à arracher les convictions des élèves, comme on arracherait les mauvaises herbes de la superstition  ou de l’erreur, pour laisser pousser la raison et émerger la vérité. Si l’éducation doit faire accéder à la raison, c’est dans la mesure où celle-ci est un moyen de mettre en délibération les convictions des uns et des autres et de " faire société ". " 

" (La dissertation comme démarche de délibération) a un rôle important dans le domaine du jugement sur les œuvres et enjeux littéraires, où la critique ne peut relever de la certitude mais des débats au sein des opinions possibles, des goûts, des croyances même. Il s’agit à la fois de dépasser la simple expectative et de garder le sens de la portée relative de ce jugement. "


Des reprises littérales

délibération ", 2 occurrences

délibérative " 1 occurrence

délibération " 3 occurrences

délibérative " 1 occurrence

" confronter leur bien-fondé " (des " convictions ")

" apprécier le bien-fondé " (des " arguments ")

"débattre (entre les convictions) "

débats au sein des opinions

" enjeux " (des convictions)

" enjeux " (littéraires où la critique ne peut relever de la certitude)

" scepticisme relativiste "

" portée relative des jugements "

 

        L’idée générale est de faire soupçonner la raison, qui serait la marque de l’impérialisme de l’esprit, contraire à l’égalitarisme ; pour ce faire, on discrédite l’usage de la logique et de l’esprit critique, au profit d’un relativisme universel, la " démocratie délibérative ", qui serait promue par la nouvelle dissertation. On voit bien le glissement chez Philippe Meirieu : " la raison est un moyen de mettre en délibération les convictions ", on le retrouve dans les Documents d’Accompagnement.


        L’influence de Philippe Meirieu sur ce point est très sensible dans les p. 40 et 41 des mêmes Documents, où l’on discrédite " démontrer " au profit d’ "argumenter ". Enfin, comme l’ "argument " a été redéfini dans les Documents comme une " opinion ", au fond (p. 20 et 21), on peut dire que l’on est sur le même terrain de l’absence de justification logique.

        Enfin le terme de " délibération ", proprement meiriolisant, n’apparaissait jamais dans les textes officiels antérieurs (même les plus récents n’utilisent pas le terme ; en 1981 par exemple, l’on ne parlait que " de techniques et de méthodes qui les (les adolescents) habituent à l’observation et à l’exploitation raisonnées des informations ".

Agnès Joste
11/2002