Meirieu : "Qui y va ?"
Cette lettre figure sur le site du SI.EN Unsa Education. La page semble dater du 20/09, le texte est suivi de notre transcription de l'émission "Les 4 Vérités" du 08/09 mise en ligne le 11/09. La rétorsion, à propos de "pensée unique", prête bien sûr à sourire. Un passage, mis en gras par nos soins, constitue un témoignage intéressant.
appel
de philippe meirieu contre la "pensée unique" du conservatisme
Bonjour,
Je vous joins, ci-dessous la transcription, d’une émission de France 2 du 8
septembre. Vous pourrez prendre connaissance des propos de M. Brighelli
(l’auteur de La fabrique du crétin) et – bien plus important et
grave à mes yeux – de la présentatrice de l’émission sur une chaîne du
service public. Il est vrai que cela a un goût de réchauffé, mais cela
n’enlève rien, pour ma part, à mon sentiment de révolte : cette pensée
devient, à notre insu, la pensée dominante, voire la “pensée unique” !
L’ouvrage de M. Brighelli est actuellement 5ème dans les meilleures ventes
de la FNAC, à quelques encablures à peine du “phénomène Houellebecq”.
Il exprime un sentiment diffus qu’il contribue à amplifier, voire à créer.
Pour ma part, j’ai refusé une proposition de débat avec ce monsieur sur
LCI, mais, devant l’ampleur du phénomène, je viens d’en accepter une
pour LE FIGARO. Je ne baisse pas les bras, mais je suis fatigué de ces
attaques et las de devoir me justifier en permanence dans un procès que je
perds systématiquement : on m’attribue un pouvoir absurde, on m’accuse
d’être dans un complot pour détruire l’Ecole et la culture, on avance
quelques faits, incontestables pour quelques uns mais jamais mis en
perspective, on ignore mes travaux et si je me défends, on me rétorque :
“Vous vous défendez trop pour n’être pas coupable !”. Vieille méthode
qui rappelle de fâcheux souvenirs ! Et que l’on retrouve sur de nombreux
“blogs” de discussion que je vous invite à regarder de temps en temps.
Comme on retrouve cela presque toutes les semaines dans MARIANNE et, parfois même,
dans LE NOUVEL OBSERVATEUR.
Certes, on peut ignorer ces propos ou les traiter par le mépris, se dire
qu’on est un peu “parano”, que ces “gens-là” sont minoritaires et
font vraiment beaucoup de bruit pour rien, que, dans les écoles et les établissements,
on est à mille lieues de ce discours... Mais en sommes-nous certains ? Je
viens de faire plusieurs heures de formation avec des stagiaires professeurs
de Lettres, d’Arts plastiques et d’EPS : plus des deux tiers des
stagiaires de Lettres, près de la moitié des stagiaires d’Arts plastiques
(et aucun d’EPS, à première vue) sont sur ces positions : les instituteurs
ne font plus leur travail, on a baissé les bras sur l’exigence
intellectuelle, on monte artificiellement les notes pour cacher la baisse de
niveau, il faut exclure ces élèves qui nous empêchent d’enseigner...
Certes, après un temps d’explicitation et de discussion, ils évoluent un
peu, mais n’assistons-nous pas à une forme d’infiltration systématique
de l’opinion des enseignants et de tous les citoyens qui prépare les
retours de bâton les plus terribles ? Ne sommes-nous pas devant un phénomène
sociologique qui enfle et, de manière plus ou moins souterraine, facilitera
les mesures les plus réactionnaires qu’on voit déjà se profiler : priorité
à la sanction et à l’exclusion sur la prévention ; retour aux méthodes
d’enseignement « impositives » ; dévalorisation des pédagogies centrées
sur la démarche expérimentale ou documentaire ; développement de systèmes
d’orientation précoces ; mise en place d’un pilotage technocratique par
des résultats strictement quantitatifs, etc... Sous couvert de liquider l’héritage
de Mai 1968, de nombreux « intellectuels » considèrent comme inéluctables
– et indispensables ! - le choix de la sélection et de la répression, le
retour aux « bonnes vieilles méthodes » d’apprentissage, la réduction de
la formation du citoyen à l’apprentissage de La Marseillaise,
l’enfermement des déviants, la sanction sociale des familles « démissionnaires
», l’organisation de la concurrence entre les exclus au nom de la «
discrimination positive », la partition entre l’élitisme des élus et la médiocrité
des médias, l’expulsion des « indésirables »…
C’est pourquoi je crois qu’il faut répliquer à Monsieur Brighelli et à
ceux et celles qui pensent comme lui... Une réplique forte et significative
s’impose. Je veux bien participer à cette réplique, mais il faudrait que
nous soyons nombreux, partout où c’est possible... Qui y va ?
Bien cordialement.
Philippe MEIRIEU