L’illettrisme, une polémique pour lettrés


LUC CÉDELLE - Le Monde de l’éducation • Septembre 2002

L’apprentissage de la lecture déchaîne les passions. Enseignants, seuls ou en collectifs, spécialistes et scientifiques  : tous ont un avis –tranché- sur la question. Les nouveaux programmes du primaire ravivent la polémique.

L’apprentissage de la lecture est un thème de querelles incessantes, où l’on retrouve le clivage entre " républicains " et " pédagogues ", mais également entre spécialistes. Aussi impressionnantes pour le profane qu’elles restent opaques pour la majorité des enseignants du primaire, ces polémiques sont réactivées par toute décision officielle.

Les nouveaux programmes du primaire, en vigueur cette rentrée, sont ainsi résumés dans le titre d’un appel du collectif Sauver les lettres (1) " Ne plus apprendre à lire, écrire, compter et calculer. ". Comment l’école peut-elle " ne plus apprendre "? Le texte met en cause " le refus de la mémorisation " (et du "par cœur "), la "limitation drastique du temps global consacré aux apprentissages fondamentaux ces trente dernières années " et —alors qu’une majorité d’enseignants du primaire tient le discours inverse — " l’allègement continu des programmes ".

Sur le même site, Marc Le Bris, instituteur, sous sa signature personnelle, développe ces arguments et aborde la question des méthodes de lecture. Approuvant la volonté de lutter contre " l’épidémie moderne " que constitue " l’illettrisme ", il prie néanmoins le ministre de faire cesser " la contamination à la source ". Selon lui, " le responsable de l’illettrisme en France n’est pas seulement LA méthode globale, qui n’a quasiment jamais servi, mais LES méthodes globales qui servent depuis trente ans sous les noms de méthode mixte, naturelle, à hypothèses ou phonétique ". Et il appelle à la "promotion des méthodes qui marchent, les méthodes syllabiques, en faisant fi des cris d’orfraie des dogmatiques (...) ". De ce fait, il se place en désaccord radical avec les pratiques de presque tous ses collègues qui, en effet, n’utilisent l’approche syllabique qu’en parallèle avec d’autres formes d’apprentissage.

Les ouvrages, manifestes ou pétitions émanant de ce même courant, malgré beaucoup de variantes dues à son caractère hétérogène, comportent, en ce qui concerne l’enseignement de la lecture et de l’écriture, certaines constantes. Les écoles ne seraient plus vouées qu’au " bien-être " des enfants en proscrivant tout effort. Sous la pression de ceux qui " tiennent "le système scolaire depuis des dizaines d’années, seules les mauvaises méthodes seraient pratiquées. Tout exercice collectif serait banni, de même que l’apprentissage des règles de la grammaire ou la récitation des fables de La Fontaine. Seule une poignée d’enseignants " résistants " s’opposeraient encore à cette démolition. Malgré l’utilité que peut avoir un discours critique virulent pour faire contrepoids à la tentation, inhérente au système scolaire, de " gommer " les problèmes, cette vision cauchemardesque ne correspond pas à ce qui peut être empiriquement observé dans les écoles. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles cette mouvance n’est pas parvenue à mobiliser les maîtres contre les nouveaux programmes du primaire.

Une nation apparue en 1978

La notion d’illettrisme elle-même, que l’instituteur précédemment cité reprend à son compte en l’aggravant métaphoriquement d’une connotation médicale, est l’objet de débats très vifs. " L’illettrisme " en tant que problème social reconnu en France est en effet une notion très contemporaine, dont, dans un livre ardu (2), le sociologue Bernard Lahire a entrepris la " déconstruction " méthodique, au risque de s’attirer des inimitiés et d’avoir l’air, ce qu’il récuse, de nier la gravité des inégalités devant l’écrit..

Ce néologisme, intégré en 1985 dans le Petit Robert, a été mis en avant pour la première fois dans un rapport du mouvement ATD-Quart Monde en 1978. Auparavant, on parlait certes des " illettrés " mais surtout de l’" analphabétisme ", et pour désigner une réalité différente: celle des pays dépourvus de système scolaire ou celle des personnes n’ayant jamais " appris à lire ". Depuis, le terme a connu une véritable fortune médiatique et politique, marquée notamment par la création en 1984 par le gouvernement Mauroy du Groupe permanent de lutte contre l’illettrisme, dissous en 2000 et remplacé depuis par l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme. Bernard Lahire reconstitue minutieusement le processus ayant conduit à faire de l’illettrisme un concept à succès et traque les ambiguïtés, voire les dérives liées à son utilisation publique. Travail salutaire, puisque l’absence de distance critique mène aujourd’hui, avec les meilleures intentions du monde, à placer sous la bannière de la "lutte contre l’illettrisme " des mesures concernant essentiellement... des enfants de six ans qui débutent à peine leur apprentissage.

Provocations, reproches et répliques

Un autre glissement conceptuel a fait les frais de la démystification entreprise par Bernard Lahire: l’habitude consistant, pour mettre l’accent sur la gravité du problème, à désigner ceux qui ne maîtrisent pas l’écrit comme des personnes au mieux incapables de "formuler leur pensée " et, au pis, ne disposant plus que de la violence pour s’exprimer. A ce sujet, le sociologue s est heurté (entre autres) au linguiste Alain Bentolila. Professeur à la Sorbonne, expert "incontournable " depuis 1990, auteur de nombreux ouvrages (3), Alain Bentolila est aussi un habitué des colloques et émissions où il fait un tabac par son talent d’expression et son positionnent dans le registre du "langage de vérité ".

Bernard Lahire estime notamment qu’il "joue avec les connotations pathologisantes "en considérant l’illettrisme comme un autisme social " (4) et ne lui pardonne pas d’avoir écrit un jour (dérapage?) que les enfants en grande difficulté avec la langue " seront moins humains que les autres. " (5). Ces reproches sont à la fois intéressants et déconcertants dans la mesure où pratiquement aucun discours public, quel que soit son thème, ne sortirait indemne d’un tel passage au crible.

Alain Bentolila admet des "provocation " mais ne retire rien à " l’idée d’enfermement linguistique ". " Ceux qui, estime-t-il, entretiennent avec la langue orale et écrite des malentendus douloureux vivent plus difficilement que les autres, ont moins de chances décider de leur destin social et sont plus vulnérables devant des textes sectaires ou intégristes. " La " seule question " consiste selon lui à " distribuer de façon plus équitable le pouvoir linguistique ". Sur ce point-là, il sera difficilement contredit. —

(1) Sauver les lettres, www.sauv.net

(2) L’invention de 1’ " illettrisme ", 1999, La Découverte, coll. " Textes à l’appui "

(3) Notamment Le propre de l’homme, Plon, 2000

(4) L’illettrisme, un autisme social <~, texte publié en 1997 par Le Monde de l’éducation.

(5) Texte publié en octobre 1998 par Libération.


Encadré complémentaire :

Liliane Lurçat contre les " destructeurs de l’enseignement élémentaire"

Ancienne collaboratrice d’Henri Wallon (celui du " plan Langevin-Wallon "), puis chercheuse au CNRS, Liliane Lurçat s’est fait, selon le titre d’un de ses livres, une spécialité de dénoncer "la destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs " Ses ouvrages sont très appréciés dans le courant " républicain ", dont elle synthétise les thèmes de prédilection. Dans une école vouée au "divertissement " et où officient des maîtres formés à l’idée que l’enfant "pourrait construire seul ses savoirs ", l’acte pédagogique est perverti par des "pratiques aventureuses" conduisant, en particulier en ce qui concerne la lecture et l’écriture, à l’échec des "enfants mal enseignés ". Il s’agit, assure-t-elle, d’une "destruction patiente et méthodique, opérée à partir du haut ", en application des "errances idéologiques de l’éducation nouvelle ". Entre autres effets, celles-ci auraient mené au "libre choix des activités " et aux "méthodes fondées sur la séduction ", "sous la coupe d’une autorité qui ne se révèle pas dans un rapport explicite ". A comparer avec la réalité. L C.

Le Monde de l’éducation Septembre 2002