La fracture linguistique. Mais quel français parlent les adolescents ?
Avec 400 mots de vocabulaire, la maîtrise des codes devient problématique. Samedi après-midi, dans une avenue commerçante de Paris. Un groupe d'adolescents, style soigné, jean et chemise blanche, cheveux lissés au gel. Des fils de bonne famille. Mais quand l'un d'eux ouvre la bouche, c'est une langue teintée d'un accent indéfinissable, mêlée de verlan ou de vieil argot revitalisé, une langue qui parle de " darrons ", de " kiff " et de " keuss ". Parents, il ne faut pas paniquer : ceux-là ne s'exclameront pas devant un futur employeur que " c'est de la balle " ; ils retrouveront vite leur vernis bourgeois. Ou, du moins, une vague notion des niveaux de langue. Sans doute ne savent-ils pas que la dernière dictée de Bernard Pivot s'encanaillait avec des " meufs ", provoquant l'ire de l'académicien français Maurice Druon, mais peu leur importe. Car tel est l'état du débat sur la langue française. Une éternelle joute entre conservateurs et modernistes, dont les frontières fluctuent au gré des modes. Le 24 février 2004, Druon publie dans le Figaro unetribune intitulée " Non-assistance à langue en danger ". Il y clame quelques convictions franchement réactionnaires " On a commencé par couper les têtes; on a continué en rasant les fortunes; on en est maintenant à décapiter le langage. " Il y affirme le rôle de la vénérable Académie dans la défense d'une langue française agressée, en vrac, par les anglicismes, les enseignants, la télévision, et la dictée de Bernard Pivot. Lequel répond le 1er mars en prenant la défense de ces " mots sans papiers " parce que " nés de l'oral ", qui enrichissent la langue vivante. Paradoxe, le même Bernard Pivot, publiant au printemps dernier un livre en forme de manifeste ludique pour la sauvegarde des mots vieillis et expulsés des dictionnaires, se voit lui-même accusé par certains de conservatisme. Défendre la goguenardise et les coquecigrues, quelle idée ? Interrogé par le magazine Lire, dans son numéro du mois de mars, l'écrivain Philippe Djian est lapidaire : " Franchement, il n y a aucun mot à préserver là-dedans ![ ...] Ils sont vraiment vieillots et ne servent à rien. " Le constat d'une déperdition de vocabulaire ou de grammaire est donc loin d'être partagé. Et prend toujours des allures de nostalgie coupable. " C'est ennuyeux et regrettable qu'une langue s'appauvrisse, plaide pourtant Pivot, qu'elle perde du goût, des couleurs, du sens, de l'exactitude. " Mais, pour le linguiste Alain Rey, auteur du Robert et chroniqueur sur France Inter, tout cela relève de la " préservation des chefs-d'oeuvre en péril ", et d'une " réaction déséquilibrée et frileuse vis-à-vis des usages modernes de la langue ", que sont par exemple les SMS, petits messages écrits dans une langue abrégée qui, pour le linguiste, marquent une " maîtrise du code écrit, avec lequel on peut jouer ". Le résultat de ce " jeu avec le code " donne en général " T ou ? Késs tu fé ? A+ " Baudruches linguistiques Le plus grave ? Entre béatitude et frilosité, le débat rate son objet. Et risque de laisser se creuser la fracture qui déchire aujourd'hui les usagers de la langue, les Français. Explication du linguiste Alain Bentolila : " Le problème n'est pas de savoir s'il faut préserver le trésor de la langue ou l'enrichir de tous les apports extérieurs. Il faut affirmer qu'aujourd'hui une part croissante de la population n'a pas accès à ce trésor " Pour le dire autrement, il est peu probable que l'inventivité linguistique de quelques rappeurs poètes reflète l'état général de la population quant à l'usage du français. Avec 400 mots de vocabulaire, la maîtrise des codes devient en effet problématique. Et, par-delà les discours pétris de bonne conscience sur l'égale dignité de toutes les pratiques linguistiques, on oublie de préciser que les exclus de la langue de Molière ont toutes les chances de devenir des exclus tout court. " La langue est une clef sociale, résume Louis-Jean Calvet, spécialiste des politiques linguistiques. Ceux qui la maîtrisent sont en situation de domination. " Certains, parce qu'ils n'ont pas les mots, sont condamnés à ne pas comprendre le monde, à ne pas le posséder. Ils sont ainsi assignés au bas de l'échelle sociale. "La langue est une clef sociale. " Au départ, explique Alain Bentolila, il y a ces ghettos construits sur la précarité, la déliquescence culturelle, le manque. Or, c'est un principe linguistique : plus les gens sont proches, plus ils partagent d'éléments culturels, sociaux, etc., et moins ils ont besoin de formuler ce qu'ils ont à se dire. Il s'installe entre eux une forme de connivence. " Cette connivence est celle qui permet d'utiliser des " mots-valises " en étant sûr d'être compris. " C'est mortel " peut vouloir dire " c'est terrifiant ", " c'est surprenant ", " c'est exaltant ", et encore beaucoup d'autres nuances, du négatif au positif Mais l'interlocuteur devine, sans recourir au raisonnement, ce qu'on veut lui transmettre par cette exclamation. Contrairement à quiconque n'appartient pas au même univers culturel. Le langage se fait allusif, un " lexique de baudruches sémantiques ", selon les mots d'Alain Bentolila, pas inintéressant, mais pauvre en informations, puisqu'il se fonde essentiellement, notamment pour le vocabulaire des banlieues, sur l'opposition entre le " bien ressenti " et le " mal ressenti ". Cette pauvreté ne pose aucun problème pour qui ne sort pas de son univers socioculturel. Mais elle ne permet pas de s'évader de son ghetto social. Imperceptiblement, la barrière se met en place. Les bandes de jeunes débarquant dans les centres-ville traduisent le même phénomène et la même stratégie : rester en groupe pour ne pas sortir de son univers mental et linguistique. Car leurs instruments linguistiques ne valent que dans les limites du ghetto. Or l'inconnu suppose des moyens linguistiques forts, et une capacité à porter la pensée au plus juste des intentions. " Le sentiment d'enfermement qui naît de l'incapacité à exprimer sa pensée, explique AlainBentolila, favorise souvent le passage à l'acte violent. J'ai vu cela un jour au tribunal de Créteil: un jeune homme est devenu enragé parce qu'il ne savait pas comment formuler sa défense, face à des juges qui, eux, avaient les codes. " Enfin, ultime conséquence de cette absence de maîtrise, une vulnérabilité au discours puissant des autres. " Le principe, commente encore Alain Bentolila, c'est : " Mon discours ne donne pas de sens à ce qui m'entoure, donc je te crois si tu es habile et que tu parles mieux que moi. " Et les islamistes, qui quadrillent les quartiers, s'engouffrent dans cette brèche. Ils donnent le sens manquant en fournissant les mots. " Extension du domaine de l'échec Ces jeunes des quartiers ne sont pourtant pas les seuls à se retrouver bloqués du mauvais côté de la barrière linguistique. Le phénomène le plus frappant ? L'extension de cette exclusion linguistique à une part croissante de la population. Là réside l'échec de la classe moyenne : alors que c'était elle qui devait tirer vers le haut les classes défavorisées, ses enfants s'attribuent aujourd'hui des comportements auxquels ils n'étaient pas contraints par la naissance. Ces jeunes, qui adoptent les codes linguistiques des banlieues, n'en sont évidemment pas tous prisonniers, mais ils sont les indices d'un rejet du savoir et de la haute langue, écrite ou orale, qui imprègne la société dans son ensemble. Parce que sont valorisés les modèles de solidarité tribale véhiculés par l'imaginaire des banlieues, parce que le discours égalitaire aboutit au nivellement. Des jeunes de milieu plutôt favorisé " Je me souviens d'un article paru l'année dernière dans le Nouvel Observateur, raconte Alain Bentolila. On y décrivait le pittoresque du parler des banlieues en rappelant constamment que les jeunes qui s'expriment ainsi "sont respectables". Bien sûr qu'ils le sont ; mais leur déficit, lui, ne l'est pas. Pour ne pas stigmatiser, on finit par valoriser ce qu'il ne faudrait que constater et analyser, puis compenser Tout discours est digne, quand il est le résultat d'un choix, pas d'un manque. " D'éminents spécialistes se focalisent sur les états particuliers de la langue, académique ou argotique. Mais ils oublient cet usage moyen de la langue qui conduit à une exclusion sociale croissante. " Ce sont le vocabulaire et les structures grammaticales qui sont touchés par un appauvrissement général, déplore Louis-Jean Calvet, qui enseigne la linguistique à l'université de Provence. Chaque année, il est un peu plus difficile de faire lire des livres aux étudiants. " Même son de cloche chez Alain Rey, pourtant résolument dans le camp des optimistes : " Oui, on remarque une forte baisse du niveau de langue des étudiants. La responsabilité principale en incombe aux parents, aux lacunes dans la formation, à tout ce qui impose dans notre société un discours appauvrissant. " Conclusion : des jeunes de milieu plutôt favorisé se trouvent atteints des mêmes maux, victimes des mêmes déficits que ceux condamnés à l'enfermement par la misère sociale. Les raisons de cette extension du domaine de l'échec ? D'abord, la rupture dans la transmission, et la modification des rapports entre langue écrite et langue orale. Il est toutefois difficile d'établir un bilan sans être aussitôt accusé de nostalgie réactionnaire. L'école, bien sûr, est le premier maillon à avoir lâché. Non pas au collège, comme l'affirme la vulgate actuelle, mais au primaire, et peut-être plus encore à la maternelle, au moment où s'élabore l'univers linguistique des enfants. Il faut se souvenir du leitmotiv de l'Éducation nationale à ses enseignants dans les années 70: " Vos élèves ne vous comprennent pas quand vous parlez votre langue, adaptez-vous à la leur " Voilà précisément comment se creuse la fracture : la rupture se crée au sein de la langue française quand on estime que tout individu ne peut pas accéder à l'ensemble du trésor de la langue. Erreur fondamentale quand on connaît le parcours de nombre d'écrivains qui ont choisi la langue française contre tout déterminisme, et se sont sauvés par elle. Parler à certains ce qu'on croit être leur langue, voilà la pire des barrières. Christian Montelle, ancien professeur de français, a travaillé sur ces questions. " On se gargarise avec le drame de l'illettrisme, explique-t-il. Mais le premier degré dans l'illettrisme concerne la confrontation à la langue parlée. Avant d'aborder l'écrit, l'enfant doit être imprégné non pas seulement de la langue vernaculaire, celle de tous les jours, mais de la haute langue, une langue orale de qualité, ce qu'on appelle l'art du bien parler. C'est à cela que l'école maternelle a renoncé. " Ce que confirme le linguiste Alain Bentolila, spécialiste des questions d'illettrisme: " Le monde de l'écrit est quasiment interdit à ceux quine possèdent pas une langue orale compatible avec la langue écrite qu'ils vont découvrir. L'enfant, qui apprend à lire vers 6 ans, fait appel à un dictionnaire mental qui lui permet de faire coïncider les sons qu'il déchiffre avec le sens qu'il connaît. Mais, s'il n'y a jamais d'abonné au sens demandé, si le son ne correspond jamais à un sens connu, il va croire que la lecture n'a rien à voir avec le sens. En cela, la maternelle ne remplit plus son rôle. " "Le premier degré dans l'illettrisme Prisons mentales La maternelle, mais aussi tout l'environnement linguistique, dont la télévision, est un élément fondamental, puisqu'elle constitue aujourd'hui le principal vecteur de la culture commune. Qu'on le déplore ou non, le point de ralliement culturel, ce n'est plus le vase de Soisson ou les Fleurs du mal, mais le Loft. Doit-on pour autant établir une police du langage télévisuel, comme le propose Maurice Druon, une instance qui réglemente les écarts de langage des animateurs ? Illusoire, bien sûr. Mais il n'en faut pas moins reconnaître le rôle prépondérant de la télévision dans l'élaboration d'une norme orale. " Nous sommes à une époque où l'on s'adresse de plus en plus à des gens que l'on connaît pour leur dire ce qu'ils savent déjà, résume Alain Bentolila. Le principe fondateur du langage télévisuel est la prévisibilité et la fausse connivence : "Restez, puisque vous savez déjà ce qu'on va vous dire." Et ce schéma sémiologique de la télévision est transposé à l'ensemble des situations de communication, dans un principe d'intimité immédiate qui dissuade de toute conquête. Or lire, c'est affronter l'inconnu, accepter un premier temps de panique. Donc l'écrit devient inabordable pour qui est habitué à cette facilité. " Autrement dit, notre rapport au monde est façonné par un univers linguistique rassurant et prévisible. Celui d'une publicité qui cible les consommateurs auxquels elle s'adresse ; celui d'hommes politiques qu'on incite à ne pas dépasser 400 mots de vocabulaire pour ne pas effaroucher l'électeur. Image et conséquence de la fracture sociale, la fracture linguistique en est le stade ultime, celui où l'enfermement n'est plus seulement géographique et économique, mais atteint la pensée. Qui relira 1984, de George Orwell, comprendra que réduire le nombre de mots pour dire le monde est la plus efficace des prisons mentales. Natacha Polony
Et les exclus de la langue de Molière ont toutes les chances de devenir
des exclus tout court. Explications.
Ceux qui la maîtrisent sont en situation de domination."
Louis-Jean Calvet, linguiste
se trouvent atteints des mêmes déficits
que ceux condamnés à l'enfermement.
concerne la confrontation à la langue parlée."
Alain Bentolila