Que peut-on encore faire… sans le bac ou avec le bac seulement ?

Marianne, 07/06/2004

Qu’on le veuille ou non, l’examen créé par Napoléon reste le passage obligé pour les études supérieures. Depuis vingt ans, on n’a cessé de le réformer. Et, pourtant, aujourd’hui, " avec un bac, t’as plus rien " ! Explications.

Par Natacha Polony

Peut-être aurions-nous dû intituler cette enquête " Avec un bac t'as plus rien ". Toujours est-il que les années se suivent et se ressemblent. Tous les ans le même cérémonial, le même engouement médiatique, les mêmes images de lycéens tétanisés, ces mêmes listes interminables nichées à l'entrée des établissements. Le baccalauréat est une institution nationale. Mieux, un symbole. Malgré la modernité, malgré le progrès technologique, malgré les réformes pédagogiques et administratives en tout genre, il demeure la marque d'un passage à l'âge adulte, le sceau de la consécration. Ainsi le vivent les parents qui, dans leur jeunesse, ont eu besoin de ce sésame, de ce bout de papier qui, jadis, leur ouvrait tant de portes. Mais les ouvre-t-il encore ?

Les années 80 sont passées par là, et avec elles la massification de l'enseignement secondaire. Si bien qu'aujourd'hui réussir son bac ou le rater n'a plus du tout le même sens qu'il y a vingt ans. Eternellement décrié, sans cesse remis en cause, jugé sévère ou injuste, le baccalauréat est souvent critiqué par ceux qui n'en connaissent que la forme ancienne, et vivent sur les vieilles représentations : l'autoritaire et récurrent " passe ton bac d'abord ".


Miracle ou escroquerie ?

Autant le dire tout de suite : passer son bac, et son bac seulement, ne sert plus à rien. Le vieil examen n'est plus une fin en soi. L'a-t-il jamais été ? Quand Napoléon, empereur des Français, crée le 17 mars 1808, par décret impérial, le baccalauréat, il est précisé que " les grades seront conférés par les facultés, à la suite d'examens et d'actes publics ". A la fois début et fin, le baccalauréat est le premier grade universitaire, mais il sanctionne les connaissances acquises au lycée. L'ambiguïté n'est pas vraiment problématique pour les 32 bacheliers de la promotion de 1809, ni même pour les suivantes. Pour la petite élite bourgeoise qui passe l'examen, il s'agit essentiellement d'une marque d'appartenance à une caste. Et ce pendant près d'un siècle et demi. La distinction entre bac avec ou sans latin permettait simplement d'orienter vers les facultés de sciences et de médecine.

Après la Seconde Guerre mondiale, l'école change de visage : 28 000 bacheliers en 1947, plus de 35 000 dans les années 50, et près de 60 000 en 1960. Mais, surtout, le baccalauréat ne suffit déjà plus à assurer la réussite. Il s'affirme pleinement comme le passeport pour l'université. Evolution de la société, du monde du travail, des modes de production, il faut à la France des travailleurs qualifiés. La proportion d'une classe d'âge obtenant le précieux diplôme passe alors de 10 % à 20 % entre 1958 et 1968, pour atteindre 30 % au début des années 80. Autrement dit, à cette époque, envisager une carrière sans avoir le bac était la norme. Le décrocher était un gage d'ascension sociale.

Le moment où la machine s'emballe est aujourd'hui identifié à une formule malheureuse de Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'Education nationale, en 1986 : " Le gouvernement s'est fixé un objectif ambitieux : faire passer de 40 % à 80 % la proportion d'une classe d'âge atteignant le niveau du baccalauréat d'ici à l'an 2000. " La légende veut que cette ambition ait pour origine une erreur de traduction, lors d'un voyage du ministre au Japon, alors modèle de réussite dans les pays occidentaux. A la question de savoir quel était leur secret, les représentants japonais auraient répondu qu'ils conduisaient 80 % d'une classe d'âge au niveau d'un examen que le traducteur aurait assimilé au bac, alors qu'il s'agissait plutôt d'une forme de brevet des collèges. Que l'anecdote soit vraie ou fausse, elle traduit le caractère incantatoire et arbitraire de la décision. Claude Allègre parlait dans sa chronique de l'Express du 3 mai 2004, à propos des tournants pris dans ces années, de "big bang éducatif". Le rapport du Haut Conseil de l'évaluation de l'école, destiné à orienter le fameux "grand débat", qualifiait les années 1985-1995 de "Dix Glorieuses", puisqu'on était passé en dix ans de 29,4 % à 63,2%, soit augmentation de plus de 100 % du nombre de bacheliers par génération. Un vrai miracle... ou une monumentale escroquerie.

Ces mesures, écrit Claude Allègre, s'avéreront parmi les plus désastreuses que l'on ait prises. Elles sont largement responsables de l'inadaptation de l'offre de formation à la demande d'emploi, de la dépréciation du travail manuel et pratique, mais aussi d'une partie de la violence dans les collèges et des échecs, traumatisants, dans le premier cycle des universités. " Le verdict est sans appel. Il interdit de poser dans les mêmes termes la question de l'orientation des élèves. Que faire avec ou sans le bac ? Peut-on réussir professionnellement sans avoir son précieux diplôme ? Encore faut-il savoir de quel bac on parle et des filières qui ont été choisies par les élèves.


Un niveau bac illusoire

On berce d'illusions les élèves en leur faisant croire qu'ils vont atteindre un hypothétique ''niveau bac'', dénonce Marie-Pierre Logelin, professeur de français dans un lycée professionnel parisien. Nous préparons un bac professionnel de logistique et, cette année, nous pouvons nous attendre à près de 100 % d'échec. Nos élèves sont recrutés au niveau du BEP. Or, beaucoup sont proches de l'illettrisme, car les consignes administratives incitent à brader le BEP : les notes sont relevées, l'indulgence est de rigueur. On a donc créé de fait un cycle unique qui amène directement au bac pro. Mais peut-on réellement parler de niveau bac ? " Pour le dire autrement, la multiplication des baccalauréats (lire " Tous les bacs ne se valent pas " ci-dessous) a sans doute été le moyen d'assurer la croissance spectaculaire du nombre de bacheliers, mais elle a contribué à vider de sa substance un examen censé sanctionner l'acquisition d'une culture générale qu'autrefois on appelait les "humanités". Les circulaires administratives incitant les correcteurs à ne pas " inhiber " les élèves, à ne pas " traumatiser " les candidats, à ne pas tenir compte de l'orthographe, ont parachevé l'ouvrage. Dans quel but ?

Des enseignants membres de l'association Sauver les lettres se souviennent de la réponse d'Alain Boissinot, ancien inspecteur général des lettres et conseiller de Luc Ferry: " Vous ne trouvez pas qu'un diplôme que tout le monde n'a pas est injuste ? " Dont acte. Le baccalauréat ne répond pas à l'objectif républicain de formation des citoyens, ni même à l'impératif économique tant mis en avant - et qui prescrirait aujourd'hui de former des bac + 2 -, mais à une nécessité idéologique : garantir la stricte égalité de tous, à tout prix.


Une perversion du système

Dans la mesure, estime Monique Gérault, enseignante en terminale technologique, où le baccalauréat représente dans la seconde moitié du XXème siècle un marqueur social, le signe d'une ascension, son statut est modifié : d'institution il devient droit, dans la foulée d'un mouvement égalitariste qui bouscule comme une lame de fond l'Education nationale au cours des années 70-80. La création des bacs technologiques (au nombre de 8) en 1968, et professionnels (un peu moins de 40 spécialités) en 1985 relevait de cette idée, puisqu'il s'agissait d'appeler symboliquement "bac" un examen tout à fait intéressant et valable, mais différent du baccalauréat général. On a donc incité des milliers de jeunes, parce qu'on leur donnait un baccalauréat, à s'entasser dans le supérieur au lieu de leur assurer une formation courte de qualité. " Les chiffres sont éloquents ; en 2003, selon le Haut Conseil de l'évaluation de l'école, seuls 1% des détenteurs d'un bac professionnel ont une chance d'accéder aux professions supérieures et 17 % aux professions intermédiaires.

Mais, surtout, le baccalauréat en soi, ne suffit pas. Qu'il soit professionnel, technologique ou général, il n'est qu'une étape pour accéder à une formation supérieure. C'est vrai pour la quasi-totalité des bacheliers des filières générales, mais également pour les filières technologiques et professionnelles, qui sont faites pour déboucher sur des formations sélectives professionnelles courtes, type BTS. Or, le baccalauréat, en sa qualité de premier grade universitaire, donne droit à l'entrée dans n'importe quelle fière universitaire. Une perversion du système qui ronge les premiers cycles des facultés. " Avoir son bac ou pas, ça ne veut rien dire, tempête encore Monique Gérault, quand on a 58 % d'échec à la fin de la première année de Deug. Arrêtons l'hypocrisie. Cela signifie tout simplement que le bac ne donne pas le niveau suffisant pour suivre un cursus universitaire. "

Pis, ce sont souvent les bacheliers les plus fragiles qui arrivent en fac, et notamment ceux qui sont issus des filières technologiques. Dès 1999, Christian Forestier, alors recteur de l'académie de Versailles, publiait un rapport dénonçant cette "voie intermédiaire qui a perdu sa vocation d'origine, l'insertion professionnelle, sans s'être pour autant adaptée à son nouveau rôle qui devrait être la poursuite d'études supérieures dans des voies bien particulières". Le bac STT (sciences et technologies tertiaires), qui attire le plus de candidats au bac technologique (73000 bacheliers en 2003), est depuis longtemps la voie de garage des lycées d'enseignement général et technologique ; il ne permet ni l'insertion professionnelle ni la poursuite d'études supérieures dans de bonnes conditions. Les professeurs voient ainsi leurs élèves refusés en BTS ou IUT s'inscrire à l'université, en sociologie, en philosophie ou en lettres, et se condamner à l'échec, faute d'une formation générale suffisante. "Nous sommes confrontés à cela même en lycée professionnel, explique Marie-Pierre Logelin. Au printemps, les élèves se pré-inscrivent en université grâce au système informatique Ravel, qui gère l'ensemble des inscriptions. Evidemment, nos élèves ne s'en sortiront jamais en filière générale, mais ils y vont pour les bourses et le statut d'étudiant. Et nous sommes totalement impuissants puisque nous sommes tenus d'inscrire leurs voeux. En tant qu'enseignante et en tant que contribuable, je trouve cela déplorable. Mais ils sont informés dans ce sens par les conseillers d'orientation-psychologues. " Taux d'échec des titulaires de bac pro en Deug : 95 % ! Mais il est malgré tout politiquement incorrect de remettre en cause le dogme du bacca- lauréat unique donnant accès à l'enseignement supérieur.


Une refondation très improbable

Les adversaires du vieil examen auront beau jeu de dénoncer une institution ringarde et onéreuse. De 150 à 300 millions d'euros, suivant les estimations, 138000 correcteurs mobilisés et quelque 4 millions de copies. Et de prôner, entre autres, le passage au contrôle continu, déjà amorcé avec les travaux personnels encadrés (TPE), instaurés par Claude Allègre en classe de première. Encore faut-il correctement identifier la nature du problème. Et comprendre qu'en matière d'orientation un plombier épanoui vaut toujours mieux qu'un chômeur titulaire d'un DEA d'ethnopsychologie. Récemment, l'ancien ministre Claude Allègre rappelait d'ailleurs cette vérité édifiante : " Il y a en France 30.000 emplois dans le bâtiment, payés plus de 1 500 € par mois, qui ne sont pas pourvus ! Des jeunes avec un Deug en sont réduits à être caissiers de supermarché et en veulent donc à la société de ne pas leur offrir d'emplois correspondant à leur qualification. " Le baccalauréat serait donc devenu une machine à fabriquer chômage, inadaptation et frustrations. Mais, dans une société qui fait de la réussite scolaire un droit et une obligation, une refondation du principal pilier de notre système éducatif paraît plus qu'improbable.

N.P.

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Le mythe de l’autodidacte a la vie dure

François Pinault, une des grosses fortunes de France, a quitté l’école en seconde pour s’engager en Algérie. A 23 ans, il monte son entreprise. La suite fait rêver… Tout le monde a beau savoir qu’en France les diplômes sont les principaux déterminants de la réussite, le vieux mythe de l’autodidacte a la vie dure. Hélas… En 2004, environ 60.000 jeunes sortent du système éducatif sans diplôme. Cinq ans plus tard, ils seront plus de 25% à être au chômage, plus de 20% sans activité, et un peu moins de 50% dans des métiers d’ouvrier ou d’employé. Les chiffres sont quasi les mêmes pour ceux qui n’ont obtenu que leur brevet des collèges. Et, sur 100 diplômés du secondaire, détenteurs d’un bac, d’un CAP ou d’un BEP, un seul atteindra le niveau " profession supérieure ". Certes, l’apprentissage sur le tas existe encore, et l’on peut, sans le bac, entamer une carrière dans le tourisme ou l’animation. Mais, si des GO du club Med ont fini comiques ou présentateurs de jeu télé, la majorité enchaîne les CDD et les emplois saisonniers, rarement payés au-delà du Smic. " C’est d’une logique implacable, explique une conseillère d’orientation. Plus on allonge la durée moyenne des études, pour amener la moitié d’une classe d’âge à bac +2, et plus les carrières atypiques se font rares. Mais les inégalités sociales sont d’autant plus fortes : ne pas avoir décroché son bac n’implique pas les mêmes enjeux pour un jeune de milieu défavorisé en échec scolaire et pour un fils de bourgeois révolté, mais qui possède malgré tout les codes pour réussir. "

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Non, tous les bacs ne se valent pas

" Tu passeras un bac S, mon fils ! " Le diktat des maths dans les élites est encore de mise, et la multiplication des bacs et des options n’y change rien. Malgré les tentatives de diversification, et la refonte de 1995, le bac S reste encore et toujours la voie qui garantit le mieux la réussite dans le supérieur et l’accès à l’emploi. La preuve : 20% des bacheliers scientifiques accèdent aux prestigieuses classes prépa aux grandes écoles, même littéraires. A l’inverse, dans les prépas aux écoles normales supérieures littéraires, on ne trouve que 58 % de bacheliers de série L. Autrement dit, avant d’être un bac scientifique, le bac S est d’abord une filière d’excellence, qui exige travail et méthode, ouvre les portes de presque toutes les formations supérieures et permet de réussir dans n’importe quelle spécialité. Exemple en droit, où les scientifiques sont 53% à réussir leur Deug en deux ans, contre 38% pour les bacheliers en économique et social, et 34% pour les littéraires. En comparaison, le bac littéraire est sinistré. Le massacre progressif de l’enseignement du français en fait trop souvent un bac par défaut, dont les seuls débouchés seront, outre l’enseignement, les métiers de la communication, des ressources humaines ou du marketing… Autant de filières touchées de plein fouet par la crise économique. On envisagerait même de faire du bac littéraire une option du bac ES, considéré comme une filière d’avenir. Cette fois, les humanités classiques du lycée napoléonien seront bel et bien enterrées. Malgré ces disparités, les nuances entre les bacs généraux ne sont rien comparées au gouffre qui les sépare des bacs technologiques et professionnels. Le bac pro est censé marquer la fin des études, et constituer un passeport pour la vie active. Mais les bacheliers " artisanat et métiers d’art ", " hygiène et environnement " ou " industrie de procédés " ne s’en tirent pas mieux sur le marché du travail que leurs collègues titulaires d’un BEP ou d’un CAP. Quant aux bacheliers technologiques, qu’ils soient en sciences et technologies tertiaires, en sciences et technologies médico-sociales ou en hôtellerie, ils ne sont que la moitié à intégrer des filières professionnelles courtes, type BTS. La multiplication des bacs n’empêche pas un système à deux vitesses, où les filières supérieures sélectives, classes préparatoires, IUT, grandes écoles recrutant après le bac, sont les seules à garantir l’emploi et la réussite.