Pourquoi l'école a démissionné devant l'obscurantisme

Marianne du 20 octobre 2003


Les lumières de l’instruction défaillent, et l’inculture se cultive aussi à l’école. Enquête.

Par Natacha Polony

" Je donnais un cours sur les Lumières à mes élèves, raconte une enseignante de lycée parisien. Je leur définissais, pour commencer, l’obscurantisme: l’acceptation, sans critique, de croyances contraires à la science, un parti pris d’irrationnel. Je prends alors pour exemple l’astrologie. Stupeur dans la salle de classe. "Mais comment, madame? L’astrologie, la numérologie, c’est donc de l’obscurantisme ?’... " Expérience banale pour un professeur. Réalisée auprès d’élèves moyens, sans difficultés particulières. Et les exemples semblables abondent. Des jeunes de 15 ans ou 16 ans qui demandent à leur enseignant si le Marsupilami existe.

D’autres, de seconde dans la Seine-Saint-Denis, ébahis par ce que le professeur de français vient de porter sur le tableau noir : Frankenstein, écrit par Mary Shelley. "Quoi? C’est un livre, madame ? C’est pas une histoire vraie ?C’est pas Einstein, le savant, qui a inventé le monstre Frankenstein ?" Deux siècles après Condorcet, les citoyens éclairés par les lumières de l’instruction émargent aux abonnés absents...

Les vieux démons reviennent

Bien sûr, il y a les manifestations de foi militante: des élèves de lycée professionnel qui boycottent les cours de droit, car la seule loi à suivre, selon eux, c’est celle de Dieu ; d’autres qui tentent de convaincre leur professeur que "la main de Dieu guidait Mahomet". Mais ce qui inquiète le plus les enseignants, c’est l’incommensurable naïveté d’un nombre croissant de jeunes. "J’interviens certes dans un lycée difficile, avec une population particulière, prévient Marie-Pierre Logelin, enseignante au lycée professionnel Martin-Nadeau dans le XXe arrondissement de Paris, mais je demeure frappée par la crédulité de mon public. L’évolution des espèces, par exemple, ne passe pas du tout. Parmi les élèves, on compte à peu près 50 % de "créationnistes" [l’homme créé par Dieu], et 30 ou 40 % environ qui n’ont pas d’avis sur la question... " Toutefois, elle veut se garder de stigmatiser les élèves de confession musulmane "Il n’est pas question ici d’intégrisme, précise-t-elle. Il s’agit plutôt de ce qu’on appelait autrefois la ‘foi du charbonnier’; une très grande simplicité doublée de superstition. " Sauf que le charbonnier de jadis, à 18-20 ans, ne sortait pas de quinze années passées dans le système scolaire...

L’éternelle litanie des profs sur "le niveau qui baisse " ? Plus grave que cela : l’impression de vivre la chute de l’Empire romain. Un effondrement généralisé des références culturelles, de la capacité de réflexion, le terrain propice à toutes les régressions, et bientôt aux invasions barbares. Tel est l’avis, entre autres, de Jean-Claude Barreau, le directeur du département culture générale au pôle universitaire Léonard-de-Vinci : "Au Ve siècle avant Jésus-Christ, les citoyens d’Athènes avaient tous fait l’école, le gymnase et l’éphébie - ce qui correspond à peu près à un niveau actuel de bac +5. Les étudiants d’aujourd’hui en sont loin. Ce n’est pas que, dans leur immense majorité, ils soient des fanatiques ; ils vivent dans une espèce de néant absolu. Pas un ne sait ainsi qui est Périclès. Ils s’avèrent incapables de situer Alexandre ou Napoléon. C’est sur cette inculture que se greffe non pas le retour à Dieu, mais la superstition, la représentation magique de la réalité. " Le linguiste Alain Bentolila s’inquiétait, pour sa part, dans une tribune intitulée " L’oubli des livres ", publiée dans le Figaro du 30 septembre dernier, des conséquences de l’illettrisme à l’école: "Ne pas savoir, écrivait-il, et refuser d’apprendre deviennent désormais des signes d’appartenance à une tribu ou à un clan." Mais ce rejet du savoir n’est plus seulement le fait d’élèves en situation d’échec scolaire, l’obscurantisme déborde du cercle des seuls enfants de milieu défavorisé. "L’activité intellectuelle est devenue un gros mot, déplore Catherine Szajer, enseignante au lycée Turgot, à Paris. Et le phénomène concerne aussi les enfants des classes moyennes ou supérieures. Les modèles qu’ils prennent au cinéma et à la télé ne valorisent pas, il est vrai, l’effort intellectuel. Ne maîtrisant plus la langue, les élèves n’ont, en outre, plus les moyens de s’approprier le savoir ; du coup, ils le rejettent. Les vieux démons frappent à la porte... " On serait pourtant tenté de croire que cet environnement médiatique, tant décrié, a au moins le mérite de les rendre plus ouverts. "Même pas, réplique Catherine Szajer, on se trouve au degré zéro de la conscience. Quand, à propos de Gide, j’ai abordé la question de l’homosexualité, les réactions dans la classe étaient si violentes que j’ai dû demander aux élèves s’il fallait à nouveau dresser les bûchers... " Aristote aurait-il tout faux, lui qui estimait que l’homme éprouve un désir naturel de connaître? Ou bien cette curiosité s’émousse- t-elle au contact de l’école? Un comble!


"L’activité intellectuelle est devenue un gros mot.

[...] Ne maîtrisant plus la langue, les élèves rejettent le savoir."

Quand l’obscurantisme gagne les manuels scolaires

Avec le " rationalisme " qui fait l’honneur du mensuel de vulgarisation scientifique Science et vie, Isabelle Bourdial a passé en revue, dans le numéro d’octobre, les manuels scolaires dédiés à l’enseignement du "fait religieux" dans les collèges laïcs. Bilan: au lieu de combattre "l’analphabétisme religieux" - ce qui était l’objectif premier-, ces livres embrouillent les jeunes esprits. Manque de rigueur, commentaires indigents, termes impropres et imprégnés de foi mélangeant "le savoir et le croire" dans une sauce confessionnelle à souhait... Les textes sacrés sont décrits sans être analysés. Impossible de démêler le bon grain de l’ivraie, ce qui relève du dogme de ce qui appartient au domaine historique. On peut lire, par exemple: "les Evangiles nous apprennent que... " alors qu’il faudrait écrire "racontent que... ". Ou bien: "Jésus est l’alpha et l’oméga, le début et la fin de toute chose ", sans préciser que cette affirmation ne vaut que pour les croyants chrétiens. Des cartes et des frises chronologiques sont détournées de leur fonction et indiquent, par exemple, sans y mettre de conditionnel, l’itinéraire suivi par Moïse. "Or, tracer l’exode sur une carte, c’est déjà accréditer son existence, qui n’est historiquement pas prouvée ", explique Isabelle Bourdial. Et Mahomet s’envole à la fin de sa vie sur son destrier sans soulever une poussière de commentaire, laissant croire qu’il a bien rejoint le paradis à cheval. Bref, même une brebis savante y égarerait ses petits. Les manuels à destination des enseignants peuvent commettre des dérapages encore plus incontrôlés. Pour preuve, celui rédigé sous la direction du Pr René Nouailhat, enseignant au Centre universitaire catholique de Dijon (Côte-d’Or) et chargé de mission au Secrétariat général de l’enseignement catholique. Intitulé Enseigner le fait religieux, un défi pour la laïcité, il a été retiré de la vente quelques semaines après la rentrée scolaire. Motif : on pouvait y lire que la Shoah avait provoqué, "chez les juifs comme chez les non-juifs, des comportements très particuliers, rendant les uns et les autres fort sensibles à toute recrudescence possible de l’antisémitisme. Tendance quasi paranoïaque chez les uns, culpabilisation souvent maladive chez les autres ". Dans un autre passage, l’auteur affirmait que "la mort dans les camps d’extermination permet d’offrir une image christologique du destin du peuple juif qui n’a que des rapports fort éloignés et politiquement très suspects avec le judaïsme véritable" A.A.


Des connaissances morcelées

Préjugés, idées toutes faites : nous voici décidément loin de l’école des philosophes rêvée par les Encyclopédistes ! Que les jeunes gens préfèrent naturellement le confort des certitudes, même infondées, à l’effrayante incertitude du doute, cela, certes, n’est pas neuf. S’il existe un savoir qui n’a rien de rassurant, c’est bien le questionnement philosophique, la pensée critique des Lumières. Mais l’école pensée par Condorcet visait justement à faire aimer aux jeunes cette inquiétude. Or, celle du XXIe siècle entend rassurer à tout prix. Pour Robent Wainer, professeur au lycée René Cassin de Gonesse (Val-d’Oise), c’est l’institution scolaire elle-même qui produit aujourd’hui de l’obscurantisme. "La fin des Lumières, affirme-t-il, se reflète dans l’évolution de l’école. Celle de la IIIe République cherchait à former une élite républicaine et populaire par le savoir Pour vaincre la monarchie, il fallait créer une classe qui devrait tout à la République. Après la Seconde Guerre mondiale, on a ajouté à cela l’idée que l’accès au savoir permettait l’égalité. Ainsi a-t-on abouti à l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat. Mais les échecs du système et les conséquences de la crise économique, violence, chômage, modifient les priorités. On en arrive aux programmes élaborés par Luc Ferry depuis dix ans : pour répondre à une urgence morale et sociale, on renonce à Condorcet. Il ne s’agit plus de promouvoir les savoirs, mais seulement les valeurs auxquelles mènent ces savoirs. Puis, comme ces valeurs républicaines, sans les savoirs, sont insuffisantes, on passe aux valeurs religieuses... " Xavier Darcos n’a-t-il pas déclaré le 5 novembre 2002, lors d’un séminaire interne en compagnie de 300 responsables pédagogiques, qu’il était nécessaire d’aborder les faits religieux à l’école pour contribuer à "donner du sens à la vie" ? Le retour de Dieu à l’école s’accompagne d’un enseignement qui ressemble de plus en plus à du catéchisme "citoyen ". Pour Vincent Cespedes, professeur de philosophie et auteur de la Cerise sur le béton (Flammarion), réflexion sur la violence scolaire, "l’inculture s’érige aujourd’hui en une véritable forme d’agriculture, qu’on cultive à l’école. Comment expliquer que des élèves ayant étudié pendant sept ans l’anglais demeurent incapables de parler la langue ? Que des gens qui ont eu 12 ou 13 en histoire au bac n’aient pas le moindre repère historique ? Parce que le savoir, à l’école, se voit distribué sous forme de " QCM ", de questions à choix multiples. C’est cela le plus pervers : on donne les connaissances aux élèves, mais sous une forme morcelée, de telle sorte que celles-ci échouent à se fixer en eux, qu’il leur est par conséquent impossible de les mobiliser..."

"Ne pas entrer dans les détails"

Une pensée ne devient valide que si on est capable de la relier à une autre afin de former un raisonnement, c’est là tout l’apport des Lumières. A l’inverse, la juxtaposition reste de l’ordre de la pensée mythique ou religieuse. C’est le discours de Dieu dans les textes sacrés, inaccessible aux hommes car non fondé sur le raisonnement. Un discours également hors du temps et de l’histoire, car dans la pure juxtaposition temporelle. Que penser, dès lors, de programmes qui suppriment l’histoire littéraire, ou encore d’un ministre de l’Education nationale, Claude Allègre en l’occurrence, déclarant dans une interview, le 23 novembre 1999, au journal France-Soir que l’enseignement de l’histoire ne "doit pas entrer dans les détails ", mais "se contenter de quelques flashs"? Robert Wainer a procédé à un test sur ses deux classes de seconde du lycée René-Cassin : cinq élèves sur six ne distinguent pas, dans une phrase, la cause de la conséquence ! "On leur a tellement répété que l’essentiel est d’exprimer leur ego, déplore-t-il, qu’ils se cantonnent à une pensée de la profération pure. Le fait est qu’on leur a donné la parole, mais sans leur transmettre les mots pour le faire."

Et qui n’a pas les mots ne saurait déchiffrer le monde.

Un autre, n’importe quel autre, le fera à sa place...

"On a tellement répété aux élèves que l’essentiel est d’exprimer leur ego,

qu’ils se cantonnent à une pensée de la profération pure."

Cinéma - Le côté obscur de la force

Un " élu ", enfanté par une vierge et qui engage la lutte du bien contre le mal, ça vous dit quelque chose ? Pour les jeunes générations, la référence est claire : non, ce n’est pas le Nouveau Testament, mais... Star Wars, l’œuvre-fleuve de George Lucas. Anakin Skywalker, le futur Darth Vador est en effet le nouveau messie qui doit détruire le côté obscur de la force, mais va finalement tourner en ange déchu, en instrument du mal. Le cinéma pour adolescents surfe sur la vague mystique et flatte les penchants obscurantistes des plus jeunes. "La vérité est ailleurs ", leur susurre la série "X Files ". Tout n’est que mensonge et illusion, leur répètent à l’envi les frères Wachowski, les réalisateurs de la trilogie Matrix. Dans ce grand fourre-tout où le mythe de l’élu côtoie la fiction cartésienne d’un Dieu trompeur qui pourrait se jouer des humains, références philosophiques et mythologiques se mélangent à l’intérieur d’une forme elle-même quasi magique: la trilogie (toute référence à la Trinité serait purement fortuite). Pour une seule conclusion : on vous cache tout, on ne vous dit rien, achetez nos produits dérivés !...


La défaite de la pensée

Les raisons de cette " défaite de la pensée"? Tout d’abord l’application, à l’école, des analyses des années 60 : représentant de la culture bourgeoise, oppressante, le prof pratiquerait un ethnicide " sur la culture de l’enfant.

Vient ensuite une forme de romantisme opposant à "l’assèchement du raisonnement " le pouvoir de "l’imaginaire" - une idéologie qu’on retrouve notamment dans les programmes de français, avec la disparition progressive de la dissertation. C’est la postérité non du Rousseau du Contrat social, mais de celui de l’Emile ou du Discours sur l’origine des langues, qui expliquait que "la Raison est un frein à la force ". Se greffe, enfin, sur ces deux courants, une forme de religiosité dont les discours doloristes (la douleur tartinée sur la bonne conscience) et confits de catholicisme d’un Philippe Meirieu, grand pape de la Rue de Grenelle pendant vingt ans, donnent un inquiétant aperçu: "[Il faut] saluer celui qui nous arrive, explique-t-il ainsi, en un lyrisme illuminé, dans Frankenstein pédagogue (p. 61), d’où qu’il vienne, comme un sauveur possible, une sorte de Noël au quotidien, le signe que tout peut encore advenir et le meilleur se réaliser enfin. [...] Qui n’est pas capable de s’émerveiller devant un nouveau-né condamne le monde à la reproduction et englue tout rapport éducatif dans un mimétisme mortifère. " Ce mimétisme, dénoncé par Meirieu, c’est bien sûr celui qui voudrait que l’enfant apprenne le raisonnement logique de l’adulte, qu’il sorte de ses préjugés et de ses croyances. Dans cette vision des rapports enfants-adultes, l’apprentissage se situe par conséquent, et délibérément, du côté de la violence, de l’intolérance... Extraordinaire renversement, tout de même...

La télévision n’est, en effet, pas la seule à produire des neuneus ;

l’école ne fournit plus les anticorps pour lutter contre la bêtise.

 

Alors, retour de l’obscurantisme? Certes. Mais il n’y a rien de fatal à cela. "L’obscurantisme, dénonce Vincent Cespedes, est diffusé aujourd’hui par l’école elle-même. Livrant l’individu à la société marchande, il joue un rôle central dans le développement de notre société d’abrutissement. La télévision n’est, en effet, pas la seule à produire des neuneus ; l’école ne fournit plus les anticorps pour lutter contre la bêtise. On en revient presque à l’époque d’avant les Lumières, quand une classe religieuse asservissait les masses afin de préserver son pouvoir."

L’atomisation de la pensée produite par un enseignement déstructuré trouve son répondant dans l’atomisation du corps social, la destruction de toute volonté politique.

Pour Vincent Cespedes, le grand gagnant de cette situation a toutes les chances d’être Dieu : "On a tellement abruti les jeunes que la publicité peut se permettre de leur donner des ordres. Voyez la marque Reebok, qui leur ordonne :‘Affiche le vector" (le logo de la marque)! Ça marche à 20 ans, mais, à 30, on se rend compte qu’on ne va pas très loin avec un logo. On cherche sa dignité; et la dignité du pauvre, c’est Dieu, qui va malheureusement l’asservir d’une autre manière..."

Le retour à Dieu, stade ultime du capitalisme?

N.P


A Kansas City, Darwin est interdit

L’évolution darwinienne tient une grande place dans les campagnes électorales de l’Homo americanus, espèce envoie d’expansion sur notre planète. Et la sélection présidentielle est sur le point d’évincer la sélection naturelle des programmes scolaires. Déjà en mars 1981, le candidat Ronald Reagan déclarait devant un auditoire de futurs votants californiens, proches de l’extase: "L’évolutionnisme est seulement une théorie scientifique, une théorie que la communauté scientifique ne croit plus aussi infaillible qu’on l’a cru autrefois. En tout cas, si l’on se décide à l’enseigner dans les écoles, je pense qu’on devrait aussi enseigner le récit biblique de la création."

Le gouverneur George W. Bush, reprenant en août 1999 le slogan de son prédécesseur républicain, se déclarait lui aussi favorable à la pluralité de l’enseignement. Il promettait alors que, s’il était élu en 2000, on enseignerait désormais, dans les public schools, le récit de la Genèse en même temps que la théorie de l’évolution. L’Etat du Kansas, plus bushiste que Bush, a retiré purement et simplement les théories du Big Bang et de Charles Darwin des programmes scolaires. N’y figure plus que la "micro-évolution ", c’est-à-dire les transformations à l’intérieur d’une même espèce allant dans le sens d’une meilleure adaptation de l’organisme au milieu. Autrement dit, l’homme ne descendrait pas d’une famille de vieux singes. Quoique... En regardant G.W Bush faire des grimaces et gesticuler à la télévision, même les citoyens du Kansas profond devraient être saisis d’un doute scientifique... A.A