La révolte des désespérés
Pour comprendre les raisons d'une crise qui dépasse le cadre strict de la décentralisation et de la retraite, il faut pousser les portes des écoles et des collèges. L'urgence: des états généraux de l'éducation pour remettre à plat méthodes et conditions d'enseignement.
Par Natacha Polony
Soulagement général : le bac a bien eu lieu et les journaux télévisés ont pu nous abreuver des sempiternels micros-trottoirs sur les impressions des postulants et autres anecdotes. Les politiques y sont allés de leur couplet sur la " responsabilité des enseignants ".Donc, situation en cours de normalisation. Il y a bien eu quelques débordements, des professeurs bloquant des centres d'examen, d'autres enchaînés aux grilles avec des panneaux " professeurs grévistes réquisitionnés = atteinte au droit de grève ". Mais, qu'importe, la grande peur est passée, l'amnésie peut s'installer sous le soleil estival. Et pourtant...
Comment nier que l'actuel mouvement dans l'Education nationale, de la maternelle à l'université, dont on ne sait exactement ni quand ni comment il s'achèvera, revêt un caractère exceptionnel ? Que des enseignants, même minoritaires, envisagent de bloquer le baccalauréat révèle une radicalisation dont les ressorts méritent d'être analysés. Beaucoup le rappellent: même dans la folie de Mai 68, il n'a jamais été question de telles actions. D'autres ont souligné ce qu'il pouvait y avoir de choquant à voir des professeurs jeter, ou brûler, le livre de leur ministre, Luc Ferry. Et que dire de ces images d'enseignants hurlant dans les manifestations, fermant avec des chaînes l'accès de leur établissement ? Pour Dominique Bourg, professeur de philosophie à l'université de technologie de Troyes et à Sciences-Po Paris, il y a une " dérive à la paysanne" dans ce mouvement des profs. Une fureur qui évoque le saccage du bureau de Dominique Voynet, alors ministre de l'Ecologie, parles paysans en colère. Manipulés, les profs, par quelques activistes d'extrême gauche, comme on l'a dit çà et là ? " Cela va beaucoup plus loin, explique Dominique Bourg, il y a une dégradation de fond, comme un barrage qui a sauté, des barrières morales qui ont disparu. Mais, en s'attaquant aux examens, ils cassent le cœur de leur légitimité. "
Blocage, le seul moyen d'action
Dans l'effervescence des assemblées générales, dans l'épuisement de la grève, ces considérations semblent passées à la trappe. Caroline, une jeune enseignante d'Epinay-sur-Seine, se dit même déprimée de voir s'éteindre le mot d'ordre de blocage: " C'est notre seul moyen d'action. On était obligés d'en arriver là. " Pour un autre, professeur d'histoire dans l'Indre, et gréviste depuis le 12 mai, la déception est patente: " Bien sûr, bloquer les examens, c'est un cas de conscience pour la plupart d'entre nous. On a formé les élèves pendant un an pour ça. Mais j’ai sacrifié un mois de salaire à cette grève, je n'ai plus rien à perdre. Certes, le gouvernement semble reculer, mais c'est pour reporter le problème. Et, surtout, nous sommes solidaires des personnels TOS [personnels techniciens, ouvriers et de service], qui doivent toujours être décentralisés. "
"Ce mouvement ne rappelle pas 1968, mais 1936: le rêve d'un front de solidarité par-delà les catégories socioprofessionnelles."
" Solidarité " : voilà le maître mot de ce mouvement. Solidarité, avec les " prolétaires de l'école " que sont les personnels techniciens. Nicolas Piémont, jeune professeur de lettres classiques dans la ZEP de Chenevière-sur-Marne (94), s'en amuse. Il a fait grève en octobre pour préserver des postes d'éducateur, " parce que cela influait réellement sur notre travail ". Mais, là, il dénonce des enseignants à l'attitude revancharde et irrationnelle, des " mouvements spontanés fondés sur des on-dit ". " Ils parlent de solidarité avec les personnels Atoss, mais, pour la plupart, ils découvrent totalement leur statut, et je n'en connais pas beaucoup qui, il y a deux mois, auraient pu citer le prénom d'une des femmes de ménage qui nettoient les classes. " Mais le mot lui-même, solidarité, est porteur d'un symbole.
Jean-Michel Besnier, professeur de philosophie à la Sorbonne, y voit l'un des points clefs pour comprendre le mouvement: " Ce qu'il y a de commun aux profs et aux paysans, c'est la logique du désespoir, le fait qu'ils répondent à un instinct de conservation face à la crainte du "démantèlement"; le sentiment d'un complot pour la disparition de l'éducation. Dans cette atmosphère de crise d'une catégorie sociale, la seule façon de se reconstruire, et de se sentir de gauche, c'est la cohésion avec les autres, le fait de mettre en avant une cause universelle. Ce mouvement ne rappelle pas 1968, mais 1936: le rêve d'un front de solidarité par-delà les catégories socioprofessionnelles. "
Etre de gauche: telle est bien une partie de la question pour nombre d'enseignants déboussolés. Car le paradoxe est là: les mouvements récurrents dans l'Education nationale, dont la violence et l'ampleur frappent aujourd'hui, sont nés sous les gouvernements de gauche, dont les enseignants sont pourtant l'électorat " naturel ", et ne font, depuis, que s'égrener sans que jamais une réponse de fond ait été apportée. Comme s'il était impossible de nommer les problèmes. La question de la parole, dans ce qu'on a maintenant coutume d'appeler le " malaise enseignant " est cruciale.
Les raisons de la déraison
Bien évidemment, les points mis en avant (retraites, décentralisation, autonomie des universités) sont importants. Encore faut-il en expliquer les enjeux réels... Mais, pour Jean-Michel Besnier, ce sont des " questions écrans ", des prétextes qui, s'ils ont fini par convaincre les manifestants, ne sauraient justifier la radicalisation du mouvement. Le reste, le fond, demeure dans le non-dit, dans l'indicible, étouffé sous une chape d'euphémismes. Alors que les médias déversent un flot de " paroles de profs " sur le mode de l'anecdote, il semble toujours aussi difficile de faire surgir l'analyse. Et le pendant de ce silence assourdissant est cette explosion multiforme, irrationnelle.
Il y a tout d'abord ce sentiment diffus d'être des laissés-pour-compte. La décentralisation, de ce point de vue-là, est emblématique. Au-delà de son implication dans un éventuel processus de privatisation partielle de l'éducation, dont tous les enseignants sont conscients - tout cela se lit clairement dans certains textes produits par l'OCDE et l'OMC sur les " services d'éducation " -, la décentralisation est perçue, par les professeurs, comme le symbole de fin de leur mission. Explication de Jean-François Mattéi (qui n'est pas de gauche), enseignant à l'université de Nice, et membré de l'Institut universitaire de France: " Elle entérine la crainte des profs de ne plus faire partie de l'Etat. Ils se sentent délaissés. C'est une déréliction quasi métaphysique, qui les détache de l'institution. En fait, on perçoit chez les professeurs une double perte : la perte du sentiment de leur fonction et de leur responsabilité civile. " Ce que Nicolas Piémont, le prof de lettres classiques, traduit ainsi: " Dans mon collège, il y a un vieux professeur qui est là depuis trente-deux ans. Il y a encore dix ans, il était considéré comme un héros. Aujourd'hui, il n'est vu que comme un vieux prof un peu rigide, avec la nostalgie du temps où les enseignants avaient encore un statut social. "
" Ce manque de considération, explique Bernard Happy, instituteur dans le Gard, est une cause externe. La cause interne du ras-le-bol général, c'est la politique qui a été menée depuis des années, sous la responsabilité du ministère et des syndicats. L'école républicaine a été massacrée. Le comble ? C'était sous la gauche. Tout cela découle d'un contresens initial. Dans les années 70-80, être de gauche, c'était être contre les pédagogies traditionnelles, c'était pratiquer la méthode Freinet, les expérimentations échevelées. Moi-même, j'y ai cru. " Marc Le Bris, instituteur en Ille-et-Vilaine, est plus sévère encore: " La question des méthodes d'apprentissage de la lecture n'arrive jamais en haut de la pile des dossiers, et pourtant, c'est un scandale digne du sang contaminé. Les méthodes dites "mixte ou naturelle", qui sont de la méthode globale déguisée, sont imposées aux enseignants par des menaces administratives, alors que les dégâts sont flagrants : les enfants n'ont plus aucune précision, aucune structure. Mais Luc Ferry nous prétend dans son livre au chapitre de la lutte contre l'illettrisme (un comble!), que les méthodes d'apprentissage ne sont pas en cause. " Happy et Le Bris disent travailler " dans la clandestinité ", avec des méthodes syllabiques. " L'autre jour, note Marc Le Bris, une collègue m'a dit "Je fais de la grammaire, mais je ne le marque pas dans l'emploi du temps, pour ne pas avoir d'ennuis." " Voilà selon eux l'origine de l'illettrisme, l'origine du découragement des enseignants, même si bon nombre ne l'analysent pas clairement.
Comment dire tout cela quand on est, comme l'affirme Kathleen Barbereau, enseignante à Carrières-sur-Seine, " dans un discours mensonger depuis 1989 "? Date de la loi d'orientation portée par Lionel Jospin et Claude Allègre, qui mettait " l'élève au centre du système ". Colère de Jean-François Mattéi: "C'était soit une banalité : l'idée que l'école s'adresse aux enfants, soit une contradiction, puisque l'enfant est passager dans l'école, il n'a pas vocation à y rester. Ce qui demeure, c'est le savoir, l'immatériel qu'est la culture. "
Première loi décentralisatrice
Plus grave encore, la loi de 1989 fut le premier pas vers la décentralisation, bien plus grave que celle des murs ou des personnels techniques: celle des programmes. " Par le biais des `projets d'école" qui sont au cœur de cette loi, insiste Le Bris, on abandonne l'égalité devant l'enseignement. Chaque école est chargée de définir un "projet", comme un stage de canoë dans les gorges du Verdon, à partir duquel on est censé faire décrire aux élèves le projet, et leur faire découvrir peu à peu les savoirs. D'où la rédaction de programmes qui ont de moins en moins de contenu. " "Quand j ai proposé, ajoute Bernard Happy, que notre projet soit tout simplement d'apprendre à lire, à écrire et à compter, tous ont hurlé. " Et ces " techniques pédagogiques " ont d'abord glissé de la maternelle à l'élémentaire, pour se retrouver désormais au collège et au lycée.
"L'école républicaine a été massacrée. Le comble ? C'était sous la gauche. " En cause: l'opposition aux pédagogies traditionnelles.
" Toutes ces réformes, explique Jean-François Mattéi, déstabilisent les professeurs comme groupe social. Ils ne peuvent plus croire dans le caractère sacré du savoir ni de la transmission quand les contenus mêmes sont affectés. " Et de rappeler en plaisantant la formule de Nietzsche : " Nous croyons encore en Dieu, puisque nous croyons à la grammaire. " " Les profs ne croient plus en Dieu, mais ils ne croient même plus en la grammaire. "
Discours de nostalgique? " Je ne suis pas nostalgique de la pédagogie traditionnelle, se défend Bernard Happy. Mais je veux faire un travail de qualité. Nous sommes payés par l Etat et par la République pour cette mission. " " Imaginez, suggère Jean-François Mattéi, que vous disiez à un malade: " Vous voulez reconstituer votre santé d avant, c'est que vous êtes réactionnaire. " Il n'est pas question d'avant ou d'après. Expliquons simplement ce que doit être l'école en soi. "
Position, en réalité, schizophrénique les professeurs ne peuvent nommer leur mal, puisqu'il vient de réformes qu'ils ont pour beaucoup acceptées au nom d'un idéal moderniste et " de gauche ", et qu'elles ont été portées par ceux-là mêmes qui sont censés les défendre, et qui sont leur seul porte-voix, les grandes centrales syndicales. "De plus, déplore Kathleen Barbereau, la prof de collège, le problème est amplifié par le manque de communication entre les différents étages de l'institution. Les professeurs du secondaire ne savent pas ce qui se passe en primaire; ils ne comprennent pas pourquoi les élèves qui leur arrivent manquent à ce point de formation et de rigueur, pourquoi ils sont obligés désormais de faire en seconde ce qu'ils faisaient autrefois en quatrième. C'est l'idée d'une course de vitesse, on ne peut déjà plus s'adresser aux parents des enfants qui sont en primaire, car ils sont eux-mêmes le fruit de ces méthodes. Et ce n'est pas une question de milieu social: la déstructuration est généralisée. " En fait, elle a déjà atteint l'université.
"Les professeurs ne peuvent plus croire dans le caractère sacré du savoir ni de la transmission quand les contenus mêmes sont affectés."
Confirmation de Patricia Paderman qui enseigne à Paris-VIII : " Le Deug est devenu un grand lycée, alors les profs de fac se précipitent sur les masters pour échapper aux premiers cycles. " Mise en place d'enseignements de " techniques du langage ", pour pallier le faible niveau des étudiants, pléthore de cours à vocation " pédagogique ", en lieu et place d'enseignements spécialisés... La fac est désormais atteinte des mêmes symptômes que le collège et le lycée. La décentralisation au niveau du supérieur, qui se catalyse dans la réforme sur l'autonomie des universités, repoussée parle gouvernement à l'automne prochain, mais nullement abandonnée, n'a suscité la colère que des syndicats étudiants. L'université est en plein délabrement, mais ici, pas de radicalisation: les professeurs sont aux abonnés absents. Rares sont les universitaires qui battent le pavé. Pourtant, la logique de privatisation y est également à l'œuvre.
" La réforme LMD, explique Jean-Michel Besnier, c'est-à-dire l'alignement européen sur les cycles licence-master-doctorat, associé à l'autonomie, va à l'encontre de la proximité prétendue des tenants de la décentralisation puisqu'elle va défavoriser les petites universités. Celles-ci n'auront pas les ressources suffisantes pour proposer des "maquettes d'enseignements" complètes pour rentrer dans le cadre de cette organisation. Comme on entre dans une logique d'offre et de demande, les régions qui auront alors la tutelle se réserveront le droit de supprimer certaines filières. La politique de proximité sera alors enterrée. Déjà, à Paris-XII Créteil, on a supprimé la possibilité de préparer au Capes de philosophie, ce qui annule de fait la filière de philo dans cette fac. " Mais, à l'université, les enseignants ont la possibilité de fuir vers la recherche. Il n'y a pas ce sentiment d'enfermement qui mine les professeurs du primaire et du secondaire. A la Sorbonne, l'idée court que si l'on supprime les premiers cycles, ce ne sera pas un drame. Ce n'est pas l'avis de Jean-Michel Besnier: " La crise est endémique, elle resurgira plus tôt qu'on ne croit. Dès la rentrée, certaines universités, comme Saint-Quentin-en-Yvelines ou Lille, vont mettre en place le LMD. Il y aura des grippages, qui deviendront le prétexte à l'expression d'un malaise plus général, exactement comme dans le secondaire et le primaire. "
La remise à plat de tout le système n'est pas encore à l'ordre du jour. Elle est pourtant nécessaire pour éviter une explosion dont la forme est, pour l'heure, une rupture entre le monde enseignant et le reste de la société. Le fatalisme de certains pour qui boycotter le bac n'aurait pas été un drame, " puisqu'il vaut maintenant moins que le certificat d'études ", ne peut se comprendre qu'à condition de décrypter, à travers la cacophonie des défilés, les raisons de la crise. Faute de ces états généraux de l'éducation, aujourd'hui urgents, on se condamne à des mouvements de plus en plus fréquents, de plus en plus radicaux.
Le bac a été sauvé ; la prochaine rentrée ne l'est pas encore.
N.P.