Lutte contre l'illettrisme : commentaire du livret " Lire au CP "

Lire au CP
Repérer les difficultés pour mieux agir
Livret pour les maîtres de cours préparatoire - 14 octobre 2002
Ministère de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche
 "


Cette fois-là nous en sommes à la croisée des chemins. Il n’est plus temps de se tromper, il n’est plus temps non plus de laisser refaire ce qui vient de se faire depuis 20 ans parce que personne n’aura la lucidité ou le courage de circonscrire la source du mal. La lutte contre l’illettrisme annoncée dans les média doit réduire le problème. Le pays attend cela avec une impatience sourde qui se manifeste presque violemment à chaque fois qu’un ou une journaliste a le courage de relayer nos thèses.

Nous sommes bien en train de constater l’amplification d’une catastrophe culturelle qui a plus de vingt ans d’âge : une fraction de plus en plus importante de la population scolaire –donc de la population tout court- ne sait pas lire. C’est bien une catastrophe culturelle, qui ne sera pas sans avoir des conséquences économiques pour le pays.

Il y a forcément au moins une cause principale à ce fait. Si nous ne l’identifions pas, nous ne réglerons rien. Qu’est-ce donc qui a changé, voici plus de vingt ans, qui pourrait être la cause que nous cherchons ?

Les derniers programmes parus commencent l’explication : ils proscrivent la méthode globale baptisée idéo-visuelle, qui n’a pourtant presque pas servi. C’est déjà un point. Ils proscrivent ensuite cette méthode incroyable des " silhouettes de mots ", dont la bêtise dramatique a heureusement limité l’influence. C’est un autre point. Les nouveaux programmes soutiennent alors ouvertement une méthode phonologique et la méthode naturelle. Ainsi, la cause principale de l’illettrisme n’y est pas décrite, puisque les deux seules méthodes dénoncées ont été très peu pratiquées.

Puisque la dégradation continue des capacités de lecture de nos élèves augmente depuis plus de vingt ans, il est probable que les méthodes majoritaires depuis ce temps sont cette cause que nous cherchons. Si ce n’était pas le cas, la question des méthodes serait sans importance. Quelles sont donc ces méthodes en usage depuis plus de vingt ans. Qui les a conçues ? Qui en a assuré la promotion ?

Depuis plus de vingt ans, la méthode dite " phonétique " ou " phonologique ", les méthodes dites " à hypothèses " et " naturelle " tiennent le haut du pavé, c'est-à-dire l’INRP, les IUFM, les manuels de lecture et la majorité des CP. Ces méthodes sont fondées sur l’analyse autonome par l’enfant de six ans des textes qu’on lui soumet, pour qu’il en déduise le syllabage, inversion typique datant des années 70 avant lesquelles on donnait le syllabage aux enfants, duquel ils tiraient ensuite le sens des textes.

Nous disons que cette inversion du sens de travail est la cause que nous cherchons. Cette inversion donne le texte entier aux enfants pour qu’ils y analysent eux-mêmes par étapes les éléments qui le composent ; on part du tout pour aller à l’élément, c’est global. Cette inversion définit les méthodes globales. Ces méthodes, " à hypothèses ", " phonétique ", " naturelle " ou une de leurs dérivées sont analytiques. Ce SONT des méthodes globales. Elles sont ainsi responsables de l’état actuel des choses.

Notre analyse mérite considération. Le livret " Lire au CP " ne se fonde sur aucune analyse, et surtout pas sur celle que nous proposons . Il est donc possible qu’il tente de corriger les conséquences du globalisme par plus de globalisme. On confie à Diafoirus qui ne connaît que la saignée, de soigner le seigneur Argan affaibli de ses précédentes saignées. Il n’est plus temps de se tromper, il est temps d’oser dire que la saignée ne soigne pas.

Le livret

Nous ne reprendrons pas tout, tant les choses sont flagrantes. Le livret expose quelques difficultés modernes de lecture. " L’élève confond-il lire et deviner ? ", " L’élève confond-il lire et raconter ? ", " L’élève confond-il lire et réciter ? ". Ces difficultés sont effectivement très fréquentes dans les CP, on peut même considérer qu’elles caractérisent les CP modernes : elles sont les conséquences directes des méthodes analytiques " à hypothèses " qui utilisent la devinette comme un système. Et que proposent nos experts pour remédier aux conséquences de cette devinette ? " Mettre en scène et expliciter une attitude de lecteur " ( !!) ou bien " Travailler régulièrement sur les erreurs " et " faire justifier les rectifications par retour aux mots et à leur analyse " ... On combat les méthodes analytiques par plus d’analyse autonome. On combat les conséquences observées en augmentant leur cause.

Ailleurs : " Des difficultés surgissent plutôt avec des mots peu chargés de signification ... et, le, dans, après " c'est-à-dire avec les mots dits " mots-outils " qui sont, dans toutes les méthodes globales, appris globalement avant les autres. Les confusions sur les mots courts sont en effet la marque typique d’un apprentissage global et l’une des causes principales de l’imprécision de lecture des élèves modernes. Remédiation proposée, travailler sur les étiquettes et sur l’affichage mural (p.21) qui ne sont que des travaux globalistes.

Le livret aborde effectivement beaucoup de difficultés et propose des remédiations qui n’ont rien à voir avec le problème : lecture d’images, choix de supports ( !!), utilisation d’ordinateurs, travailler la formulation des consignes, avoir recours au dessin, à la photo .. à la vidéo ... mais jamais on ne syllabera systématiquement, jamais on n’apprendra ni ne réutilisera les associations de lettres, ou alors, discrètement, par-ci par-là, en passant et sans trop insister. C’est comme si un petit syllabiste timide s’était caché parmi un groupe d’experts globalistes phonétiques et tonitruants.

Mais même là, il manque la saine analyse des causes à laquelle nous appelons, puisque, si désormais quelques globalistes admettent enfin l’existence de la syllabe, les élèves ne l’approcheront qu’en " classant des mots ambigus " (p. 27), que par segmentation déduite (p.29), et non par apprentissages systématiques des combinaisons de lettres (b-a ba, o et u [U] ...) ; ils pratiqueront des " analyses autonomes " mais jamais de synthèse conduite, jamais de syllabage systématique ; c'est-à-dire, qu’une fois de plus, et avec une constance désespérante, on va encore rajouter de la cause à la conséquence qu’on espère combattre.

Posons donc la question de " qui " a assuré la promotion de ces méthodes. On n’y répondra pas plus précisément dans un texte qui risque d’être public. Mais la première lecture de ce livret montre qu’ils sont nombreux dans le très secret groupe d’experts qui l’ont rédigé. Or ces promoteurs-là appartiennent aux institutions, à l’INRP, aux IUFM, à l’Inspection Générale ... On peut supposer que parmi eux se trouvent donc les responsables de l’état des choses. Ils sont peut-être le principal obstacle à la réduction tant attendue et si souvent annoncée de la crise de l’illettrisme.

Peut-on continuer à confier sans aucun contrôle quelque responsabilité que ce soit à des institutions qui ont laissé passer sinon promu une imbécillité aussi grave que la technique des " silhouettes de mots ", pour ne prendre qu’un seul exemple.

Ce livret souffre des maux de tous ses prédécesseurs, il tente de combattre les conséquences en renforçant leur cause ; il ne réglera rien, et au mieux, il est parfaitement inutile. Par contre, il y a un bilan à tirer de ces vingt dernières années sans lequel rien ne sera possible. Nous avons devant nous un travail important de retour aux sources, de retour au travail simple et de bon sens des enfants et des maîtres ; il nous faudrait gratter ces couches de propagande infondée qui empêchent pour l’instant tout travail conséquent. Nous comprenons bien que ce n’est pas une mince affaire.

Marc Le Bris
Instituteur à Médréac
Membre du collectif " Sauver les lettres "
Avec le soutien de " Sauver les lettres " http://www.sauv.net

Pour des précisions sur la thèse proposée ici : http://www.sauv.net/conflect.php