"Pluralisme scolaire" : lettre à SOS-Education
Paris, le 23/10/04. Madame, Je vous remercie de l'intérêt que vous avez manifesté envers le livre que j'ai écrit, et je vous sais gré de m'avoir transmis, par votre courrier daté du 27 août dernier, la brochure "Politique éducative" dans laquelle Philippe Nemo expose le projet de réforme de l'éducation qu'il a mis au point, et que SOS-Education soutient. J'ai lu cette brochure avec toute l'attention qu'elle requiert, et puisque vous m'avez sollicitée à son sujet, je me permets de vous livrer quelques-unes des réflexions qu'elle m'inspire. Si je partage à certains points de vue le diagnostic de SOS-Education sur l'état actuel du système scolaire, je me sens en totale opposition vis-à-vis des solutions que vous préconisez, qui sont sous-tendues par des pré-supposés idéologiques qui ne sont pas les miens. Ainsi, je dénonce comme vous l'emprise sur la formation des maîtres et sur les corps d'inspection de certains dogmes pédagogiques aussi absurdes que dangereux qui empêchent les professeurs d'exercer leur métier librement, et qui interdisent aux élèves d'apprendre quoi que ce soit de manière solide ; comme vous, je déplore le piètre niveau auquel on amène les bacheliers, responsable de l'échec de 40% d'entre eux dans les études supérieures ; comme vous, je stigmatise un égalitarisme forcené qui, sous prétexte d'offrir à tous une prétendue "réussite", a nivelé les diplômes par le bas, a banni les redoublements, a uniformisé le cursus de tous élèves, et a induit une hétérogénéité ingérable des classes ainsi qu'un illettrisme scolaire aux proportions scandaleuses. Toutefois, pour peu que vous ayez lu mon livre jusqu'au bout, pour peu que vous ayez consulté les analyses du collectif Sauver les lettres auquel j'appartiens (www.sauv.net), il ne vous aura pas échappé que mes amis du collectif et moi-même croyons envers et contre tout en une école républicaine forte, capable de transmettre à tous les élèves qui lui sont confiés, quelles que soient leurs origines sociale, confessionnelle, culturelle, un patrimoine commun de connaissances à la portée universelle, véritable ciment de la nation en même temps que facteur de promotion sociale pour les plus pauvres. Loin de moi, loin de nous, donc, l'idée d'un réseau d'établissements indépendants qui, sur la base d'une charte minimale imposée par l'Etat, proposeraient leurs propres "projets d'école" aux contenus d'enseignement les plus divers. Cette idée repose sur des thèses qui me sont étrangères : la première affirme que l'école, pour reprendre les termes de M. Nemo, "n'est qu'une des nombreuses institutions porteuses et responsables de vérité, en parallèle avec les Eglises, les sociétés savantes, (…) les organismes culturels en général" (p.3) — il s'agit d'une thèse relativiste, qui à mes yeux peut conduire au pire obscurantisme ; la seconde thèse affirme la nécessité d'établir le "pluralisme" éducatif sur le modèle du pluralisme politique ou économique — on a affaire ici à l'ultra-libéralisme, qui étend abusivement à tous les domaines de l'activité humaine le concept d'ailleurs dévoyé de liberté. Tout d'abord, quelles "vérités" l'école a-t-elle vocation de professer ? M. Nemo semble confondre sous ce terme "idées et savoirs", c'est-à-dire croyances religieuses, opinions politiques, valeurs morales, et connaissances savantes. Or à mes yeux seules ces dernières ont leur place à l'école, car, contrairement au reste, elles peuvent faire l'objet d'un consensus et constituer les programmes scolaires nationaux. Or, M. Nemo, en niant qu'un tel consensus soit possible (selon lui "les familles qui ont des savoirs différents (…) ne peuvent admettre pour leurs enfants une école unique enseignant à tous exactement les mêmes programmes" p.5), imagine sans doute de laisser se développer des écoles où, comme c'est déjà hélas le cas aux Etats-Unis, on prétend prouver aux élèves la fausseté des théories darwiniennes sur l'évolution des espèces, au motif qu'elles contredisent la Bible ; ou encore, des écoles qui rayeraient de leur programme d'histoire l'épisode de la Shoah, considéré par les révisionnistes comme non établi… A cet égard, je ne partage pas l'optimisme (ou la naïveté) de M. Nemo qui croit au "mimétisme vertueux du pluralisme" qui empêcherait "l'éclatement et la divergence des modèles scolaires" (p.6). En imaginant que le "cahier des charges" qui lierait ces écoles à l'Etat exclurait effectivement de telles dérives (comme il est suggéré p.18), je reste convaincue qu'il serait aberrant de répondre servilement, étroitement, aux demandes éducatives des familles. On sait que les "besoins" des élèves, exprimés pour eux par leurs parents, sont construits bien plus qu'innés. Plutôt que de conforter ces déterminismes socio-culturels en les considérant comme des données naturelles, il appartient à l'école de donner aux jeunes gens les moyens de s'en affranchir. Il y aurait donc, selon les vœux de M. Nemo, des écoles distinctes pour les enfants de ceux qui "ne lisent pas les même journaux, ne votent pas pour les mêmes partis, n'ont pas les mêmes soucis et projets professionnels, les mêmes genres et styles de vie, etc." (p.2), autrement dit des écoles pour les enfants d'ouvriers et des écoles pour les enfants de cadres, pour les enfants de "gauche" et pour les enfants "de droite", pour les enfants de familles catholiques et pour les enfants de familles juives ou musulmanes? L'idéal laïc et républicain y sombrerait tout entier . J'ai pour ma part la conviction que, si l'on assigne encore à l'école la mission, esquissée par le plan Langevin-Wallon dès 1947, d' "offrir à tous d'égales possibilités de développement, (d')ouvrir à tous l'accès à la culture" ou encore d'élever "le niveau culturel de la nation", il revient à l'Etat d'élaborer des programmes permettant de réaliser cet idéal, autrement dit d'établir un répertoire précis, progressif, cohérent et ambitieux de connaissances à inculquer au fil de leur scolarité à tous les jeunes gens. C'est l'absence de tels programmes qui explique la faillite actuelle de l'école. C'est au contraire par l'application de tels programmes que l'école parviendra à créer une véritable communauté nationale, à abolir les frontières de la "connivence culturelle", à contrer la reproduction sociale : apprenons sérieusement à tous nos élèves le français et les mathématiques, langages capables de développer leur rationalité et leur capacité de compréhension du réel ; enseignons les langues vivantes, et aussi le grec et le latin qui sont le fondement de notre langue et de notre civilisation ; les éléments d'histoire, de géographie, des arts et des sciences, disciplines qui forment le jugement et la sensibilité ; et il y a fort à parier que nous rendrons ces futurs citoyens libres, plus égaux et plus fraternels. Or, le projet de SOS-Education entend parvenir à la cohésion sociale par des moyens autrement plus coercitifs. S'il autorise le "pluralisme" en matière d'enseignement des connaissances, M. Nemo manifeste au contraire un curieux dogmatisme quant aux valeurs dont l'école doit se faire le vecteur : semblant ignorer qu'il profère là une de ces "vérités" sujettes à caution qu'il dénonce ailleurs, il affirme que "les hommes doivent partager les valeurs de la société démocratique et libérale"; bien pire, cédant à un ethno-centrisme de mauvais aloi (pour ne pas dire plus!), il fait l'éloge de la "modernité" et des "seules sociétés où (celle-ci) ait émergé, "les sociétés d'Europe occidentale et d'Amérique du Nord où se (sont) affirmées les valeurs et les institutions de la démocratie libérale" (p. 5). Il en conclut que "dans toutes les écoles on doit enseigner les règles de la vie commune de la société démocratique" (p.6). Pour ma part, il n'est bien entendu pas question d'enseigner des valeurs ou des principes qui soient contraires à ceux de notre République. Mais je préfère rester fidèle au vœu d'un des fondateurs de l'idéal scolaire républicain, Condorcet lui-même, vœu formulé dans son Rapport sur l'Instruction publique de 1792 : "ni la Constitution française, ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens comme des tables descendues du ciel, qu'il faut adorer et croire". En effet, je pense qu'il est dangereux d'enseigner des valeurs toutes faites - c'est ce que fait déjà trop bien l'école actuelle, par le biais de pseudos-matières comme l'ECJS, de parodies de procédures démocratiques comme "les conseils d'enfants", ou par le libellé même de certains sujets du brevet ou du baccalauréat, qui demandent aux élèves de réciter un catéchisme républicain très "politiquement correct" : on imite ni plus ni moins les cours de morale de jadis, qui excluaient toute formation de l'esprit critique. Or je note que dans son référendum national sur l'école", SOS-Education propose justement de remettre en place "des cours de morale, de civisme et de politesse". A l'opposé, je pense que l'on doit laisser aux familles les domaines de la morale et de la politesse, et que la seule éducation "citoyenne" qui vaille à l'école est celle qui, par le truchement de connaissances historiques, géographiques, littéraires et philosophiques solides inculquées aux élèves, leur donnera les moyens de juger des différentes "valeurs" et d'adhérer ou non, en toute liberté, à ces valeurs. Pour finir, je me dois d'exprimer mon désaccord le plus total quant à la vision caricaturale, voire injurieuse, que M. Nemo donne de certains aspects de l'école et de ses enseignants. Je déplore qu'un intellectuel tel que lui, docteur d'Etat ès-lettres et sciences humaines, se complaise à conforter des clichés que toutes les enquêtes sociologiques sérieuses démentent : par exemple, étant sur le terrain, je récuse le fait qu'il y ait chez les enseignants "un nombre extrêmement élevé d'absences et de négligences, de talents inemployés, une atmosphère générale de démotivation, de laisser-aller et de découragement (p.11)". Je m'étonne de relever dans l'exposé d'un projet qui se veut objectif l'expression de fantasmes anti-gauche et d'un anti-syndicalisme primaire : l'école française serait "dominée par les syndicats marxistes" (p.6), à tel point que le ministre de l'Education nationale ne pourrait "prendre que les mesures dont il s'est assuré préalablement qu'elles avaient l'aval des syndicats" (p.10) - M. Nemo a manifestement oublié ce qui s'est passé au printemps 2003 ! ; ou encore l'école en tant qu'institution d'Etat participerait d'une "conception absolutiste ou totalitaire de l'Etat" (p.7). Je suis scandalisée du fait que M. Nemo, négligeant sans doute des anicroches aussi dérisoires que le sort récent des employés de Moulinex, d'Alsthom ou de Daewoo, considère "les modes d'organisation et de management qui sont ceux de toute l'économie" comme "une gestion rationnelle et humaine du travail, des personnels et des carrières" (p.11), et qu'il veuille de ce fait en faire bénéficier l'activité éducative ! Enfin, je remarque non sans amusement que les travers de l'école "monopolistique" que dénonce M. Nemo ne feront que se renforcer si le "pluralisme" qu'il préconise entrait dans les faits : les difficultés qu'éprouvent aujourd'hui les familles défavorisées à s'y retrouver dans les "repères clandestins et ésotériques" (p.21) qui distinguent les bons cursus scolaires des mauvais ne se répéteront-elles pas avec différents "réseaux d'écoles" proposant chacun un "label" garantissant tel ou tel type d'éducation ? Le projet des socialistes révolutionnaires qui consiste à forger un "homme nouveau" (p.9), et qui imprègnerait l'école actuelle, ne ressemble-t-il pas étrangement au rêve de M. Nemo qui souhaite que, en changeant la "manière d'enseigner l'histoire, la littérature, (…) la philosophie", on élabore par le biais des réseaux d'écoles des "modèles civilisationnels correspondant à notre temps, à ses structures géopolitiques et aux perspectives qu'ont désormais en commun tous les hommes civilisés" (p.26) ? Il m'apparaît donc clairement, à l'issue de la lecture du projet que vous m'avez soumis, que les analyses de M. Nemo, et les buts poursuivis par SOS-Education divergent absolument des miens, et de ceux du collectif Sauver les lettres. Sauver les lettres défend certes la liberté pédagogique des enseignants en ce qui concerne les méthodes d'enseignement, car nous considérons notre métier comme un artisanat plutôt qu'une science : chaque professeur doit pouvoir élaborer ses propres méthodes selon sa personnalité et celle de ses élèves. Mais Sauver les lettres ne renonce pas pour autant à l'idée que l'instruction du peuple relève d'une mission étatique. Je dis bien l'instruction, et non l'éducation, et surtout pas le dressage "citoyen" qui n'est qu'une variante de la fabrique d'un "homme nouveau" sur le moule d'une idéologie particulière. Nous défendons le modèle d'une école républicaine qui n'a encore jamais existé : une école qui soit capable de hisser l'ensemble de la population sur un socle exigeant de connaissances, et qui pour cela se dote de programmes et d'horaires adéquats à l'échelle de la nation, ainsi que de moyens financiers suffisants pour assurer une formation exigeante des maîtres, un recrutement en nombre de ces derniers, le développement des redoublements, des structures d'aide précoce aux élèves en difficulté, et le recrutement en nombre des personnels nécessaires au bon fonctionnement des établissements. En espérant avoir répondu à votre demande et clarifié nos positions respectives, je vous prie de recevoir, Madame, mes sincères salutations.
Fanny Capel, auteur de Qui a eu cette idée folle un jour de casser l'école ?