La philosophie dans " les Humanités ". Une exigence de rationalité.


Au sein des " Humanités ", la philosophie occupe historiquement une place polémique. Dans un rapport de 1901 remis aux parlementaires sur La réforme de l’enseignement par la philosophie, le philosophe républicain Alfred Fouillée assignait à la philosophie la mission de surmonter " l’alexandrinisme " des littéraires et " l’utilitarisme " des scientifiques. Étrangère aux subtilités ornementales des uns et à la tentation des autres de soumettre le savoir à des fins qui lui sont étrangères, la philosophie devait apporter son mode de penser rationnel et désintéressé.

Ce rôle que les républicains de la Troisième République accordèrent à la philosophie fut préparé par Victor Cousin, fondateur de l’enseignement philosophique en France [1]. Cousin, qui devint membre du Conseil royal de l’instruction publique en 1830, entendait faire de la philosophie l’élément clé de la sécularisation de l’enseignement face à " l’invasion du clergé dans l’enseignement public ". Voyant qu’on ne pouvait plus compter sur la religion pour assurer la perpétuité de l’esprit national, il attendait de la philosophie qu’elle pénétrât les intelligences des " grandes vérités naturelles sans lesquelles aucune société ni aucune religion n’est possible ".

Si Cousin a en partie préparé la laïcité des républicains, ces derniers soulignèrent ses ambiguïtés. Durkheim observe que l’esprit rationaliste de la philosophie exige effectivement une entière liberté de penser, mais que le service social que Cousin attend d’elle limite sérieusement sa liberté [2]. Il juge que seule la laïcité républicaine permet de concilier l’utilité sociale de la philosophie et sa liberté. Une société laïque, pense-t-il, a besoin de se connaître lucidement, n’étant plus légitimée par la religion. La philosophie, précisément, dispose, selon lui, à " voir dans les choses humaines et sociales des objets de science, c’est-à-dire des choses naturelles qui n’ont rien de mystérieux ni de sacro-saint " [3].

Qu’en est-il aujourd’hui ? Les Humanités n’ont pas leur place " entre les murs " du collège parisien du film de Laurent Cantet. Le spectateur est assuré que les élèves ne sont pas sortis du cours de leur professeur de français la tête encombrée de savoirs classiques. Mais les Humanités sont-elles soutenues par l’institution scolaire ? Dans un rapport de 2006 sur la filière littéraire au lycée, l’inspection générale de l’éducation nationale recommandait de liquider l’enseignement actuel de la philosophie au lycée au motif qu’il conviendrait désormais " d’enseigner utile ". Le rapport précise que " le règne de la technique " n’est pas " propice à la promotion des ‘humanités’ " [4]. Si le progrès technique n’entraîne pas mécaniquement un dédain des humanités, leur affaiblissement à l’école est cependant le symptôme de la dépréciation du savoir dans la société, dès lors que celui-ci ne serait pas directement exploitable et monnayable [5].

On comprend que le pari d’un enseignement de la philosophie en classe terminale soit aujourd’hui difficile à tenir. En voulant " former des esprits autonomes, avertis de la complexité du réel et capables de mettre en œuvre une conscience critique du monde contemporain ", cet enseignement ne vise pas la cohésion sociale ni la formation du citoyen, mais l’émancipation intellectuelle [6]. La productivité et le rayonnement de la philosophie française du vingtième siècle à travers Bergson, Sartre, Levinas, Bachelard ou Lévi-Strauss, ont assuré à cet enseignement élémentaire une confiance en son style réflexif et interrogatif. Si l’enseignement universitaire de la philosophie est nécessairement spécialisé, son enseignement scolaire est demeuré généraliste, n’étant limité ni à des objets ou des périodes, ni a fortiori à des doctrines. Prenant appui sur les grandes œuvres de l’histoire de la philosophie, il veut produire ce que Ferdinand Alquié nommait une " volonté d’inquiétude ", à travers l’examen de " notions " renvoyant à des expériences et à des modes de penser ordinaires, comme l’art, le droit, la vérité ou l’histoire. Par son pluralisme, cet enseignement a aidé la philosophie française à éviter l’hégémonie de la philosophie analytique [7].

Si les humanités engagent " une position face au savoir constitué ", la philosophie en est l’élément vital [8]. Comme l’a montré Hegel, la fréquentation des Humanités favorise une disposition à séjourner dans le lointain et l’étranger, à quitter son univers mental familier. Cet exil ne constitue pas une fuite du monde car, précisait-il, le sujet se prépare à un " retour chez soi ", formé par sa rencontre avec des œuvres révélant l’universalité humaine. Une telle aventure spirituelle porte même à reconnaître l’autorité intrinsèque de la science purement rationnelle. Descartes observait qu’" un enfant instruit en l’arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles se peut assurer d’avoir trouvé, touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain pouvait trouver " [9]. En se retournant sur le savoir qu’il s’est approprié, le sujet peut saisir son indépendance et découvrir sa puissance intellectuelle.

Ainsi, les Humanités n’entrent-elles pas en concurrence avec les sciences et les techniques mais avec les superstitions asservissantes et les croyances qui nivellent les individus. Par son engagement critique et sa démarche méditative, la philosophie met en évidence au sein des humanités la vertu émancipatrice de la raison.


Pierre Hayat
Professeur de philosophie
Ce texte a été publié dans " Le Snesup ", n°569 de novembre 2008.


1. J. Lefranc, " Note sur l’enseignement de la philosophie dans les lycées ", L’enseignement philosophique, novembre 1997.
2. É. Durkheim, " L’enseignement philosophique en France et l’agrégation de philosophie " (1895), Textes 3, Paris, Les éditions de Minuit, 1975, pp.403-436.
3. Ibid., p.421
4. Une enquête commandée en 1998 par le Ministre de l’éducation nationale, Claude Allègre: " Quels savoirs enseigner dans les lycées ? ", révélait, par sa question, que l’école d’aujourd’hui n’a pas confiance en la valeur intrinsèque du savoir, comme résultat et comme activité.
5. M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Conditions de l’éducation, Paris, Stock, 2008.
6. Bulletin Officiel du Ministère de l’éducation nationale, n°25 du 19 juin 2003.
7. J. Rancière, " La capacité de penser appartient à tous ", entretien avec Jean Birnbaum, Le Monde, vendredi 22 août 2008.
8. C. Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Vrin, 2007, p.63.
9. R. Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie, Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1953, p.139.

12/2008