L'enterrement de l'histoire
Qui s'intéresse aujourd'hui à l'enseignement de l'histoire dans nos lycées ? Qui cherche vraiment à savoir quelle mémoire est transmise aux futurs bacheliers par notre système scolaire actuel ? Comment expliquer le formidable désintérêt, la passivité morbide des citoyens, des parents, des observateurs de la chose publique devant la dégradation accélérée pour ne pas dire la désintégration d'une discipline considérée comme ciment de la cohésion nationale Parlons clair et concret, suivons par exemple les élèves entrés en Première Scientifique cette année. Leur emploi du temps se voit limité à 2 heures et demie par semaine d'histoire et géographie au lieu de 3 h. Durant ce temps réduit, ils devront étudier une période historique aussi riche que celle de 1850-1945 et en géographie des sujets aussi peu anecdotiques que l'Europe et la France. Il leur faudra de plus s'initier aux exercices de baccalauréat. Difficile tâche. Alléger d'une demi-heure l'emploi du temps des élèves, même au détriment de nos deux disciplines, peut se justifier si l'on veut. Le problème est que cette demi-heure perdue est doublement perdue car elle se voit remplacée et remplie par une nouvelle " discipline " non universitaire, sans professeur compétent ni formé ad hoc sans leçon (c'est dire qu'il n'y a rien à y apprendre), sans devoir (cet enseignement nouveau ne doit pas alourdir le travail des élèves et puis comment corriger le rien ?), sans notation ni appréciation ni évaluation d'aucune sorte (cherchez donc dans les bulletins trimestriels et livrets scolaires de vos enfants, vous n'y trouverez rien). Cette nouvelle " discipline " (quel terme menteur) créée en 1998, s'intitule "Éducation Civique Juridique et Sociale" et vise à " épanouir à terme un citoyen adulte, libre, autonome exerçant sa raison critique dans une cité à laquelle il participe activement. "( Bulletin Officiel 05.08.1999). On croit rêver ! Réussir en 1 heure tous les 15 jours ce que ni la société, ni l'Etat ni les familles n'arrivent plus à faire ; réaliser dans de telles conditions sans le moindre volontariat des profs, sans le moindre intérêt des élèves une telle utopie éducative cela relève de la fumisterie et de l'irresponsabilité (merci encore M. Claude Allègre...). J'avais cru en passant l'agrégation en 1977 avoir à transmettre deux disciplines formidablement riches d'enseignements de tous ordres, aux champs d'observation extraordinairement étendus, depuis les données des sciences dures jusqu'aux interrogations morales éthiques et religieuses en passant par les technologies, les économies, les sociétés et les mythologies et j'en passe et me voilà contraint de consacrer 23 % de mon emploi du temps à essayer de convaincre mes élèves de faire un exposé ou un débat, le plus souvent médiocre sur le foulard islamique, la peine de mort, le rap et pourquoi pas l'existence de Dieu ou le sexe des anges. Sait-on encore ce qu'il advient des civilisations qui s'abandonnent aux délices du verbiage ? Cette perte doublée du temps des élèves et des profs n'est que le premier symptôme de la crise mortelle de l'histoire dans l'enseignement public français. Voici le deuxième : la baisse inadmissible du niveau des exigences et des savoirs Soyons clairs, il ne s'agit nullement ici de pleurer sur le bon vieux temps d'avant 1968, ce bon vieux temps je l'ai exécré et je ne souhaite à aucun élève de le revivre, je ne suis pas non plus de ces agrégés élitistes pleurant sur leurs bons vieux cours magistraux car j'ai toujours enseigné dans les " milieux difficiles ". Je ne pleurerai donc pas la disparition de la dissertation au bac au profit d'une épreuve de même type mais moins exigeante appelée " composition ". Par contre je dénonce comme un véritable scandale pédagogique la création d'une nouvelle " épreuve " intitulée banalement " étude de documents ". Il s'agit là d'un exercice qui autorise l'élève à n'utiliser aucune autre information que celles fournies par les documents présentés. Traduction : inutile de fournir des connaissances autres donc inutile d'apprendre ses leçons. Pire: du moment que l'élève sait exécuter les formalités de l'exercice (1 : présenter les documents, 2 : sélectionner et classer les informations fournies par les documents, 3 : rédiger une synthèse d'environ 300 mots) il pourra traiter n'importe quel sujet y-compris bien sûr celui dont il ne sait rien et auquel il ne comprend rien. Ce type de cas concernait plus de 40% des copies des terminales S que j'ai eues à corriger au bac dernier et c'est un fait général dans toutes les séries. Verbiage et paraphrase sont devenus les nouvelles mamelles de la nouvelle rhétorique en vigueur. Troisième symptôme : la désintégration des contenus et des programmes dont on peut rendre responsable notre actuel co-ministre M. Luc Ferry. En effet c'est lui qui préside (à quel titre ?) depuis les années 1990 un groupe de travail fréquenté par d'autres " experts " choisis on ne sait comment, appelé GTD et qui a la tâche excessivement délicate de confectionner les programmes scolaires. Cela en lieu et place de ceux qui étaient les mieux habilités à le faire : les membres de l'Inspection Générale de l'Education Nationale, désormais délestés de cette fonction au profit d'une camarilla qui n'a pas mis les pieds dans une salle de classe depuis les années 60. On a vu la révolte des profs de philosophie, on entend le collectif " Sauver les lettres " protester. Quant à l'histoire, le silence est dévastateur. Et pourtant quel saccage ! Sachez désormais Mesdames et Messieurs que la chronologie n'est plus qu'une perversion abêtissante, nos experts ont inventé une nouvelle histoire, l'histoire saute-mouton ! Ainsi en Seconde nos élèves pourront étudier avec ravissement les merveilles et les beautés de la civilisation européenne : ils commenceront par l'étude de la seule démocratie athénienne (le reste est hors sujet), puis ils diront bonjour à Jésus et Saint Paul pour saluer la naissance du christianisme, puis le circuit les amènera en Méditerranée au XIIème siècle pour observer la coexistence difficile mais si féconde des chrétiens avec l'islam (pas un mot sur les juifs comme composante fondamentale de cet espace... ), puis ils s'extasieront sur les merveilles de la renaissance et de l'humanisme et enfin ils pourront se réjouir du triomphe des Lumières, du libéralisme et des droits de l'homme... En dehors du caractère délibérément ethnocentré de ce programme, ce qui frappe c'est son caractère essentiellement idéologique et falsificateur. Qu'est-ce que cette histoire finalisée dont on évacue tout ce qui pourrait déranger le joli petit discours (sachez par exemple que le concept de féodalité a totalement disparu de tous les programmes, que l'étude de la traite esclavagiste n'est au programme que dans les DOM) ? C'est ce que F. Nietzsche appelait " l'histoire monumentale " : " Quand la considération monumentale du passé domine les autres façons de considérer les choses (...) c'est le passé lui-même qui en pâtit. On oublie des périodes entières, on les méprise on les laisse s'écouler comme un grand flot gris dont seuls émergent quelques faits semblables à des îlots parés (...) L'histoire monumentale trompe avec les analogies (...) C'est un effort pour s'attribuer en quelque sorte a posteriori un passé dont l'on aimerait bien tirer son origine, en opposition avec celui dont l'on descend véritablement. " (in Seconde Considération Intempestive). En mentant sur son passé, en le travestissant, ce n'est pas que le passé que l'on maltraite cher Nietzsche, c'est surtout l'avenir, notre futur. N'oubliez pas manipulateurs de l'histoire que celle-ci sait se venger de ses déprédateurs. Poursuivons la démonstration avec les nouveaux programmes de Première Scientifique : ici encore les déconstructionnistes amateurs du GTD ont poursuivi et amplifié leur oeuvre A titre d'exemple particulièrement significatif, sachez qu'il est désormais possible d'étudier " l'âge industriel " (le terme révolution devenant ici obsolète) sans utiliser une seule fois le terme de capitalisme. Cherchez attentivement dans les instructions officielles, vérifiez dans les manuels d'histoire de Première, vous ne le trouverez pas ! Avouez que la nouvelle n'est pas sans importance : le capitalisme, ce système qui dominait le monde contemporain, a disparu ! Ne le cherchez pas davantage dans les manuels d'histoire de Seconde ou de Terminale ou mieux encore dans les nouveaux programmes de Sciences Economiques et Sociales, là aussi le capitalisme est absent. Ce n'est donc pas parce qu'il a disparu Messieurs et mesdames, c'est qu'en fait il n'a j amais existé ! Regrettable oubli me rétorqueront les malhonnêtes et les incompétents. Le cas n'est malheureusement pas unique et les poubelles de l'histoire débordent à l'ère de M. Luc Ferry
Bref, l'histoire enseignée dans le secondaire est devenue une " matière " façonnable et malaxable, obéissant aux injonctions politiques et idéologiques des pouvoirs en place, aux thèses de. ceux qui la manipulent sans concept, sans chronologie, sans substance, sans substrat matériel, sans causalité, sans autre sens que d'endoctriner nos chers élèves aux préceptes libéraux de M. Luc Ferry et de ses acolytes. Le philosophe étasunien F.Fukuyama a pu mesurer que sa " fin de l'histoire " - cette apothéose du système démocratico-libéral suivant la chute du communisme - avait pris une vilaine tournure à l'heure des G.W. Bush, V. Poutine, S. Berlusconi, A. Sharon... Le philosophe médiatico-parisien Luc Ferry a préféré procéder lui à son exécution et son enterrement
De profundis.
Pierre Lutz, agrégé d'histoire.
12/2003