Les itinéraires de découverte à découvert.


      Face à l'ennui supposé des collégiens et à leurs lacunes criantes en matière de langue, de chronologie et de calcul élémentaire, le ministère a imposé les Itinéraires de découverte aux classes de cinquième dès cette année, les quatrièmes étant concernées à la rentrée prochaine.

      Il faut " travailler autrement " , tel est l' actuel mot d'ordre. " Travailler autrement ", cela signifie, selon le Bulletin officiel n° 16 du 10 avril 2002, travailler en équipe pluridisciplinaire, c'est-à-dire apporter un autre éclairage sur les contenus d'enseignement, et notamment celui qui résulte du croisement de plusieurs regards sur un même objet d'apprentissage.

      L'exposé des motifs ne manque pas de panache et Jack Lang et ses nègres se sont surpassés pour vendre la pluridisciplinarité aux parents d'élèves dans la Préface à Qu'apprend-on au collège ? On y reconnaît en particulier cette transparence orientée qui fait tout le charme des bonimenteurs pédagogiques d'aujourd'hui : C'est une pédagogie : l'itinéraire de découverte doit servir la pluridisciplinarité. Pour parler comme Edgar Morin, nous tentons de réunifier le monde, en tout cas d'en comprendre la complexité et d'enjamber les frontières qui séparent les savoirs : la tâche n'est pas facile .

      La référence à Edgar Morin est impressionnante à souhait, comme l'est le désir de pluridisciplinarité. Reste qu'aux yeux de Morin, l'interdisciplinarité a toujours reposé sur la maîtrise de chacune des disciplines en cause, sauf à créer des liens entre des lacunes. On peut donc s'interroger plus platement sur les chances qu'ont des élèves sachant à peine écrire le français et également incapables, en dépit du bagou ministériel , de situer le Moyen Age ou de faire une division, de parvenir à " réunifier le monde " .

      La douce utopie ne s'arrête pourtant pas aux propos d'un ancien ministre : les textes officiels qui ignorent avec la même superbe la réalité du terrain, proposent des travaux dignes d'entreprises culturelles, telles que La Vie du Château ou La place de la foi , nobles sujets éventuellement assortis de " défilés de costumes médiévaux sur des musiques d'époque " , de constructions de plans et de maquettes, de diaporamas, de montages photos, quand il ne s'agit pas de réaliser un vitrail ou de faire jouer une polyphonie sacrée. Excusez du peu. Mais qu'en est-il, d'ores et déjà, sur le terrain ? Voici quelques exemples où l'on verra que l'incarnation de l'Idée ministérielle s'accompagne d'une certaine déperdition spirituelle : " De l'enluminure au tag " , " Abracadabra ", " Jours de fêtes " etc.

      Ce n'est malheureusement pas tout : le terrain a la peau plus dure que prévu. Le manque de moyens y est pour quelque chose, le choc du réel aussi. De nombreux professeurs qui se sont lancés avec enthousiasme dans cette entreprise de sauvetage des élèves en difficulté et en mal de vivre, déchantent au bout de quelques semaines : les découvertes (ainsi que les itinéraires), ce sont eux qui les font et non les élèves. Ces derniers en effet travaillent le plus souvent en petits groupes où ils s'occupent essentiellement à se divertir, parce qu'ils ne sont guère motivés par des recherches qui les dépassent. D'où une passivité quasi-générale à laquelle échappe seule une élite qui n'avait pas besoin de remédiation pédagogique, mais s'efforce néanmoins de triompher du brouhaha . A cela s'ajoute que les élèves qui devaient être regroupés en fonction de l'itinéraire choisi, subissent trop souvent la contrainte des chiffres : impossible en effet de maintenir des groupes de cinq élèves face à des groupes de trente . Quant aux professeurs qui devaient fonctionner en binôme, ils se retrouvent souvent seuls face aux élèves, parce qu'on peut difficilement, dans le cadre des emplois du temps, faire travailler ensemble et simultanément deux professeurs de matières différentes. Autre effet secondaire : à l'issue de deux heures d' " Itinéraires ", il n'est pas rare que des professeurs voient arriver dans leur classe des hordes totalement désorientées à l'idée de rester assis pour réfléchir , s'exprimer ou écouter posément. C'était tellement mieux avec monsieur ou madame X, chez qui l'on faisait des découpages, des collages, chez qui l'on regardait des images !

      Voilà comment l'autorité des professeurs est menacée par une activité soi-disant multi-culturelle mais essentiellement ludique, censée apporter de l'autonomie à des élèves qui auraient en réalité surtout besoin de se concentrer. Dernier paradoxe : intraitables sur la durée aussi réduite que possible de l'étude d'une œuvre intégrale face à des élèves zappeurs vite lassés, les inspecteurs pédagogiques ne semblent pas s'être avisés que la durée des itinéraires, étalée sur douze semaines, risquait de déroger gravement à leurs sains principes. Cela n'a pas manqué : dès les vacances de la Toussaint, nos élèves se déclaraient épuisés d'avoir retrouvé dans leurs itinéraires (inscrits dans le cadre des programmes) ce qu'ils avaient déjà entendu en cours. Le gadget pédagogique a-t-il donc vraiment vaincu l'ennui ? Voire.

      Espérer redonner du sens aux apprentissages, espérer remotiver des élèves dont les préoccupations sont étrangères à l'école, par l'intermédiaire des itinéraires de découverte, est donc une vue de l'esprit émanant de techniciens qui ignorent tout des réalités de la classe. Ces itinéraires de découverte ne peuvent s'adresser, en fait, qu' à des élèves déjà motivés et en possession d'un savoir minimum, et non à ceux que l'idéologie égalitariste et constructiviste de l'école actuelle a frustrés des connaissances élémentaires. Avec les itinéraires de découverte, on peut en revanche escompter que le savoir, déjà passablement dilué, se noiera encore davantage dans l'eau miraculeuse de la découverte interdisciplinaire. Ainsi aggravera-t-on la déstructuration d'esprits qui, notamment dans les zones difficiles, ont le besoin urgent d'être strictement et généreusement encadrés.

      Pour que le tableau soit complet, il faut enfin évoquer la façon dont on prévoit d'évaluer cette parodie d'enseignement puisqu' il importe davantage, comme chacun sait, d'évaluer que d'instruire. Le Bulletin officiel, déjà cité, a tout prévu :

Dès la phase préparatoire seront établis les critères et les modalités de l'évaluation. Celle-ci portera non seulement sur le produit final ( production réalisée individuellement ou collectivement) mais aussi et surtout sur la démarche de l'élève, sa capacité d'initiative et de création, son investissement personnel, son implication dans un travail collectif.

      Pour qui sait lire, la perversité du système affleure ici sous le jargon : chez un élève en effet c'est bien l' " implication dans un travail collectif " et non les connaissances, qu'il s'agira d'apprécier. Tout cela exhale un parfum trop familier et totalement rétrograde de soviétisme et de " barbarie douce " : gare à l'individualiste, gare au rebelle à la pensée unique !

      La suite est, à cet égard, éloquente :
Il faudra en particulier mesurer les progrès accomplis dans les champs de compétences suivants :
- L'appropriation des savoirs.
- L'appropriation des savoir-faire.
- L'apprentissage de l'autonomie. L'aptitude au travail collectif.

      Le plus grave, cependant, est qu'une fois évalué, le nouvel ersatz pédagogique ne finira pas dans un placard : il sera dûment pris en compte dans le bulletin scolaire où une rubrique spécifique l'attend déjà. En fin de quatrième, de surcroît, les appropriations, aptitudes et apprentissages fourniront miraculeusement la matière de l'épreuve anticipée du Brevet d'Etudes Fondamentales. Quoi de plus fondamental en effet que l'appropriation des savoir-faire, sinon l'indispensable aptitude au travail collectif, face à une appropriation des savoirs visiblement marginalisée ?

      L'école, et c'est la vraie nouveauté dans cette affaire, introduit donc au cœur même de l'examen national qui remplace le brevet des collèges, des critères d'évaluation où les connaissances deviennent secondaires par rapport à des comportements et à des savoirs-faire standard. Ce type d'évaluation relève d'une subjectivité majeure, alors que les refondateurs prétendent s'escrimer, notamment en lettres, à rendre les savoirs objectivables . On se contredit beaucoup à l'Education Nationale, mais l'essentiel n'est-il pas d'être moderne c'est-à-dire de suivre les modes ? Hier le marxisme ou le structuralisme, aujourd'hui le management.

      Ces abus sont très graves pour l'avenir de la pensée et de la connaissance et révèlent surtout qu'il s'agit, sous couleur de pédagogie, de masquer une réalité dérangeante : puisque nos élèves, victimes des chaises musicales didactiques, n'ont pas acquis les connaissances de base, il ne reste qu'à les évaluer sur leur comportement et leur découverte de l'autonomie. Ils présenteront des travaux flatteurs effectués en grande partie par leurs professeurs et le tour sera joué. Ne maîtrisant presque rien de ce qui pourrait leur accorder la liberté que seul confère l'accès au savoir, ils seront parés des oripeaux d'une modernité de pacotille et de clinquant. Une fois de plus le rôle de l'école de la république est dévoyé au profit d'un catéchisme dont les articles de foi se résument à l'apprentissage d'un bon comportement dans une société qui refuse de penser et ne rêve que de consommer les productions d' entreprises érigées en modèles absolus.

      Avec les itinéraires de découverte nous entrons donc de plain-pied dans l'école médiatique, celle qui singe la télévision, dans l'école qui s'agite, celle qui louche sur la " Star Academy ". Nous sommes à des lieues de la réunification du monde brandie par l'ancien ministre. En revanche, l'école de la pensée et de la réflexion solitaires et silencieuses n'existe plus que sous la forme d'un souvenir. Elle pourrait faire utilement l'objet d'un Itinéraire de découverte.

 

Mireille Grange
- professeur de Lettres Modernes en Zone d' Education Prioritaire.
- auteur de Témoignage sur le collège paru dans l'ouvrage collectif de Michel Jarrety : Propositions pour les enseignements littéraires, Presses Universitaires de France 2000.
- membre de Sauver les Lettres.

Post-scriptum : N'oublions pas de préciser qu'à cause de ces itinéraires de non découverte, l'horaire des disciplines fondamentales a été réduit à sa plus simple expression : excellent remède pour la maladie de nos élèves, maladie que la rue de Grenelle se refuse décidément à soigner comme il conviendrait.

11/2002