Enseignement de la grammaire : oui aux « manipulations »


D’après mon intervention sur la liste Lettres & Débats(10/2005) à propos de l’enseignement de la grammaire au collège. A Desjardins


A propos de grammaire et de l'opposition caricaturale " Comment ça marche " vs " Comment ça s’appelle " , on en revient à E Morin et au principe dialogique, à la boucle, plutôt qu’à la causalité linéaire et chronologique :

Il y a une dialogique permanente entre le " comment ça marche " et le " comment ça s’appelle ", entre les manipulations et la terminologie. Voir " comment ça marche " est très nécessaire mais savoir " comment ça s'appelle ", qui est le moment de la connaissance conceptuelle, de l'identification, l'est aussi, pour autant que l'étiquette renvoie effectivement à un concept rigoureux (c'est-à-dire justement un concept " scientifique " qui résulte d'une praxis et non d'un décret ou d'une nomenclature a priori ).

Je suis donc assez d'accord avec Jean-Paul sur l'importance en grammaire des manipulations. Il faut montrer comment la langue fonctionne et introduire à une véritable intelligence linguistique : au mécano de la langue. L'analyse grammaticale (je mets l'accent sur la syntaxe) doit permettre d'expliciter des intuitions en proposant des opérations, des tests, des manipulations qui aident les élèves à prendre conscience des phénomènes grammaticaux et simultanément /conjointement, à tâcher de les ranger, parfois imparfaitement sous des appellations dont il faut qu'ils voient aussi, le caractère de rangement discutable.

Évidemment j'ai souvent recours à la terminologie traditionnelle pour les fonctions ou les parties du discours. Mais il faut fréquemment expliquer aux élèves que ça ne " marche " pas toujours. Un exemple entre mille ? Les conjonctions de coordination, dont la liste est assez arbitraire et ne repose guère sur des considérations syntaxiques : la commutation avec des adverbes de liaison qui peuvent jouer le même rôle montre assez l'arbitraire de cette liste.

Autrement dit, il faut développer l'esprit linguistique rigoureux plutôt que l'argument d'autorité et faire naître l'intelligence de la langue. Sans renoncer pour autant à une grammaire scolaire, certes revue et corrigée et qui rassure l'espèce d'essentialisme naïf qui fait croire que la règle précède la langue (petites classes du collège ou école primaire)

Au collège, il faut utiliser les procédures heuristiques (pardon…) totalement ignorées des grammaires anciennes mais qu'on retrouve dans les différentes doctrines linguistiques modernes :
-la substitution ou commutation (les classes d'équivalence)
-l'effacement (qui est finalement un cas particulier de substitution)
-le déplacement
-la permutation.

Les élèves peuvent mesurer le degré de cohésion des groupes, leur autonomie par rapport aux autres unités de la phrase et leur équivalence avec des éléments qui appartiennent au même paradigme. On n'utilise pas ce mot savant, évidemment, mais les élèves vont insensiblement se familiariser avec l'idée même : je suis contre tout jargon inutile. Il est clair que le procédé de commutation, par exemple, permet d'obtenir un classement plus satisfaisant des parties du discours (tous les mots finalement qui commutent entre eux sur un même axe paradigmatique), ce qui permet par exemple de dégager la classe pertinente des déterminants qui va bien au delà des seuls articles définis et indéfinis.

De manière générale, les définitions doivent être fondées sur des propriétés distributionnelles : ça oblige à un certain empirisme très intéressant en tout cas à partir du collège. L'opposition complément circonstanciel / complément essentiel par exemple se construit à partir de manipulations et il ne faut pas que les difficultés ou les particularités soient escamotées : cas des circonstanciels compléments d’un verbe, par exemple, que certaines grammaire qualifient de complément adverbiaux essentiels, cas fréquent de C.O.D. effaçables, au contraire (alors que des grammaire ânonnent que le cod n’est pas effaçable), etc.

Il faut aussi travailler d'autres types de  transformations, parmi lesquelles:
-le passif
-la pronominalisation
-la mise en relief

On ne peut pas dire, au passage, il me semble, que la visée linguistique que l'on adopte soit exempte de considérations normatives : on est bien obligé de parler d'acceptabilité des énoncés qu'on obtient après manipulation, ce qui revient à introduire un jugement normatif et à distinguer tout de même une bonne syntaxe d'une mauvaise; !

Je crois donc qu'il vaut mieux faire une analyse en syntagmes, de type structurale, une analyse cohérente et formelle, plutôt que verser trop dans la grammaire scolaire du début du XXème siècle dont l'étiquetage est souvent horriblement illogique (ou fondé sur la conception d'une langue liée aux objets du monde alors qu'on sait qu'elle est d'abord un système autonome).  Je me souviens moi même n'avoir rien compris, à l'école, à certaines fonctions grammaticales (on mélangeait alors des considérations logico-sémantiques ou même métaphysiques avec des problèmes de syntaxe) parce que j'étais, comme beaucoup d’élèves, épris de logique et que le diktat du maître ou l'argument d'autorité ne me convainquaient pas.

Je me souviens notamment de cette sentence sans appel : " Non ce n'est pas un COI, c'est un complément d'attribution : zéro ! " La linguistique m'aurait pourtant donné raison puisque l’objet second d’un verbe à double construction est effectivement un objet indirect. S’il ne faut pas renoncer aux nomenclatures, il faut leur redonner de la cohérence et veiller à l’unité de la terminologie, ce qui est loin d’être le cas encore aujourd’hui.

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Mais pourquoi faire de la grammaire ? Pourquoi prendre du recul sur la langue ? D'abord pour pouvoir s'exprimer, mettre en ordre ses sensations et ses idées, échapper à la frustration terrible qui résulte de l'incapacité à se traduire finement, pas seulement à l’oral.

Or c'est l'outil linguistique et la conscience des possibilités complètes du jeu langagier qui permettent de développer vraiment cette aptitude. Pas d'argumentation possible pour qui ignore les ressources des propositions subordonnées circonstancielles de cause et de conséquence et leurs nuances. Pas d'argumentation possible pour qui néglige ou méconnaît la détermination précise par l'utilisation de la proposition subordonnée relative. Malgré la fameuse compétence mise en avant par les linguistes, l'utilisation de ces outils n'a rien d'inné ou de naturel et la phrase écrite, souvent complexe, c’est à dire comportant plusieurs propositions, est un artefact sophistiqué au contraire du langage oral spontané qui s’acquiert par simple immersion.

Que dire d’un artisan à qui l’on n’enseignerait pas le nom et la fonction des multiples outils qu’il pourrait trouver dans sa caisse ? Qu’on n’entraînerait pas à l’utilisation méthodique et spécifique de chacun d’eux ?

La langue permet aussi de traduire le Monde en le construisant, de le penser, d'analyser l'expérience que nous en avons. A langage pauvre, monde pauvre, expérience limitée, communication entravée, acte réduit. C'est le langage qui accouche le sujet. Le langage est une voie d'accès à la culture, certes, mais l'on oublie trop souvent que c'est aussi par le langage qu'advient la logique (Logos). Travailler la grammaire c'est donc prendre conscience (ce recul réflexif destiné au regard objectif sur la langue est selon moi indispensable) des outils dont on dispose et par la suite, pourquoi pas, se forger les siens propre, puisque la dimension de créativité linguistique individuelle est également très importante.

Comme l'ont soutenu Whorf ou Sapir l'univers est un chaos qui ne prend son sens et son ordre que par l'existence du langage. L'intelligence de la langue est donc intelligence de l'univers. Il faut développer la conscience du langage et la compréhension de son fonctionnement. Ce qui peut mener aussi à une réflexion sur la variété des visions du monde induites par des langues au fonctionnement, au lexique, parfois très différents du nôtres, ce qui fait prendre conscience des enjeux de la traduction. Ceux qui étudient les langues anciennes mais aussi l'allemand ou l'anglais sont amenés à ce type de prise de conscience : il y a des grammaires, et la traduction pose la question linguistique/sociologique/anthropologique/philosophique de l'Universel. On entre là dans le genre de problématique qu'un élève de quatrième ou de troisième, étudiant des textes du XVIII ème siècle, ne peut pas complètement ignorer

La difficulté des manuels de " grammaire " actuellement, ce n'est pas qu'ils soient obsolètes par inintelligence linguistique ou parce qu'ils seraient traditionnels (ce qui, à tout prendre, vaudrait mieux). Le problème, c'est qu'ils sont des pots-pourris où tout se mélange de façon consternante : grammaire traditionnelle, pragmatique, linguistique de l'énonciation, analyse du discours ou grammaire de texte et même considérations de théorie littéraire sur les focalisations, le statut du narrateur ! L'horreur ! Tout, au reste, a été tellement simplifié pour être rendu accessible, que personne ne peut plus rien comprendre ni approfondir. Aucun élève par exemple ne pourrait travailler seul avec un tel manuel. Ni aucun parent l'aider. Quant au terme de " grammaire " apposé sur ces ouvrages, il est clairement une tromperie sur la marchandise.

Les maîtres, d’ailleurs, pataugent autant que les élèves au milieu de terminologies et d'approches linguistiques souvent très hétérogènes et déversées selon le coq-à-l'âne d'une séquence didactique, d'un parcours hélas invertébré ou d'un genre de discours : ces manuels sont en effet souvent dit " livre unique ", car ils fondent en un livre textes littéraires et grammaire pour mieux respecter la doctrine du décloisonnement et accessoirement, alléger les cartables.

Comment des manuels fomentés sous la houlette et la caution scientifique de toutes sortes de didacticiens, de professeurs d'IUFM, ont-ils pu tomber si bas dans la confusion, le fatras, quand ce n'est pas l'indigence scientifique et didactique ? Comment ont-ils pu accorder une part toujours croissante à une grammaire textuelle toujours plus jargonnante et d'ailleurs très mal vulgarisée alors que nos élèves ne savaient toujours pas analyser des phrases simples ou complexes en constituants ?

C'est sur la morpho-syntaxe de la phrase (la grammaire de phrase !) et sur l'analyse logique (propositions principales /propositions subordonnées, etc : il y avait autrefois des questions au Brevet qui ont curieusement disparu dans l'indifférence générale) qu'il faudrait mettre le paquet, dès l'école primaire.

La grammaire dite de texte qui étudie doctement la situation d'énonciation et la cohérence textuelle (progressions thématiques notamment) ne peut être abordée qu'autant que la grammaire de phrase a été acquise et à condition de revoir de fond en comble les objectifs qu'on lui assigne et la terminologie qu'on utilise : il faut mettre un point final dans les manuels, à l'utilisation abusive et fétichiste d'une terminologie absconse, inutile et d'ailleurs sans aucune rigueur scientifique. Il faut écarter les notions trop complexes de linguistique de l’énonciation et les laisser aux thésards de l’Université. Il est très révélateur, à mon sens, que certains auteurs de grammaires scolaires éprouvent le besoin (au fond louable !) de consacrer un chapitre entier…à la présentation des différentes grammaires, qui effectivement n’ont rien à voir, ou si peu entre elles : grammaire de phrase, analyse du discours, grammaire de texte. Comment, en effet, un élève qui croit que tout ce qui est dans son livre de grammaire est grammaire (aussi bien le passif que le thème et le propos, le schéma actantiel, etc) peut-il comprendre l’objet et la méthode de ce qu’on entend communément par grammaire ? Seul l’élève qui ne cherche ni à comprendre (prendre ensemble) ni à approfondir ne trouvera rien à redire à ce chaos d’approches.

Mais j'en reviens aux manipulations grammaticales dans la phrase, puisque nous sommes d'accord sur ce point. Le problème c'est que proposer ces manipulations sur la langue (en plus de la leçon, l'un n'exclut surtout pas l'autre) demande du temps, beaucoup de temps. On est ramené donc à ma question sur le structurel indissociable du pédagogique. Comment, cher Jean-Paul, faire des manipulations grammaticales quand au cycle 3 de l'école primaire les élèves ne font plus que 1h30 ou 2h d'étude de la langue (ORL !) par semaine ? Où faire des manipulations quand beaucoup de professeurs de lettres de sixième ne font même pas une heure de grammaire par semaine et que l'institution, jusqu'à présent, n'y trouve pas grand chose à redire ? Comment faire des manipulations dès lors que le dogme du français transversal a permis des coupes claires depuis trente ans dans les horaires ? Où trouver le temps de ces manipulations si elles doivent trouver à s'insérer miraculeusement dans les objectifs intermédiaires d'une méchante séquence dont l'objectif principal est très éloigné de préoccupations grammaticales?

Comment donner un sens (comme disent nos impayables didacticiens) à ces manipulations si elles ne peuvent plus, désormais, se faire dans le cadre d'une progression cohérente et autonome (qui ne devrait avoir de compte à rendre qu'à sa logique propre) alors que le dogme crétin de la séquence didactique a rendu l'enseignement de la grammaire hétéronome c’est à dire, dans les faits, discontinu et lacunaire ?

Et je ne parle même pas de l'orthographe, du vocabulaire, de la conjugaison, dont les enseignements sont tombés en déshérence sans que les spécialistes en sciences de l'éducation n'y trouvent rien à redire et même parfois, au contraire.

La transposition didactique des savoirs linguistiques universitaires a été un ratage complet. On devrait parler de trou noir pédagogique. La surenchère a prévalu sur le bon sens. Les " experts " auraient-ils refusé de travailler en équipe ;-) ? Chacun tirant à hue et à dia selon ses propres marottes ?  En tout cas, à aucun moment on ne s'est mis à la place d'un élève de CM2, de sixième.

A aucun moment on n’a mis l'élève au centre ni pensé aux fameux "objectifs" qui importent tant à une certaine pédagogie et qui devraient pourtant n’avoir là, rien de chimériques. Voilà trente ans qu’on fait en gros n’importe quoi, comme disent nos élèves : les Trente Piteuses de l'enseignement de la grammaire, pourvoyeuses de générations d’élèves mutilés.


Cordialement, A.Desjardins (SLL)

11/2006


Deux nécessités et deux priorités pour l'élève : l'orthographe et la grammaire de phrase
http://www.sauv.net/gramortho.htm

Évolution des horaires du français au collège, par Jean-Baptiste.
http://www.sauv.net/horcoll.php

Horaires de français, enseignement élémentaire :
http://www.sauv.net/prim_horaires.htm