Les points clés du débat

Le Figaro Magazine du 29 novembre 2003


Par Véronique GROUSSET

L'un des principaux problèmes que pose le grand débat, c'est l'opacité du système éducatif. Dans leur immense majorité, les Français sont en effet très loin de réaliser l'ampleur et les raisons de sa dégradation, tout étant fait (tests d'évaluation surnotés, interdiction des redoublements, consignes d'indulgence systématique imposées aux correcteurs des examens) pour qu'ils ne s'en rendent pas compte, même et surtout s'ils sont parents d'élèves. Car l'Education nationale sait fort bien truquer ses résultats et rassurer l'opinion en ne communiquant que sur l'augmentation du pourcentage d'élèves qui accèdent à chaque niveau d'enseignement, mais jamais sur l'effondrement de leurs connaissances, ni sur le peu de valeur de la plupart des diplômes, ni sur l'avenir professionnel de ces jeunes générations, pourtant toutes scolarisées désormais pendant au moins seize ans !

Aucune publicité n'est jamais faite en effet autour des études débouchant sur des conclusions inquiétantes ou contraires au dogme. Comme le rapport remis en 1998 par Jean Ferrier à Ségolène Royal, qui établissait que plus d'un enfant sur cinq (21 %) ne comprend pas ce qu'il lit à son entrée en 6e, tandis que plus d'un sur trois (38 %) ne maîtrise pas les compétences de base en calcul. Ou bien encore celui sur les excellentes performances scolaires de l'académie de Rennes, politiquement très incorrectes puisqu'elles reposent en partie sur davantage de sélection et de redoublements qu'ailleurs.

En clair, l'opinion est constamment désinformée. Entretenue dans une ignorance quasi totale des vrais problèmes, et donc des points-clés que la future loi d'orientation scolaire devrait s'attacher à réformer en priorité.
Et ce n'est certes pas la liste des « 22 questions » rédigées par la commission Thélot qui pourrait l'aider à les repérer, ou à profiter du grand débat pour exiger d'en discuter.

Ces « vraies questions » sont pourtant simples. Peu nombreuses. Connues de tous les enseignants et de tous les experts. Faciles à formuler en langage courant. Et c'est pour le démontrer que nous vous en proposons ici quatre. Telles que la commission Thélot ne les pose pas ; telles que son « guide des débats » a été rédigé pour éviter qu'elles soient posées.

1 Est-ce que mon enfant va savoir lire, écrire et compter en sortant de l'école primaire ? Et sinon, pourquoi ?

C'est la fameuse question dite « des apprentissages fondamentaux ». Qui ne se posait pas il y a encore trente ans, à une époque où l'école primaire était pourtant tout aussi « massifiée » qu'aujourd'hui puisqu'elle l'est depuis Jules Ferry ! Mais il suffit de comparer les copies d'une classe de certificat d'études en 1920 à celles des écoliers qui s'apprêtent à passer de nos jours en 6e pour réaliser l'effarante différence : même si les chiffres officiels n'avouent « que » 15 % d'élèves « en grande difficulté » à ce stade (ce qui ne les empêche aucunement d'être admis au collège), les enseignants qui ont témoigné sur ce sujet sont unanimes à constater que le phénomène est bien plus grave, et qu'il ne cesse d'empirer. En fin d'école primaire, après déjà huit ans de scolarisation, ces témoins directs ne comptent jamais plus de cinq enfants par classe capables de rédiger un texte lisible et compréhensible, sans contresens grave. Pour ne rien dire de l'orthographe, de la grammaire et de la syntaxe employées par les meilleurs de leurs élèves. Ce qui est en cause, les enfants d'aujourd'hui n'étant pas plus idiots que ceux d'hier, ce sont donc évidemment les méthodes d'apprentissage, telles que les formateurs des IUFM et les inspecteurs d'académie (qui n'ont, dans les deux cas, bien souvent jamais enseigné eux-mêmes en primaire) les imposent aux instituteurs. Le grand débat devrait par conséquent être l'occasion d'exiger enfin une évaluation des résultats de ces méthodes d'apprentissage, et que l'on cesse au moins, dans un premier temps, de les imposer à tous les instituteurs.

2 Pourquoi laisse-t-on une minorité de collégiens et de lycéens, indisciplinés ou violents, empêcher tous les autres de progresser ?

C'est la question du rétablissement d'une légitime autorité, conçue dans l'intérêt du plus grand nombre.
Encore un tabou, même si quelques progrès ont été récemment constatés : réforme des conseils de discipline, création de classes-relais, judiciarisation des délits les plus graves, et bientôt possibilité d'exclure un jeune majeur. Des progrès qui n'empêchent pourtant pas la majorité des personnels de l'Education nationale de demeurer sceptique. Beaucoup d'enseignants continuent en effet à se plaindre de ne pas être soutenus par leur hiérarchie lorsqu'ils sanctionnent, tandis que les chefs d'établissement décidés à sévir leur retournent la même critique. Tout était évidemment plus simple lorsque les deux fonctions (instruire-éduquer) restaient clairement dissociées ; l'ambiguïté des missions attribuées aux actuels CPE (conseillers principaux d'éducation) compliquant encore les choses. Mais un retour en arrière est exclu ; mieux vaudrait réfléchir à de vraies réformes. Comme l'introduction de l'autorité en tant que matière enseignée dans les IUFM, où l'on nie pour l'instant le problème, en expliquant au contraire aux futurs maîtres qu'ils ne doivent jamais punir ni même élever la voix. Car l'autorité s'enseigne. Il existe des « trucs », bien connus des vieux enseignants, et que beaucoup de leurs jeunes successeurs (60 % d'entre eux étant affectés pour leur premier poste en zone difficile) apprécieraient sûrement de connaître.

Prendre le problème à la base, dès le plus jeune âge, ne serait évidemment qu'un début de solution. Mais qui mériterait pour le moins d'être évoqué. Au même titre que l'exclusion, temporaire ou définitive, de ceux dont le comportement nuit gravement à la majorité des autres.

3 Pourquoi l'enseignement général est-il considéré en France comme la seule voie convenant à 100 % des élèves ?

On est ici en plein dans le dogme du même enseignement pour tous, du collège unique, et des « 80 % d'une génération jusqu'au bac », seul l'enseignement général étant considéré comme « noble ». Ce qui conduit évidemment à la dévalorisation de toutes les filières. Celle de l'enseignement littéraire et scientifique (dit «général»), où les professeurs sont obligés de rabaisser sans cesse leurs exigences et la valeur des diplômes pour permettre au plus grand nombre d'accéder à des études universitaires.

Mais aussi les voies professionnelles et technologiques, empruntées uniquement par défaut, après « sélection par l'échec », à un âge souvent trop avancé, et sans réelle prise en compte des goûts ni des aptitudes des élèves (lesquels « choisissent » le plus souvent ce qui est enseigné dans le lycée professionnel le plus proche de chez eux, mais rarement ce qu'ils ont envie de faire ou ce pour quoi ils sont doués). D'où une énorme perte de temps, un grand gâchis de talents, et beaucoup de frustration.
Les experts du rapport « Eléments pour un diagnostic sur l'école » n'ont d'ailleurs pas manqué de souligner que, bien que la France dépense plus que ses voisins, l'école «n'a pas réussi à corriger les inégalités, mais les a amplifiées». Sans doute parce qu'elle ne s'appuie pas assez sur la méritocratie ; par un épouvantable paradoxe, un excès d'idéologie faussement égalitaire, l'école du collège unique est en effet devenue bien moins républicaine que celle d'avant 1975, quand un gamin, même issu d'un milieu très modeste, avait beaucoup plus de chances qu'aujourd'hui de décrocher un vrai bac, en bénéficiant d'une bourse et d'un enseignement de qualité, pour peu qu'il en ait l'envie et les capacités intellectuelles. De cette hypocrisie-là aussi il serait sans doute plus que temps de discuter.

4 Pourquoi oblige-t-on les enseignants à passer deux ans dans les IUFM, où les formateurs n'ont aucune expérience de la pratique, alors qu'il serait plus efficace et moins coûteux de les confier en tutorat à un enseignant chevronné ?

C'est la question qui tue ; peu connue du grand public, mais fondamentale et qui fait l'unanimité dans les milieux enseignants... Truffés de pédagogues sectaires, les Instituts universitaires de formation des maîtres, créés en 1989 par Lionel Jospin pour remplacer les écoles normales, n'apprennent rien aux futurs enseignants. Sinon à obéir aveuglément à ce que les « formateurs » leur disent de faire et qui peut se résumer ainsi : « Vous n'êtes pas là pour transmettre un savoir, mais pour écouter les enfants et les aider à découvrir seuls, par eux-mêmes, tout ce qu'ils ignorent. » Ne transmettant presque aucun contenu d'enseignement à leurs stagiaires, ces « écoles de déformation » pourraient très facilement être fermées sans aucune conséquence pour les futurs maîtres, dès lors que la majorité d'entre eux demande depuis longtemps qu'on leur laisse plutôt gérer une classe sur le terrain, en tutorat auprès des instituteurs, face à de vrais enfants. Ce constat est même tellement partagé qu'une loi était prête il y a moins de deux mois pour entériner une réforme profonde des IUFM. Mais Luc Ferry l'a remisée dans un tiroir au tout dernier moment. La pression du lobby des pédagogues ? L'imminence du grand débat ? Nul ne connaît les raisons de son revirement. Seule certitude : ce problème laissé en suspens fait toujours partie des urgences : d'ici moins de trois ans (2005), 40 % des enseignants qui étaient encore en poste en 2000 auront atteint l'âge de la retraite ! Il faudra donc les remplacer par de jeunes diplômés, dont la formation scolaire et universitaire est déjà beaucoup moins solide que celle de leurs aînés. Ils n'ont donc guère besoin que leur formation « pratique » continue à être prise en main par des « pédago-idéologues » aux méthodes pernicieuses. L'honneur de la future loi d'orientation serait de déboucher au moins sur cela ; l'Education nationale se juge aux résultats de ses élèves, mais elle ne vaut que par la qualité de ses enseignants. L'un n'ira pas sans l'autre. Alors, autant commencer par la tête.