M. Ferry, descendez de votre cathèdre !
Le 29 janvier, ici même, Mme Jacqueline de Romilly appelait le public à l'aide des humanités gréco-latines, que vos décisions menacent, selon elle. Ainsi mettait-elle son nom au service de plusieurs associations de professeurs et de lettrés, qui viennent de publier une pétition. On vous y reproche de réduire gravement l'enseignement du latin et du grec en le réservant aux classes nombreuses, donc aux grandes villes. On vous en veut aussi d'avoir décidé cela sans prendre avis. Le 4 mars, vous avez répondu ici même à Jacqueline de Romilly que sa bonne foi avait été surprise, qu'elle avait tout faux, et qu'au contraire, la réforme dont vous revendiquiez la paternité tend à rétablir les humanités dans leur dignité. Significativement, le premier argument que vous produisiez pour nous en convaincre est l'argument d'autorité. Vous avez écrit des «ouvrages» pour célébrer «les sagesses et les cosmologies de l'Antiquité», votre bras droit, Xavier Darcos, «parle couramment» la langue de Cicéron, ergo, votre réforme ne peut être que profitable à l'enseignement du latin et du grec. Vous êtes ministre, monsieur le Ministre, et vous fûtes professeur : cela fait deux raisons pour que l'élève moyen que j'ai toujours été souscrive à cette argumentation. Dans le français un peu désuet que nous tenons du latin, l'autorité du maître se dit magistère, et il doit être entendu pour tout le monde que le magistère du ministre l'emporte sur celui d'une académicienne, fût-elle érudite. C'est une question d'autorité, et l'autorité demeure plus que jamais la question centrale de l'éducation. Si Mme de Romilly refuse de l'admettre, on verra demain de jeunes élèves aller au collège coiffées de foulards, garder leurs vêtements en cours de gymnastique, d'autres arborer le string et le collier à piquants, tandis que leurs condisciples mâles se livreront à divers rackets ou régleront, de leur portable, en cours de mathématiques, les inévitables problèmes qui se posent au jeune dealer. Peut-être faudra-t-il une loi sur l'habit vert pour compléter la loi sur le voile. Mais vous êtes magnanime, monsieur le Ministre, vous ne vous satisfaites pas de votre autorité, vous condescendez à débattre. Mme de Romilly rappelait que nous trouvons nos racines dans le latin et le grec, que l'étude qu'on en fait permet de mieux comprendre et maîtriser sa propre langue ; vous lui répondez qu'il faut promouvoir le latin pour lui-même si l'on veut en relancer l'étude, et renoncer aux «arguments éculés» telle l'étymologie, qui «ne convainquent plus personne». C'est réduire fort habilement le propos de l'académicienne, pour l'écarter d'un revers de main. Bravo ! Une pédagogie hardie réévalue l'expérience à sa manière : si vous mettez votre magistère dans la balance, je croirai volontiers que la pratique des humanités n'a aucune incidence sur la manière d'écrire, et que Philippe Djian est plus clair que Bossuet. Cependant je crois que Mme de Romilly, toute rebelle qu'elle est, tombera d'accord avec vous, monsieur le Ministre, pour apprécier les «sagesses et cosmologies» antiques, et pour penser en prime qu'une bonne version latine ne peut pas faire de mal à la comprenette, à condition qu'on refasse un peu de grammaire française à l'école primaire. Là où elle se montre vraiment effrontée, c'est lorsqu'elle reproche à votre administration de «couper tout ce qui dépasse sans réfléchir» aux «buts de l'enseignement», par ce que «tout est devenu une affaire de nombre». Il était prévisible que, drapé dans votre probité et votre toge de lin blanc, vous vous défendiez, indigné, d'être un «rentabiliste aux petits pieds» (sic), avant d'inviter les naïfs et les imbéciles de mauvaise foi à songer aux véritables causes du «déclin» des humanités. Donc à repenser la «légitimité des études anciennes». Hélas, vous n'en faîtes rien, vous préférez évoquer l'organisation de «l'offre de formation». Moi qui ne suis ni ministre ni académicienne, j'aimerais, sous votre autorité bienveillante, creuser un peu les causes du déclin dont vous parlez. Vous êtes plus philosophe qu'historien, vous me pardonnerez cet empiétement. Au commencement, il y avait deux latins. D'abord celui de l'Église, que les clercs ont sauvé du naufrage de l'Antiquité tardive, langue universelle servant à transmettre aux peuples la lumière chrétienne. Ensuite, à la Renaissance, les humanistes exhumèrent le latin profane, langue de lettrés qui devait servir aux élites à retrouver les lumières païennes. Ils y ont ajouté le grec. Les jésuites, hommes de synthèse, ou de récupération, ont fondu ces héritages antagonistes dans l'instruction classique. Celle-ci avait donc deux mamelles. L'Alma mater (l'université) enseignait les tournures de César et de Tite-Live, tandis que la Mater et Magistra (l'église, selon le titre d'une des encycliques de Jean XXIII) faisait chanter à ses ouailles la Vulgate de Saint Jérôme. La IIIe République a conservé le programme. Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale, sous des influences qu'il serait trop long de démêler, qu'une offensive organisée a eu lieu. Elle ne se prévalait pas de rentabilité, mais de modernité et de justice. Elle s'élevait tout ensemble contre l'élitisme et la désuétude des humanités, privilège néfaste de la bourgeoisie. Le nouvel enseignement était dit, d'ailleurs, «moderne». C'était l'époque de Mon oncle et du Formica. Le latin a été bouté vite hors de l'église, société hiérarchique, et plus lentement hors de l'école, société mammouthique. Dans les années 50 et 60, on fit monter en puissance les sections modernes. De là date la suprématie de la série mathématique au bac. Les bons élèves, conservateurs et prudents, misèrent d'abord sur les deux tableaux. La section chic demeurait latin fort maths fortes (mieux que maths sans latin), et l'hyper snob, pour forts en thème et génies de la descriptive, latin grec maths, qui se disait A'(il n'aurait pas fallu les pousser beaucoup pour qu'ils se mettent en plus au sanskrit ou à la mécanique ondulatoire). Les sections littéraires, auxquelles manquaient l'aura des sciences exactes, imaginèrent de jeter par-dessus bord les vieilles humanités pour pouvoir se proclamer modernes. De là date la vogue de la linguistique, des sciences humaines, et le déclin irrémédiable de la série L, devenue terrain d'expérimentation ludique, avec ses sections yoga fort – option macramé. Monsieur le Ministre, vous aviez raison de remonter aux sources du déclin, même si vous ne les avez pas trouvées. Et vous avez encore raison de penser que c'est en rétablissant l'autorité, non solum dans la discipline, sed etiam dans les programmes, que l'on ranimera, avec les humanités classiques, l'éducation dont elles étaient le moyen et le garant. En rétablissant l'autorité d'une tradition dont nous sommes issus, l'autorité de faits, d'hommes, de langues, de civilisations dont nous sommes les héritiers et sur lesquels nous devons exercer notre libre réflexion. Léopold Sedar Senghor avait appris à l'école primaire : «Nos ancêtres les Gaulois.» Il ajouta en sortant de Normale : «Nos ancêtres les Grecs.» Il plaçait ainsi très haut une autorité qui nous est chère à tous les deux, monsieur le Ministre, la démocratie. Cette autorité, on la retrouve dans la pétition à laquelle Mme de Romilly a donné sa caution. En quelques jours, elle a recueilli une quinzaine de milliers de signatures. On relève parmi les signataires une bonne plâtrée de professeurs, instituteurs, doctorants et khâgneux, mais, si les ethnomusicologues y paraissent plus nombreux que les cantonniers, les professions les plus diverses s'y trouvent représentées, du caviste au webmaster, du peintre muraliste au veilleur de nuit, du vétérinaire à la consultante en externalisation... D'Afrique du Sud à l'Amérique du Nord, de la Réunion à la Creuse, du Lycée Charles-le-Chauve au collège Albert-Camus, ils vous écrivent, seuls, en couple, ou en famille. Ne les prenez pas par-dessous la jambe. A regarder noms et prénoms, les Djamila, les Marie-France et les autres, ces enfants du latin et du grec viennent de tous les continents, probablement de toutes les confessions. Vous tenez peut-être là, monsieur le Ministre, la vraie intégration, la vraie laïcité. Ils ont fait plus : dans un bel élan d'internationalisme intelligent, ils ont rameuté, de la Terre de Feu à l'Espagne et à l'Italie, tous les orphelins de la latinité. Ils sont venus, ils sont tous là, le communicador social à la radio nacional de Buenos Aires, la lectrice à l'université de Bologne, il y a même le fils maudit, professor d'occitan au collegi Jacques-Prévert de... (Sorry, je ne cafte pas) : elle va mourir, la Mama Lingua. Ils sont venus quinze mille avant qu'on ne l'enterre. Selon les points de vue, ce n'est pas grand-chose (L'Europe, combien de latinistes ?), ou l'étrange mouvement de masse d'une certaine élite qui ne veut pas mourir, qui ne croit pas encore venu pour notre civilisation le moment de disparaître. Si vous descendiez de votre cathèdre pour les écouter ?
Le Figaro du 25 mars 2004
Débats & Opinions
LANGUES Après l'appel dans nos colonnes de Jacqueline de Romilly en faveur du grec et du latin
M. Ferry, descendez de votre cathèdre !
Monsieur le ministre,