L'école en insécurité linguistique

PAR ALAIN BENTOLILA*
Le Figaro du 23 novembre 2003


S'il est une promesse que l'école doit tenir, quoi qu'il en coûte, c'est celle de distribuer de manière plus équitable le pouvoir linguistique parmi les élèves qui lui sont confiés, sauf à accepter les couloirs honteux de relégation qui traversent un collège soi-disant unique. Force est de reconnaître que, malgré les déclarations solennelles régulièrement martelées sur la priorité que l'on doit accorder à la maîtrise de la langue, ceux qui ont, depuis dix ans, la responsabilité de l'éducation dans notre pays n'ont répondu à cette exigence que par des mesures ponctuelles et éphémères. De reculade en faux-semblants, on a ainsi laissé se creuser au sein même de notre école un fossé linguistique et culturel qui prive 1/5 de nos élèves de tout espoir de réussite scolaire et rend incertaine leur destinée sociale.

Et que l'on ne vienne pas nous dire que, faute d'être doués pour la littérature et la grammaire, ils seront bons en mathématiques, en biologie ou en informatique. Non! ils ne seront bons en rien, car ils seront incapables de mettre leurs propres mots sur le savoir des autres. Et que l'on ne vienne pas non plus nous dire que, faute de devenir enseignants ou cadres supérieurs, ils feront d'excellents plombiers ou d'habiles mécaniciens. Aucune chance! Il n'existe pas aujourd'hui de métier, aussi «manuel» qu'il soit, qui n'exige de solides capacités de communication orale et écrite.

Plus grave encore, après douze à quatorze années d'école, ils seront livrés à un monde dangereux dans lequel ils ne sauront réfuter ni les explications obscures et magiques du monde, ni les propositions sectaires et discriminatoires d'où qu'elles viennent.

Echec scolaire, échec professionnel, échec civique, voilà où conduit l'incapacité de mettre en mots sa pensée au plus juste de son ambition avec infiniment de respect mais infiniment d'exigence. La défaite de la langue, c'est aussi la défaite de la pensée: c'est renoncer à agir utilement et pacifiquement sur les autres et sur le monde.

Que l'on ne se méprenne pas! Je ne plaide pas pour une normalisation aveugle au nom de la pureté immuable du langage; mon propos n'est pas de dénoncer simplement les fautes d'orthographe et de grammaire en pleurant sur un passé où l'on était censé ne pas en commettre! Non! ce que je veux, c'est que la majorité de nos élèves disposent des mots suffisamment précis, des structures grammaticales suffisamment efficaces et des formes d'argumentation suffisamment organisées pour imposer leur pensée au plus près de leurs intentions et pour recevoir la pensée des autres avec autant de bienveillance que de vigilance. C'est le moins que l'on peut attendre de l'école de la République! Et pourtant, face à cette exigence essentielle, on s'est le plus souvent contenté de propositions ponctuelles, inefficaces et parfois démagogiques. Que l'on en juge!

On a claironné à grand renfort d'annonces médiatiques que l'on allait apprendre de façon précoce une ou plusieurs langues étrangères à tous nos petits écoliers. On a simplement oublié que beaucoup d'entre eux ne pouvaient pas construire la maîtrise d'une langue étrangère sur les ruines de leur langue maternelle. Cela signifie que, pour beaucoup d'enfants, cette mesure a constitué une fuite en avant d'autant moins maîtrisée que les instituteurs manquent eux-mêmes cruellement d'une vraie maîtrise de la langue étrangère qu'ils sont censés enseigner.

Depuis bien longtemps, pédopsychiatres et linguistes dénoncent le danger que constitue la scolarisation dès l'âge de 2 ans et les conditions inacceptables dans lesquelles elle est aujourd'hui contrainte de se développer.
A-t-on envisagé un plan à long terme visant à ne pas dépasser dix élèves par classe, à aménager sérieusement les lieux d'accueil, à former des maîtresses de façon spécifique? Pas du tout! À peine quelques montages aussi rares que spectaculaires chargés d'occuper le terrain médiatique.

Faute de s'attaquer sérieusement aux inégalités linguistiques qui minent notre école, on a amusé le public avec une querelle mal engagée sur l'introduction des langues régionales à l'école. On flatte à la Culture, on tonne à l'Education nationale pour, aussitôt, faire retraite au nom de l'œcuménisme culturel. Or, laisser croire aujourd'hui que l'école peut faire fi des rapports de forces sociolinguistiques, voire les modifier, est une illusion.

Dans le cortège des abandons, comment ne pas citer la mise au placard de l'enseignement de la grammaire? Sous prétexte que l'analyse grammaticale trop détachée des textes et des discours était devenue artificielle et non fonctionnelle, on a privé les élèves qui en avaient le plus besoin d'une réflexion sur l'organisation de la langue qui seule permet la distance nécessaire à sa maîtrise. Comment imaginer que des élèves en mal de mots, maîtrisant avec peine la lecture de phrases puissent s'engager dans cette voie aride? C'est mettre nos enseignants dans une situation quasi inextricable.

Enfin, comment oublier la détérioration progressive de la formation de nos instituteurs devenus «professeurs des écoles»? Annoncée à grand fracas, la réforme des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) a accouché d'une souris. Pourquoi si peu de cohérence, pourquoi si peu de courage quand l'enjeu apparaît tellement essentiel à ceux qui espèrent que nos enfants sauront construire un monde meilleur que celui qu'on leur aura laissé? En matière de politique d'éducation, l'avenir ne peut se forger qu'avec lucidité, patience et, surtout, oubli de son petit avenir... politique. En d'autres termes, pour conduire l'éducation au plus haut de nos ambitions légitimes, il faut que ses responsables acceptent de porter leur regard beaucoup plus loin que la limite de leur mandat. Il faut qu'ils acceptent le fait qu'ils ne verront pas, qu'ils ne feront pas voir les résultats immédiats de leurs décisions. Et ne nous leurrons pas! Ce ne sont pas les grand-messes laïques que l'on a appelées «assises», «forums», «états généraux» ou plus récemment «grand débat» qui changeront quoi que ce soit au destin linguistique et social de nos élèves.

* Linguiste, professeur à Paris-5 Sorbonne.