La révolution copernicienne de l'école

PAR JEAN-FRANÇOIS MATTÉI *
Le Figaro du 05 novembre 2003


Le document du Haut Conseil de l'évaluation de l'école, Éléments pour un diagnostic de l'école, est la première étape du débat politique annoncé qui débouchera sur une réforme de la loi d'orientation de 1989. Sans entrer dans le détail de toutes ses analyses, le public ne pourra ignorer la conclusion critique de ce «diagnostic partagé» : «L'école n'a pas réussi à corriger les inégalités, mais les a amplifiées.» On notera simplement, sans esprit de malice, que ce constat décourageant n'a de sens qu'à la condition de supposer que la première mission de l'école est bien de corriger les inégalités sociales. C'est là une hypothèse que les grands théoriciens de la pédagogie, de Platon à Comenius, et de Montaigne et Rousseau à Kant, n'ont jamais envisagée dans la mesure où ils ne voyaient pas dans l'école un lieu de correction sociale, mais un lieu de formation intellectuelle.

Admettons néanmoins que, pour nos sociétés contemporaines où le social a peu à peu absorbé le politique et le culturel, la fonction de l'école consiste à réduire les inégalités pour donner à tous les enfants les mêmes chances de réussite. Nous serons alors contraints d'admettre que l'école a échoué dans sa tâche depuis qu'elle s'est livrée aux méthodes modernes d'éducation. Les partisans de cette pédagogie ont objecté, et objecteront encore, que la critique des méthodes modernes centrées sur le sujet n'est pas recevable parce qu'elle provient des adeptes de la pédagogie traditionnelle – autorité, discipline, études classiques, uniforme, etc. Cette objection est à l'évidence sans portée. Le critère justifiant une méthode pédagogique est la réussite par rapport à des objectifs préalablement définis. La pédagogie française, depuis le plan Langevin Wallon de 1946-1947, a voulu adapter «la structure de l'enseignement» à «la structure sociale» à partir d'un «principe de justice» initial. Il revient à donner à tous les élèves les connaissances élémentaires. Mais son échec est tout aussi fondamental puisque, selon la plupart des statistiques, 15 à 20% des enfants entrés en sixième se trouvent «en grande difficulté», c'est-à-dire s'avèrent incapables de comprendre un texte.

Comment comprendre que la massification de l'enseignement, manifestée dans le discours pédagogique dominant par le primat du «groupe-classe» sur l'élève individuel, échoue collectivement à réduire les inégalités que l'on comptait éradiquer ? Si l'éducation actuelle, ravagée par le pédagogisme, échoue à réaliser ses propres objectifs, sans même envisager les finalités dépassées de l'éducation traditionnelle que Léo Strauss qualifiait de «libérale», c'est parce que son modèle est de part en part erroné. Pourtant, on continue à imposer des principes et des méthodes pédagogiques qui non seulement échouent à atteindre leur objectif social, mais encore s'en éloignent au point de creuser un écart impossible à combler entre ceux qui savent et ceux qui ne sauront jamais.

Pourquoi ne songe-t-on pas à s'inquiéter du modèle éducatif et des procédures pédagogiques qui, depuis plus d'un siècle, depuis John Dewey exactement, ont continûment confondu l'action éducative, orientée vers une fin spécifiquement humaine, avec le processus vital de la conscience individuelle et sociale ? Toute la pédagogie moderne est issue de cette double affirmation de Dewey dans Mon credo pédagogique en 1897 : «l'éducation est un processus social», et «l'éducation est un processus de vie et non une préparation à la vie à venir». Dès lors que la tâche de l'école est d'accompagner un simple processus vital et social, et non de conduire une action intellectuelle qui vise une tout autre fin, l'humanisation de l'homme, le «pathos de la nouveauté» que dénonçait Hannah Arendt dans l'éducation contemporaine prend la forme d'une idéologie de la rupture. Cette idéologie a rompu, un par un, les liens qui unissaient l'école à l'enfant en un même pacte pédagogique :

1. la rupture avec l'élève : l'enfant n'est plus un être à «élever» en le haussant progressivement vers les connaissances qui l'humaniseront. Il devient un «apprenant» dont le statut scolaire lui accorde des droits de type démocratique et lui reconnaît les pouvoirs d'un «usager».

2. la rupture avec le maître : le magister, celui qui par définition en sait «plus», magis, est sommé de s'effacer devant l'enfant pour ne pas contrarier sa spontanéité. Il se contente d'aider l'«apprenant», sans jamais rien lui imposer.

3. La rupture avec le savoir : la connaissance n'est plus au centre du système éducatif en tant que relation permanente au monde. C'est désormais l'enfant qui est au «centre» de la scène pédagogique où il règne sans partage. On oublie que l'élève n'est qu'un voyageur passager, sans bagage initial, alors que l'éducation transmet un ensemble de connaissances et de principes permanents qui doivent adapter l'élève au monde édifié par la culture.

4. La rupture avec la substance de l'enseignement : on a remplacé les connaissances par des procédures formelles centrées sur des objectifs limités. Le learning by doing américain a substitué le «faire» à l'«apprendre» et imposé le geste procédural à la pensée réfléchie. Dans L'École, mode d'emploi, Philippe Meirieu, l'inspirateur des IUFM, affirmait ainsi que ce qui fait «l'efficacité scolaire d'un élève», c'est ce qu'il nommait «sa capacité à stabiliser des procédures dans des processus» (p. 24), expression que l'auteur lui-même trouvait «un peu barbare».

5. La rupture avec la fin suprême de l'éducation : former un homme, et non un individu fonctionnel défini par des processus pédagogiques, administratifs ou financiers. La vérité de la pédagogie ne se réduit pas au pédagogiquement correct, car la correction n'est pas la vérité. Kant a suffisamment établi que «l'homme ne peut devenir homme que par l'éducation» car «il n'est rien que ce que l'éducation fait de lui». Or l'homme, ajoute-t-il, «ne reçoit son éducation que d'autres hommes», selon un appel vers l'extériorité qui dénonce à l'avance l'indigence du slogan : «L'élève au centre du système scolaire.»

Ces cinq ruptures se ramènent effectivement à la thèse absurde d'une éducation concentrée sur l'enfant, et non excentrée sur la connaissance, c'est-à-dire à la thèse encore plus absurde d'un enfant qui, pour s'éduquer, devrait se centrer sur lui-même. Pour dissiper cette illusion, il faut assumer une véritable révolution copernicienne de l'éducation : ce ne sont pas les connaissances objectives qui tournent autour du sujet, mais bien le sujet qui tourne autour des connaissances objectives, lesquelles diffusent alors leurs lumières. Bien des pédagogues modernes se réclament, pour justifier ce prétendu centrage de l'élève, de Rousseau et de Comenius. Mais ils occultent soigneusement, chez le premier, l'autorité du maître, incarnée, dans son extériorité absolue, par le pédagogue d'Émile, et, chez le second, l'affirmation que l'enfant non éduqué n'est «rien», sinon «une matière informe et brute» (Grande Didactique, p. 47) qui devra être conduite vers l'«humanité». L'«auteur», auctor, est celui qui «augmente, qui «pousse à agir» et qui «garantit de son autorité» (augere) ceux qui lui sont confiés, lecteurs ou auditeurs. La suppression de l'autorité dans le monde de l'éducation, au profit de la libre expression, de la spontanéité créatrice ou de la culture supposée des élèves, les prive de l'accroissement de leur savoir et de l'approfondissement de leur humanité.

L'école n'est plus un lieu de vie, mais un «lieu de pensée» où l'élève, excentré de lui-même, peut devenir à la fois un homme et un citoyen.

Entre ces quatre pôles, famille et société, politique et science, l'école est le lieu ouvert, mais autonome, où s'enracine et se développe la pensée. Ce n'est donc pas l'enfant, ni d'ailleurs le maître, moins encore l'État, qui est au centre du système éducatif. C'est l'école elle-même, comprise comme école de pensée, qui occupe son propre centre. Telle est la source légitime et inconditionnelle de sa liberté et de son autorité. Tant que le débat sur le système scolaire ne reviendra pas sur la stratégie de rupture envers l'autorité, dans le sens défini plus haut, nous ne pourrons ni rectifier les échecs endémiques de l'éducation, ni édifier une pédagogie qui permette à tous les enfants d'accéder à leur humanité. Mais il est à craindre, si nous n'entreprenons pas cette révolution copernicienne de l'école, que l'illusion politique de demain ne vienne renforcer l'illusion pédagogique d'aujourd'hui. L'État n'aura pas osé accomplir ce que Bachelard appelait, en conclusion de La Formation de l'esprit scientifique, l'inversion des intérêts sociaux : faire la société pour l'école et non pas l'école pour la société.

* Professeur de philosophie à l'Institut universitaire de France.