J'appelle à l'aide
Passons sur les circonstances dans lesquelles la mesure a été prise, et qui ne peuvent que choquer. Passons sur le fait que ces enseignements ont été brusquement supprimés, alors que des élèves s'y étaient normalement engagés et avaient même fourni un effort. Certains appelleraient cela une rupture de contrat: ce n'est en tout cas pas le moyen d'inspirer la confiance. Passons sur le fait que l'on a ainsi privilégié quelques très rares établissements dans les grandes villes, leur permettant de continuer cet enseignement: une inégalité de plus... Passons même sur le fait que l'on a parfois, par une erreur peut-être involontaire, mal compté le nombre des élèves de grec: alors que deux sortes d'options, de valeur différente réunissaient deux sortes d'élèves dans les mêmes classes, on n'en a retenu qu'une!
Mais le principe même de ces mesures est plus grave encore. Il consiste, pour faire des économies et les faire vite, à couper tout ce qui dépasse, sans réfléchir à ce que l'on coupe, ni mesurer la valeur des disciplines supprimées. Tout est donc devenu affaire de nombre, et de nombre seul: c'est là une pente inquiétante. Alors que l'on discute longuement sur les buts de l'enseignement, il ne semble pas que ce problème ait en rien intéressé l'administration.
Pour m'en tenir aux deux options que sont le latin et le grec, il est clair que ces deux disciplines étaient, dès le principe, étroitement liées au français. Elles représentent le point de départ de notre langue et de notre culture; ce sont nos racines. Ces deux langues étudiées assez tôt, développent la compréhension de nos mots et de nos constructions; or, l'on sait assez les difficultés que connaît aujourd'hui le français...
De plus, la crise des lettres en cache peut-être une autre. On oublie trop facilement semble-t-il que l'enseignement est aussi une formation de l'esprit, une formation du caractère, du jugement, de l'imagination –et une découverte des valeurs. Or, tout cela a commencé dans les civilisations antiques et s'y est exprimé de façon encore simple à travers des personnages qui nous touchent et sont porteurs d'un idéal humain. De plus cet idéal étant présenté sous une forme qui n'est pas purement nationale, peut faciliter les rapprochements entre des jeunes d'origines diverses.
Mais non! On ne s'en soucie guère. «Andromaque, je pense à vous...»: Baudelaire commence ainsi un de ses poèmes; apparemment nos administrateurs n'ont point la même pensée; quant aux élèves, sauront-ils encore qu'il ne s'agit pas de deux personnages contemporains? Hélas!...
Bien des associations, professionnelles ou non, se sont naturellement émues et l'on verra, dans les jours à venir, l'action qu'elles entreprennent déjà. J'espère que les lecteurs de cet article auront à cœur de prendre les devants et d'envoyer dès maintenant au journal la marque de leur sympathie en écrivant seulement «soutien aux Lettres» avec leur nom et leur adresse. Les professeurs de lettres sont, comme moi, bouleversés; mais l'affaire dépasse le cadre des professeurs de lettres: l'enjeu est bel et bien l'avenir de notre culture, notre avenir à tous. C'est à lui qu'il faut penser, dans l'enseignement comme dans la recherche. C'est en pensant à lui qu'aujourd'hui, par ces lignes, je vous appelle à l'aide.
On peut directement envoyer un mail au Figaro pour soutenir Mme de Romilly :
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