Pour en finir avec la poudre aux yeux

Le Figaro Magazine, vendredi 6 juin 2003


ACTUALITÉS

LE BAC EN DANGER

" Pour en finir avec la poudre aux yeux "

Auteur d’un pamphlet sur l’enseignement du français, Agnès Joste, professeur agrégé, confirme les soupçons qui pèsent sur le bac.

Le Figaro Magazine - Que vaut le bac, de nos jours ?

Agnès Joste : ¾ Le souci des politiques de préserver un fort pourcentage de réussite à ce diplôme a contribué au fil des années à sa dévaluation. Le niveau général a considérablement baissé, avec pour résultat de reporter la vraie sélection en première et deuxième années de DEUG : songez qu'un examen de langue française est désormais nécessaire à l’entrée de certaines universités, et que l'on demande aux étudiants de première année de suivre un module d'aide linguistique s'ils s'expriment trop mal ! Le déplacement de la sélection opérée traditionnellement à l'issue des études secondaires ne cessera de s'accroître du fait de l'accumulation des lacunes antérieures,. Le français, par exemple, s'est vu amputé de tant d'heures d'enseignement que les élèves ne peuvent plus satisfaire aux exigences d'une épreuve normale du baccalauréat ; aussi, dire aujourd'hui que le bac est en danger relève-t-il de l'euphémisme.

Que s’est-il passé ?

L'approche de la littérature a été modifiée "au motif" ¾ comme on dit dans la prose administrative ¾ que son enseignement serait élitiste. Dans leurs rapports, certains Inspecteurs généraux s'en prennent directement au désir d'enseigner, de faire accéder à un certain héritage culturel. Ainsi Jean Desoli n'hésite pas écrire : "Le savoir n'est pas le sida, il ne se transmet pas"… On croit rêver ! Au nom de la "connivence culturelle" avec les élèves, les professeurs voient discréditer leurs compétences professionnelles. Pour autant, ne nous y trompons pas : si les divers gouvernements qui se sont succédé nous servent notre fameux "malaise" (en quelque sorte comme un os à ronger), ce dernier n'est nullement psychologique, mais disciplinaire. Luc Ferry a appliqué le projet de Jack Lang qui enlève deux heures de français en CE 2 ; idem l'année prochaine pour le CM 1; viendra ensuite le CM 2. Le professeur de français ne souffre en vérité d'aucun "malaise". Il est heurté de plein fouet par une mesure objective : à l'entrée en sixième le déficit de français aura encore augmenté. Pour ce qui est du collège, une année sur quatre années est désormais perdue. Le lycée n'échappe pas à ce rognage systématique, notamment en classe de seconde. Que voulons-nous ? Le droit de faire honnêtement notre métier : l'enseignement d'une langue au niveau du primaire, et d'une pensée en arrivant au bac.

Vous voulez dire que l'enseignement n'est pas seulement insuffisant, il est aussi devenu pervers ?

On privilégie l'opinion par rapport à la réflexion, on "formate" les enfants, on les nivelle au niveau des épreuves ; certaines d'entre elles pouvant même se révéler dangereuses dès lors qu'elles ne sont pas garantes de réflexion ni d'esprit critique. Traditionnellement, l'étude de textes se faisait par le biais de l'argumentatif, du commentaire, de la dissertation, exercice exigeant auquel on a cru bon d'ajouter le "sujet d'invention", permettant de faire entrer la "citoyenneté" dans une discipline n’ayant pas vocation pour cela. "L'invention", que les élèves choisissent trop souvent pour échapper aux efforts de l'épreuve classique, n'est qu'une appellation fallacieuse induisant à penser qu'il s'agit de "création", alors qu'elle se résume au remplissage d'une feuille blanche où l'élève exprime son "opinion" sur des faits de société (déclarée valeur en soi par la seule vertu de son émission) ou est amené à aborder des enjeux culturels qu’il ne peut dominer. On a vu ainsi des aberrations au bac de 2001 : sur des thèmes politiques, certains candidats ont exprimé des souhaits fanatiques ou sécuritaires, voyant un monde meilleur dans les possibilités de charters pour tous les immigrés, ou considérant la légalisation de l'euthanasie comme un remède aux poids affectifs ou sociaux. La malhonnêteté intellectuelle du "formatage citoyen" a joué ici a contrario, montrant l'inanité de la méthode. En matière pédagogique, nous subissons là une trahison absolue…

Un bruit court : les professeurs seraient enclins à "expédier" les copies du bac…

Je n’y souscris pas. Les candidats étant regroupés par centre d'examens, et non par lycées, on trouve dans un même lot des devoirs provenant d'établissements de niveaux très divers. Pour ce qui me concerne, au vu du sujet à noter, je prépare ce que j'appelle "mes attentes" : ce que j'aimerais trouver chez un élève ¾ ses connaissances, sa capacité de raisonner, sa finesse d’analyse, et le langage qui les exprime au mieux. On a des surprises, certaines, exaltantes, d'autres, moins. Entre professeurs, nous nous passons les copies qui posent problème, afin d'éviter les injustices... Au reste, ce sont souvent les sujets proposés qui induisent les élèves en erreur ! Lorsque vous demandez à l'épreuve du bac si " les contraintes formelles sont pour le poète un obstacle à une expression libre et originale", ne vous étonnez pas que sur un sujet si technique, (après seulement six semaines de poésie en deux années de lycée !) l'adolescent ne vous raconte que des niaiseries. Quant au pitoyable niveau d'expression et de réflexion trop souvent constaté, il renvoie au système qui nous régit depuis tant d'années. L'air du temps est terrible : la culture, le savoir sont suspects.

Le bac peut-il être supprimé ?

Mais oui, "ils" y pensent ! Je ne prétends nullement qu'il s'agisse d'un complot. Je me contente d'écouter M. Boissinot, actuellement chef de cabinet de M. Ferry, qui en mars 2001, dans le cadre d’une entrevue, a souhaité qu'il y eût 100 % de réussite au bac. Dès lors, pourquoi continuer à l'organiser ? Imaginer sa suppression effective, il va de soi que je n'y songe même pas ! La république doit à ses enfants un examen anonyme, caution d’équité, et un diplôme national, garant du chemin futur. L'humain ne se réduit pas à l'outil de production ; encore moins au formatage. Le règne de l'opinion qui revient à dire que chacun a raison n'aboutit, à terme, à aucune paix sociale. Il faut réhabiliter les disciplines, reconquérir nos horaires et nous débarrasser des travaux parasites, superficiellement disciplinaires tels que "les itinéraires de découvertes" en collège, et les "travaux personnels encadrés" en lycée. Qu'on enlève ces dispositifs poudre aux yeux, pour des horaires efficaces tant en français qu'en histoire, mathématiques, sciences et langues vivantes. On n'a finalement pas beaucoup de temps, entre six ans et dix-huit ans, pour apporter à un élève ce qu'il doit savoir !

Propos recueillis par Patrice de Méritens