Dominer par le savoir ou par l'ignorance ?

Par Jean-Marie Rouart, de l'Académie française
Le Figaro Littéraire du 10/04/2003


S'il y a vraiment une tâche ardue aujourd'hui, c'est bien celle qui incombe à Luc Ferry et Xavier Darcos. Si prestigieuses que soient leurs fonctions, on n'aimerait pas être à leur place. Comment l'enseignement ne se ressentirait-il pas de nos incohérences ? C'est certainement le chantier qui a le plus à souffrir des contradictions d'une société tiraillée entre des visées opposées. On parle de démocratisation, d'égalité des chances, et le résultat c'est que jamais l'école n'aura été aussi élitiste. Il y a dix fois moins d'élèves issus des milieux populaires dans les grandes écoles qu'il y a vingt ans. Il n'est qu'à voir le succès des établissements privés qui tentent bravement de maintenir un peu de bon sens face aux directives des programmes devenus fous. Et ce n'est pas une des moindres contradictions de voir que les plus ardents défenseurs des réformes pédagogiques prennent le soin de placer leurs enfants à l'école alsacienne, à Saint-Louis-de-Gonzague ou à La Rochefoucauld, là où ne sévit pas encore dans toute sa rigueur la grande entreprise de démantèlement de la langue française et de la chronologie.

Parler de littérature alors que la langue française elle-même est en train de s'effondrer - et que grâce aux réformes pédagogiques, des générations d'élèves sont devenues incapables de faire un lien entre Victor Hugo et Napoléon III, ne savent plus si Napoléon était contemporain de Bismark, ou si Clémenceau a succédé ou a précédé de Gaulle -, c'est aborder un sujet qui peut paraître secondaire par rapport à la dégradation générale des valeurs culturelles. Mais la littérature occupe en France une place symbolique. C'est, nous dit Tocqueville, « la nation la plus littéraire qui soit au monde ». Elle a eu un roi poète, François Ier ; un empereur, Napoléon, qui tenait la plume avec l'art d'un écrivain ; et un chef d'Etat, de Gaulle, que son style, sa vaste culture maintenaient de plain-pied avec les grands esprits littéraires de son époque. La littérature en France, pour des raisons historiques, religieuses, a toujours occupé une place de premier plan. Elle nous a valu de par le monde une réputation d'autant plus grande que ses écrivains avaient presque toujours partie liée avec la justice et la liberté. C'est donc un patrimoine - que beaucoup de nations nous envient - que nous jetons aujourd'hui par-dessus bord comme une vieillerie, sous prétexte que l'humanisme a toujours été une prérogative des classes dominantes.

De ce point de vue, l'enseignement ne manifeste ni plus ni moins de désaffection vis-à-vis de la littérature que les autres instances, notamment la télévision qui devrait avoir à cœur de la protéger. Ce qui est particulièrement grave, c'est que les nouvelles méthodes scolaires sont en train de dégoûter à jamais les élèves de la littérature. On est en train de retirer à la lecture toute notion de plaisir, de l'enténébrer de glose, de jargon structuraliste, de niveler l'art en le ravalant à un témoignage et à un article de journal. En mettant sur le même plan un texte de Proust et une déclaration de Zidane, on est en train de démanteler cette hiérarchie qui plaçait l'art au sommet et qui constituait ce qu'on appelle la civilisation. En abaissant le niveau au lieu de tenter d'élever les élèves défavorisés vers des textes qui auraient pu être des bouées de sauvetage dans l'océan de médiocrité que propose la télévision, on leur ôte toute chance d'échapper à leur handicap social.

Que faire ! Le structuralisme mal digéré dont les responsables des programmes et des manuels scolaires font leur potage pédagogique, ne fera qu'éloigner les élèves des bons livres : Le Moyen Age est mort de la scolastique. On est en train de tuer la littérature à coups d'intellectualisme, de ratiocination et de pédanterie. Il faudrait faire une révolution, la plus grande de toutes et la plus difficile : revenir au bon sens. Si chaque année on donnait à lire et à commenter à chaque élève quatre livres de notre patrimoine littéraire, il me semble qu'on aurait une chance de remonter la pente qui nous conduit à l'abîme, de restaurer le goût de lire aussi bien dans les classes favorisées que dans les défavorisées. Jamais autant qu'aujourd'hui, il n'a été nécessaire d'aimer les livres, d'y prendre du plaisir afin de comprendre en quoi ils peuvent être des instruments indispensables qui permettent de se situer et de comprendre un monde de plus en plus incompréhensible. Oui, il faut revenir au vrai, au texte, à l'art.