Dominer par le savoir ou par l'ignorance ?
Par Jean-Marie Rouart, de l'Académie française
S'il y a vraiment une
tâche ardue aujourd'hui, c'est bien celle
qui incombe à Luc Ferry et
Xavier Darcos. Si prestigieuses que soient leurs
fonctions, on n'aimerait pas
être à leur place. Comment
l'enseignement ne se ressentirait-il pas de nos incohérences ? C'est certainement
le chantier qui a le plus à
souffrir des contradictions
d'une société tiraillée entre
des visées opposées. On
parle de démocratisation,
d'égalité des chances, et le
résultat c'est que jamais
l'école n'aura été aussi élitiste. Il y a dix fois moins
d'élèves issus des milieux
populaires dans les grandes
écoles qu'il y a vingt ans. Il
n'est qu'à voir le succès des
établissements privés qui
tentent bravement de maintenir un peu de bon sens
face aux directives des programmes devenus fous. Et
ce n'est pas une des
moindres contradictions de voir que les plus ardents défenseurs des réformes pédagogiques prennent le soin de
placer leurs enfants à l'école
alsacienne, à Saint-Louis-de-Gonzague ou à La Rochefoucauld, là où ne sévit pas encore dans toute sa rigueur la
grande entreprise de démantèlement de la langue française et de la chronologie.
Parler de littérature alors que la langue française elle-même est en train de s'effondrer - et que grâce aux
réformes pédagogiques, des générations d'élèves sont devenues incapables de faire
un lien entre Victor Hugo et
Napoléon III, ne savent plus si Napoléon était contemporain de Bismark, ou si Clémenceau a succédé ou a
précédé de Gaulle -, c'est aborder un sujet qui peut paraître secondaire par rapport à la dégradation générale des valeurs culturelles.
Mais la littérature occupe en
France une place symbolique. C'est, nous dit Tocqueville, « la nation la plus littéraire qui soit au monde ».
Elle a eu un roi poète, François Ier ; un empereur, Napoléon, qui tenait la plume
avec l'art d'un écrivain ; et
un chef d'Etat, de Gaulle, que son style, sa vaste culture maintenaient de plain-pied avec les grands esprits
littéraires de son époque. La
littérature en France, pour
des raisons historiques, religieuses, a toujours occupé
une place de premier plan.
Elle nous a valu de par le
monde une réputation d'autant plus grande que ses
écrivains avaient presque
toujours partie liée avec la
justice et la liberté. C'est
donc un patrimoine - que
beaucoup de nations nous
envient - que nous jetons
aujourd'hui par-dessus bord
comme une vieillerie, sous
prétexte que l'humanisme a
toujours été une prérogative
des classes dominantes. De ce
point de
vue, l'enseignement ne
manifeste
ni plus ni
moins de
désaffection vis-à-vis de la littérature que les autres instances, notamment la télévision qui devrait avoir à cœur de la protéger. Ce qui est particulièrement grave, c'est que les nouvelles méthodes scolaires sont en train de dégoûter à jamais les élèves de la littérature. On est en train de retirer à la lecture toute notion de plaisir, de l'enténébrer de glose, de jargon
structuraliste, de niveler l'art en le ravalant à un témoignage et à un article de journal. En mettant sur le même
plan un texte de Proust et une déclaration de Zidane, on est en train de démanteler cette hiérarchie qui plaçait l'art au sommet et qui constituait ce qu'on appelle
la civilisation. En abaissant
le niveau au lieu de tenter
d'élever les élèves défavorisés vers des textes qui auraient pu être des bouées de
sauvetage dans l'océan de
médiocrité que propose la
télévision, on leur ôte toute
chance d'échapper à leur
handicap social. Que faire ! Le structuralisme
mal digéré dont les responsables des programmes et
des manuels scolaires font
leur potage pédagogique, ne
fera qu'éloigner les élèves
des bons livres : Le Moyen
Age est mort de la scolastique. On est en train de
tuer la littérature à coups
d'intellectualisme, de ratiocination et de pédanterie. Il
faudrait faire une révolution, la plus grande de
toutes et la plus difficile : revenir au bon sens. Si chaque
année on donnait à lire et à
commenter à chaque élève
quatre livres de notre patrimoine littéraire, il me
semble qu'on aurait une
chance de remonter la pente
qui nous conduit à l'abîme,
de restaurer le goût de lire
aussi bien dans les classes
favorisées que dans les défavorisées. Jamais autant
qu'aujourd'hui, il n'a été nécessaire d'aimer les livres,
d'y prendre du plaisir afin
de comprendre en quoi ils
peuvent être des instruments indispensables qui
permettent de se situer et de
comprendre un monde de
plus en plus incompréhensible. Oui, il faut revenir au
vrai, au texte, à l'art.
Le Figaro Littéraire du 10/04/2003