Luc Ferry met en cause la pensée de Mai 68
Le Figaro du 10/04/2003 Dans un entretien au Figaro littéraire, le ministre de l'Education nationale, Luc Ferry, dresse un état des lieux de l'enseignement du français. S'il refuse l'idée d'une crise de l'apprentissage de la littérature, il admet que celui-ci doit être inspiré d'une autre philosophie que la « pensée 68 ». Selon le ministre, les programmes du collège sont trop formalistes et les manuels souvent prétentieux. « Il s'agit à l'évidence d'un héritage lourd du modernisme de la pensée 68. En affirmant que la notion d'œuvre est une fiction idéologique, en suggérant qu'il n'y a que des textes, (...), les structuralistes ont causé beaucoup de tort à l'enseignement du français ». Luc Ferry réaffirme que l'objectif principal de l'enseignement du français est que les élèves réussissent à s'approprier les oeuvres. « Parce quelles mettent en scène de façon parfois admirable les grandes interrogations communes à l'humanité. » Le ministre considère par ailleurs qu'une oeuvre littéraire ne doit pas remplir de fonction citoyenne. Là aussi, il fustige « un certain héritage de 68 » pour expliquer la disparition progressive de la dissertation au profit de « l'écriture d'invention ». « Cette idéologie s'est développée si fortement que les élèves ont perdu toute idée de ce qu'est la dissertation. » Et il ajoute : « Si on remet les oeuvres au centre de l'enseignement du français, on pourra aller davantage vers l'égalisation des conditions. » Le ministre de l'Education a par ailleurs présenté hier en Conseil des ministres les grands axes d'une réforme de la formation des enseignants. Un projet qui passe par le recentrage de l'enseignement dispensé dans les instituts de
formation des maîtres (IUFM), une meilleure adéquation entre la théorie et la pratique, des stages dans des lycées professionnels, etc. A gauche, le Snes s'est réjoui que Luc Ferry « ne remette pas en cause les IUFM », mais le Snalc, classé plus à droite, a fustigé « l'abandon de toute volonté de réforme ». Il est vrai que les récits de jeunes profs qui sortent à peine des IUFM sont édifiants : interdiction de corriger les copies à l'encre rouge, jugée traumatisante pour les élèves; suppression des mots « faute » et « contrôle » du vocabulaire au profit d'« erreur » et d'« évaluation » ; culpabilisation des enseignants face aux élèves difficiles... Pour beaucoup, il faudrait une vraie révolution des IUFM, pas un simple recentrage. La littérature sinistrée. Entretien avec le ministre de l'Éducation
nationale
Le Figaro Littéraire du 10/04/2003 Le ministre de l'Éducation
nationale réfute l'idée d'une
crise de l'enseignement du
français. Mais il admet que
celui-ci doit être inspiré par
une autre philosophie que la
« pensée 68 ». Propos recueillis
par Sébastien Le Fol LE FIGARO LITFÉRAIRE. -
Acceptez-vous le constat
que l'on retrouve dans plusieurs livres, selon lequel
l'enseignement du français
est en crise ? Luc FERRY. - Je n'aime pas beaucoup l'expression et, quant au fond, j'ai rencontré des professeurs de français heureux -
notamment à l'occasion du Goncourt des lycéens. Ils m'ont tous dit que les programmes du lycée leur convenaient. Certains
trouvaient en revanche, et je suis tout à fait de leur avis, les
programmes du collège trop « formalistes » et les manuels
souvent prétentieux. Cela dit,
vous avez raison : l'enseignement du français aujourd'hui
est traversé par une interrogation de fond, qui mérite réflexion : l'évolution de leur public fait que les professeurs ne
sont plus seulement des « professeurs de lettres », mais aussi, et peut être même d'abord, des « professeurs de français ». Et ils sont confrontés à un dilemme. Ils ne peuvent consacrer tous leurs cours à des exercices d'admiration littéraire. Ils doivent aussi transmettre aux élèves les notions élémentaires de grammaire, de vocabulaire, bref, consacrer du temps à l'acquisition des outils qui permettent de comprendre une oeuvre.
La question est de savoir comment articuler ces deux dimensions de leur travail. On ne
peut sacrifier ni rune ni l'autre
et il faut parvenir à trouver un
équilibre entre l'enseignement
de la littérature et celui de la
langue française. Il y des faits qui ne trompent
pas : l'enseignement du
français est passé de six
heures à quatre heures et
demie en moins de quinze
ans. Et encore cette matière
est souvent regroupée avec
d'autres dans le cadre
des « Itinéraires de découverte »... Vous avez raison pour le collège et je pense comme vous que
c'était une erreur. Cette diminution a été inaugurée par Jean-Pierre Chevènement, pour faire
de la place à la technologie et
aux « heures libres ». François
Bayrou a rétabli l'horaire de six
heures, et Jack Lang l'a diminué
à nouveau, notamment pour
pouvoir dédoubler des cours de
sciences. J'ai donc tenu à renforcer considérablement les horaires de lecture et d'écriture à
l'école primaire. Cela dit, il me
semble qu'on fait un mauvais
procès aux Itinéraires de découverte. Je rappelle qu'ils sont
censés s'enraciner à 100 %
dans les programmes. Si on retire une demi-heure à une matière, ce n'est pas pour faire
n'importe quoi à la place, mais
pour permettre, par exemple,
que des professeurs d'histoire et
de français travaillent ensemble
sur Les Misérables de Victor
Hugo. Cela n'a rien en soi d'absurde. Une des choses qui effraie
aujourd'hui, c'est le jargon.
Pourquoi les manuels scolaires et les sujets du brevet
sont-ils à ce point contaminés par le vocabulaire linguistique ?
Il faut bien rappeler, car
beaucoup l'ignorent encore, que
le ministère n'a pas de contrôle
sur les livres scolaires et que les
équipes enseignantes sont
libres de leurs choix. Pour des raisons évidentes, il n'est pas
question d'instaurer des manuels officiels. Quelles que
soient les tentations qu'on pourrait parfois avoir dans ce sens,
ce serait prendre le risque de
politiser notre enseignement et
je ne le souhaite pas. Maintenant, si vous me demandez ce
que je pense des manuels de
collège en français, je les trouve souvent ridiculement formalistes.
Contrairement à
une idée reçue, la
responsabilité de
cette situation ne
tient pas aux méfaits d'une « administration grise » et « réactionnaire », mais il s'agit à
l'évidence d'un héritage lourd
du « modernisme » de la « pensée 68 ». En affirmant que la notion d'oeuvre est une fiction
idéologique, en suggérant qu'il
n'y a que des « textes », eux-mêmes déterminés par un
contexte sociologique, comme
s'il n'existait aucune différence
entre un article de journal et un
roman de Flaubert les structuralistes ont causé beaucoup de
tort à l'enseignement du français. Nous en subissons encore
aujourd'hui les conséquences.
Mais je ne voudrais pas que
mon diagnostic critique à
l'égard de la « pensée 68 » prête
à confusion. L'enseignement du
français doit sans doute tenir
compte d'un certain nombre
d'apports modernes, mais il
faut réarmer que son objectif
principal est que les élèves réussissent à s'approprier les
rouvres. C'est pourquoi j'ai insisté pour qu'on augmente le
nombre d'rouvres classiques
obligatoires dans les programmes de français du lycée.
Et, là encore, il faut le souligner
ils en contiennent plus que les
anciens programmes. Dans le
même sens, j'ai constitué un
groupe d'experts, présidé par
René Rémond, qui doit réfléchir
aux moyens de faire passer ce
message dans les programmes
du collège.
Pourriez-vous traduire cet
énoncé trouvé dans les annales du brevet, par
exemple : « Réécrivez les phrases suivantes de façon
à ce que les repérages se
fassent par rapport à votre
situation d'énonciation » ? Dit comme cela, je suis bien
d'accord avec vous, c'est illisible. Cela dit, faire réfléchir les
la différence qui existe
entre l'énoncé et l'énonciation
n'a rien d'illégitime. Tout est
question de présentation et je
suis convaincu que, les professeurs, dans la plupart des cas,
ne sombrent pas dans cette caricature.
Comment peut-on accepter
l'idée selon laquelle toute
oeuvre littéraire n'est plus
une fin en soi, mais une manière d'argumenter, un
élément de la communication ? Le vrai problème est là : il ne
faut pas confondre les fins et les
moyens. Que l'on s'interroge
avec les élèves sur les genres et
les registres, qu'on leur fasse
analyser les différents types de
discours ne me choque nullement. Mais ces analyses ne sont
que des moyens, pas des fins en
soi. L'objectif ultime doit être de
faire comprendre et aimer les oeuvres. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'elles mettent
en scène, de façon parfois admirable, des grandes interrogations communes à l'humanité.
Bien sûr, c'est vrai, les
oeuvres naissent dans un certain contexte, elles sont liées à la
particularité d'une époque, à ce
que Hegel appelle « la culture du
temps ». Mais en même temps,
lorsqu'elles sont « grandes »,
justement, elles transcendent
cette particularité pour mettre
en scène un problème commun
à l'humanité. C'est cela qui fait
leur charme, leur sens, leur valeur et c'est cela aussi qu'il faut
aider les élèves à comprendre.
Or, comprendre tout cela, précisément entrer dans un jeu de
confrontation de visions possibles du monde, c'est procéder
à des « échanges de vue », c'est
donc bien communiquer, voire
argumenter au meilleur sens du
terme. Il n'y a aucune raison de
déprécier le sens du mot « communication ». Que serait une
oeuvre qui ne chercherait pas à
communiquer, sinon un passe
temps d'autiste ? Croyez-vous vraiment
qu'une oeuvre littéraire
doive remplir une fonction
citoyenne ? Non, évidemment pas. Les lectures « moralisantes » sont
aussi réductrices que celles de la
sociologie. Cela n'empêche nullement certaines rouvres d'avoir
une portée morale ou politique
sur laquelle on peut bien sûr,
aussi faire réfléchir les élèves.
Dans ce qu'on appelle les
« groupements de textes »,
une page de Proust a la
même valeur qu'un article
sur Zidane. Ce refus de hiérarchiser l'écrit n'est-il pas
démagogique ? Là encore, tout dépend du
contexte dans lequel se fait le
cours. S'il s'agit d'un exercice de
français et que le professeur
veut faire réfléchir ses élèves à
la différence entre un article sur
Zidane et une page de Proust,
pourquoi pas ? S'il s'agit en revanche, dans le cadre d'un
cours de littérature, de faire entendre que tout cela se vaut,
qu'il n'y a pas d'rouvres mais
seulement des « textes », c'est
en effet dramatique... Mais enfin, ne prenons pas les professeurs pour des idiots. Hors
quelques idéologues - il peut
toujours y en avoir comme dans
tous les autres métiers - ils ne
tombent pas dans ce piège ! N'êtes-vous pas préoccupé
par la disparition progresive de la dissertation su
profit de l'« écriture d'invention » ? Seulement 10%
des élèves aujourd'hui choisissent la dissertation au
baccalauréat.. J'ai toujours défendu la dissertation mais il est vrai que les
élèves ne la choisissent plus au bac que dans une infime proportion.
Pourquoi ? Parce que sa signification
s'est obscurcie. Là encore, pardonnez-moi d'y revenir, un certain héritage de 68
a conduit à valoriser par-dessus
tout l'expression de soi, la spontanéité, la créativité, au détriment des « médiations » et des
« artifices ». Cette idéologie s'est
développée si fortement que les
élèves ont perdu toute idée de ce
qu'est la dissertation. C'est un
exercice très utile, qui ne
consiste nullement à dire ce que
l'on a « sur le coeur», mais au
contraire à se « décentrer », à
s'éloigner de soi pour mettre
parfois en scène des idées qui
ne sont pas les siennes. Toute
dissertation suppose, même en
français, des argumentations.
Mais l'art de la rhétorique s'est
largement perdu et c'est dommage car il pouvait avoir beaucoup de sens... Quant à l'écriture d'invention, il ne faut pas
caricaturer. C'est un exercice
qui peut être lui aussi très intelligent quand il est bien enseigné.
Il ne s'agit nullement, comme
on le croit parfois, de demander
aux élèves de s'épancher, mais,
pour prendre un exemple
simple, de continuer une ceuvre
attestée. Cette démarche est
complémentaire de la dissertation et non exclusive. Ne nous dirigeons-nous pas
petit à petit vers la création
d'universités d'écriture
créative comme aux États-Unis ? Nullement, car ce n'est pas le
but de récriture d'invention, qui
oblige au contraire les élèves à s'inscrire dans un genre littéraire classique, pour en poursuivre les règles. Cela dit, si l'on
se situe à l'université et non plus
dans l'enseignement secondaire, je ne vois pas en quoi le
fait de faire appel à de grands
écrivains qui parlent aux étudiants de l'art d'écrire serait négatif ou absurde. Je me souviens à cet égard d'un
séminaire, à Chicago, que Saul
Bellow donnait avec Allan
Bloom sur la création littéraire
et qui valait sûrement le détour... Il faut y croire. Il est du reste
évident que si l'on remet les oeuvres au centre de l'enseignement du français, on pourra aller davantage vers l'égalisation
des conditions. En effet, les compétences linguistiques varient sans doute beaucoup en
fonction du milieu social. Mais
en revanche, la compréhension
du sens d'une œuvre, une fois la
barrière de la langue franchie,
est accessible à tous. Quand
vous lisez un conte de fées à des
petits dans une classe de CP, aucun élève ne comprendra tous
les mots. Mais si, par exemple,
dans Les Trois Petits Cochons,
vous remplacez « fagot
d'épine » par « bout de bois »,
tout le monde comprendra et au
final, chacun aura compris le
conte... Peut-on imaginer qu'un lycéen du Val-Fourré puisse
étudier le grec ou le latin comme un lycéen d'Henri-IV ?