Ecole : ce que vos enfants n'apprennent pas

Le Figaro Magazine du 07/12/2002


Parents d'élèves et enseignants ont sans doute raison de vouloir manifester au coude à coude, comme ils le feront demain, 8 décembre; mais il est dommage qu'ils se trompent de combat, et de slogan. Car si l'école de la République est effectivement en danger, c'est moins par manque de moyens qu'en raison de la médiocrité de ses programmes et de ses exigences. L'effondrement du niveau est en effet devenu flagrant. Tous les élèves en sont affectés, même les meilleurs. Tous les examens s'en trouvent dévalorisés, y compris le bac et la licence. Un délabrement qui pousse de plus en plus d'enseignants à se rebeller, et à témoigner sur l'ampleur du désastre, preuves à l'appui, dans l'espoir que les parents d'élèves ouvriront enfin les yeux sur ce que les gourous du "pédagogiquement correct" ont interdit à leurs enfants d'apprendre. Nous avons mené l'enquête à leur côté, avant d'interroger leurs deux ministres, Luc Ferry pour l'Éducation nationale, et Xavier Darcos pour l'enseignement scolaire, afin qu'ils nous disent ce qu'ils entendent faire pour redresser la barre, et le niveau.

Par Véronique Grousset

Et si le "maillon faible", ce n'était pas le collège mais l'école primaire ?

Reportage à Médréac, un petit village breton, peuplé d'irréductibles instits.

 

L'école publique de Médréac est peut-être " à l'ancienne", mais ses nouveaux locaux, inaugurés en 1995, respirent la modernité. Deux bâtiments très clairs, aux larges baies encadrées d'aluminium rouge vif, deux cours de récréation, un dortoir et une salle de " motricité " pour le développement des tout-petits, ainsi qu'un vaste parking à l'écart de la route pour les parents qui viennent de loin. Pas mal pour un petit bourg de 1 500 habitants ! Et d'autant plus étonnant que nous sommes en Bretagne, une région où les écoles publiques ont souvent du mal à rivaliser avec leurs concurrentes du privé. Mais si la mairie n'a pas lésiné, c'est qu'elle avait ses raisons: une bonne école publique, par les temps qui courent, ça n'a pas de prix. Rien de tel pour attirer les familles " bobos " (bourgeoisbohèmes) de Rennes, à 40 kilomètres de là, et faire ainsi grimper la valeur des terrains. Car les bobos, volontiers " écolos de gauche ", ont pour double caractéristique de ne pas aimer les écoles privées … ni les mauvaises écoles publiques.

- Ce qui ne les empêche pas toujours de me traiter de prof élitiste, grommelle Marc Le Bris, tout en étant fort contents que leurs enfants soient dans ma classe

Marc Le Bris, 49 ans, militant de la laïque aux allures de clergyman, est le directeur de cette école et notre hôte. Une école où 4 instits accueillent 107 enfants de 2 à 11 ans, répartis en 4 classes, selon la norme en vigueur dans l'Education nationale : jamais plus d'un instituteur par groupe 20 à 30 élèves, quels que soient leur âge et leur niveau scolaire. Ce qui donne ces " classes multiples " de village, si pittoresques, que les cinéastes adorent mais que les parents détestent, comme ici, avec celle de Mathilde qui enseigne en même temps à 12 élèves de CE1 et à 16 de CP (dont deux " primo-arrivants " ne maîtrisant pas le français ni la discipline) ; ou celle de Marc, 4 élèves de moins que sa collègue, mais de trois niveaux scolaires différents: CE2, CM I, CM2.

- Un truc de fou, surtout pour Mathilde qui doit leur apprendre à lire et à écrire, souligne Marc, mais sans s'appesantir sur ce problème qui n'est pas, et de loin, le plus grave à ses yeux. D'autant qu'il ne l'empêche nullement, pas plus que Mathilde, d'obtenir d'excellents résultats.

Lesquels exactement ? Des enfants heureux de venir à l'école et qui en sortent en sachant lire à 7 ans, écrire à 8, compter à 9, faire une dictée sans trop de fautes à 10, ainsi que nous l'avons constaté en vivant durant deux jours auprès d'eux.

Rien d'extraordinaire en somme, et leurs parents ne s'en étonnent d'ailleurs nullement.

- Il est très rare que nous ayons des compliments, confirme Mathilde, sauf avec ceux qui viennent d'emménager, et qui ont donc connu une autre école.

Normal : ces parents-là sont seuls à pouvoir comparer. Seuls à avoir compris que les progrès des jeunes enfants dépendent énormément des méthodes employées pour les instruire; et, finalement, très peu de leur environnement affectif intellectuel et social.

- Nous connaissons tous la fable qui prétend le contraire, soupire Marc. Celle qui sert à expliquer la plupart des échecs de l'école. Mais si elle était vraie, j'aimerais que l'on me dise pourquoi le réseau d'aide aux élèves en difficulté n’intervient jamais ici, alors que les enfants y sont exactement les mêmes que partout ailleurs dans la région !

Aucun enfant repéré comme étant en difficulté donc, même si Marc Le Bris reconnaît volontiers qu'il en a, " bien évidemment", deux ou trois par an - "Mais comme nous arrivons quand même à leur apprendre à lire, et que le réseau ne connaît pas d'autre critère, on ne me les prend pas " - et un niveau général nettement plus élevé qu'ailleurs puisque les anciens CM2 de Médréac sont connus pour devenir chaque année les meilleurs élèves de 6è du collège du coin.

Une différence qui s'explique, d'après Marc Le Bris, par les méthodes utilisées ici, notamment pour l'apprentissage de la lecture " qui conditionne tout le reste: l'écriture, bien sûr, car les deux vont ensemble, mais aussi l orthographe et la grammaire, ainsi que le goût de la rigueur et du travail bienfait".


Leur "projet pédagogique" ?

Lire, écrire, compter

Et comme les quatre instituteurs sont d'accord là-dessus (l'inspection devrait être contente : ils ont bien un "projet pédagogique commun " !), c'est chez Cathy, l'épouse de Marc, que l'aventure commence, dès la grande section de maternelle. Un à un, très fiers de leur travail, les 5-6 ans nous montrent dans cette classe les feuilles où ils ont tracé, au feutre et en couleurs, de grandes lignes de "gi-ga-gi-ga " ou de " go-gu-go-gu ", en lettres bien droites et régulières, coincées entre trois lignes, avec presque autant de pleins et de déliés que les écoliers d'autrefois à la plume Sergent-Major :

- Ça, c'est typiquement ce que l'on me reproche de faire, commente Cathy en caressant la tête d'un des petits. Il paraît que je suis " trop scolaire ". Que je "primarise " ma grande section en leur faisant faire du graphisme ou en insistant sur la tenue correcte du crayon. Mais j'assume : je crois vraiment que mon rôle consiste à préparer ces enfants pour le CP.


Les quatre plus mauvais instituteurs de la région ...

Un avis qui lui a déjà valu plusieurs rapports d'inspection critiques, dont l'un, tout en reconnaissant son "savoir faire professionnel rodé " ainsique " la très bonne qualité de son contact aux enfants " (sic), lui recommandait de " candidater" (resic) " à des actions de formation continue". Façon à peine polie (sinon grammaticalement correcte) de la traiter d'archaïque. Mais envers Mathilde, de douze ans plus jeune que Cathy, l'inspection n'a pas tant d'égards. Ne pouvant contester l'excellence de ses résultats (tous les CP de Mathilde savent lire – et vraiment lire - avant Pâques, même les moins éveillés), l'inspectrice n'hésite pas à s'en prendre à l'accessoire en reprochant à la jeune femme de recourir à une " méthode arriérée ( ... ) pas conforme aux instructions officielles ". - Autrement dit, ainsi que le traduit Marc Le Bris, une méthode ouvertement syllabique alors que toutes celles que préconisent les nouveaux programmes sont des méthodes semi-globales, qui n'apprennent pas à lire mais à " deviner" les mots, avec les inévitables contresens et confusions que cela entraîne.

Mathilde, qui a demandé son affectation dans cette école, en toute connaissance de cause, recevra pour cet acte de résistance à la pédagogie moderne une mention " ensemble satisfaisant " assortie d'une note affligeante: 12,75/20.

- C'est une constante ici, s'amuse courageusement Marc.Si l'on en juge à nos notes, nous sommes les plus mauvais instits de la région; tous bons derniers de chacune de nos promotions !

Un mauvais classement qui n'a rien d'anecdotique : avec moins de 2 000 euros de salaire mensuel, le directeur de l'école de Médréac y perd ainsi près du tiers de ce que gagnent ses collègues ayant la même fonction et la même ancienneté que lui ! Mais ce qui le met le plus en colère, ce n'est pas cela, ni " que le ministre dise très haut qu'il va combattre l'illettrisme alors que ses inspecteurs assassinent ceux qui l'ont vaincu dans leurs classes " ni même " cette aberration qui autorise l'inspection à nous noter sur la démarche plutôt que sur nos résultats ", mais que "plus de un CP sur deux utilise encore des méthodes semiglobales, en fabriquant ainsi, chaque année, 40 % de non-lecteurs ".

Et c'est contre ce "gâchis lamentable " - auquel il ne se pardonne pas d'avoir participé lui-même à sa sortie de l'école normale - que Marc Le Bris a pris récemment la décision de se battre ouvertement. D'abord en diffusant des manifestes sur Internet. Puis en nous recevant. Et bientôt en publiant un livre " à l'attention des parents qui ont des doutes, et parfaitement raison d’en avoir ". Le tout, ainsi qu'il le précise, "pour faire cesser, avant d’avoir des petits-enfants, ce que j'ai laissé faire contre mes propres enfants ".

Mais ce ne sera pas facile, et il le sait :

- La plupart des parents ne se rendent même pas compte des lacunes de leurs enfants. Et je n'en connais aucun qui s'interroge sur la responsabilité des méthodes pédagogiques et des nouveaux programmes dans l'augmentation de l'échec scolaire.

Un échec dont il affirme pourtant que l'école primaire est massivement responsable. On sait, en effet, depuis 1998(*), que plus de un enfant sur cinq (21%) ne comprend pas ce qu'il lit à son entrée en 6è, tandis que plus de un sur trois (38%) ne maîtrise pas " les compétences de calcul " ; des proportions considérables, bien trop importantes pour ne concerner que des enfants non francophones ou pathologiquement retardés, et qui ne peuvent donc être attribuées qu'à la dégradation de l'enseignement primaire en général.

- Sans compter que les tests à d’évaluation à l'entrée en 6è sont très faciles et pro-bablement surnotés... comme tous les examens aujourd'hui, accuse Marc Le Bris prime, avant de se répéter convaincu que " 40 % des élèves du secondaire ne seront jamais de vrais lecteurs et n'auront jamais une écriture ni urne orthographe correctes. "

Un verdict que corroborent, beaucoup d'enseignants du secondaire (voir pages suivantes), fort bien placés pour juger de la dégradation de l'école primaire et crier, eux aussi, à l'instar des quatre irréductibles de Médréac, au " complot contre les enfants mais aussi contre l'intelligence et la démocratie".

On en libre de les croire ou pas. Mais ce qui paraît certain en tout cas, c’est que l'école primaire est bel et bien de, maillon faible du système, après, en avoir été si longtemps le socle, et la fierté.

(*) Rapport remis par Jean Ferrier à Ségolène Royal.

 

En savoir plus

En librairie

La Destruction de l’école élémentaire et ses penseurs, Liliane Lurçat, éditions François-Xavier de Guibert.
Dyslexie, une vraie-fausse épidémie, Colette Ouzilou, Presses de la Renaissance.
Vos enfants ne naissent pas idiots. Pourquoi l'école les rend-elle ignorants ? (à paraître début 2003), Guy Morel, éditions Ramsay.

Par Internet:

Sur l'appauvrissement des programmes de français et de grammaire : http://www.sel.asso.fr
Sur ce que les écoliers n'apprennent plus en calcul et les conséquences de leurs lacunes: http://michel.delord.free.fr
Sur l'apprentissage de la lecture (dont les contributions de Marc Le Bris) : htpp://www.sauv.net


Demandez le programme!

Tout le monde a entendu parler du succès de ces trois petits livres  : 98 000 exemplaires pour le programme de l'école élémentaire, 50 000 pour celui du collège,, 85 000 pour la maternelle; tous vendus pour la première fois en librairie, depuis cet été, sous une couverture " grand public ". A 10 euros pièce pour les deux premiers ouvrages, et à 5 euros pour le troisième, le CNDP (Centre national de documentation pédagogique), cobénéficiaire de cette idée " languienne " avec les éditions X0, a fait une excellente opération. Mais ce succès soulève aussi une question que personne ne semble se poser. Est-il vraiment dû à " la passion des Français pour l'éducation " ainsi que l'a affirmé Jack Lang ? Ou bien, et au contraire, à l'inquiétude que beaucoup de parents commencent à éprouver sur le contenu réel des programmes ? Claire Laux, jeune agrégée d'histoire, a son petit avis là-dessus :

" Si les programmes étaient bons, ils ne susciteraient aucune curiosité ni aucune interrogation de la part des parents. Ce qui marche et ce qui est clair n'a pas besoin d'être expliqué. Surtout de façon aussi confuse ! "