Ferry, un discours de rupture ?


I. Globalement, cette " lettre " ne marque aucune rupture avec les politiques menées par ses prédécesseurs, et elle s’inscrit tout à fait dans la même logique.

1 - Bien plus, après avoir déclaré dans l’avant propos, que l’école devait " relever le défi du savoir et de l’intelligence ", l’idée d’une école " lieu de vie ", telle que l’avait voulue Allègre et Meirieu, reste celle qui prévaut 

Voici un éventail des tâches que M. Ferry assigne à l’école : " Comment intégrer en profondeur les nouvelles technologies dans nos démarches pédagogiques ? Comment mieux tirer parti de l’association de l’enseignement privé au service public d’éducation ? Comment développer notre politique de prévention, dans le domaine de la santé scolaire ou de l’éducation à la sécurité routière ? " Voilà que les savoirs ne sont plus du tout au centre de l’école, et que l’école redevient le fourre-tout pourtant dénoncé plus haut.

Dans le même esprit - qui ne peut que rassurer les pédagogistes - lorsqu’il écrit que " les élèves ont aujourd’hui gagné en reconnaissance ce que l’autorité de l’institution a perdu en superbe " M. Ferry considère l’école comme un espace social fait de citoyens égaux – professeurs et élèves – ou l’autorité de l’institution ne s’exerce qu’au détriment de la reconnaissance de l’élève. C’est ne pas tenir compte du fait que l’école n’est pas un lieu de vie mais un lieu d’apprentissage, où les citoyens adultes que sont les professeurs ont en face d’eux des enfants et des adolescents en apprentissage. Il est donc démagogique et dangereux de considérer que leur rapport à l’autorité est identique. Nous sommes toujours dans la " pensée - Meirieu ".

Et même quand il semble vouloir revenir à une école fondée sur " la part de tradition qui habite nécessairement tout enseignement digne de ce nom ", c’est pour orienter l’école vers une finalité que nous récusons. En effet, voici " deux domaines clés " de cet enseignement fondé sur la tradition : " celui de l’apprentissage de la langue et celui de la civilité ". Or, cette formule rappelle fâcheusement le préambule des programmes de français, qui nous assigne la tâche de " la formation du citoyen. " Nous sommes bien d’accord sur le fait que le but de l’école est de former des citoyens ; mais nous pensons que cela n’est pas l’objet d’un enseignement propre, et que c’est par l’acquisition d’un savoir, d’une culture, et d’un raisonnement, qu’on donnera à nos élèves la faculté d’exercer leur civisme en toute liberté et en toute responsabilité. Il ne s’agit donc pas de deux tâches parallèles, mais de deux tâches consécutives.

Du coup, l’école désirée par M. Ferry est, comme le voulaient ses prédécesseurs, plus un espace de socialisation que d’apprentissage des savoirs. On s’en aperçoit lorsqu’il évoque le problème de l’insertion des handicapés : " la scolarisation des enfants et des adolescents handicapés ne représente pas seulement à mes yeux un devoir pour les adultes et un droit pour les enfants : on peut également y voir une chance pour l’enseignement. L’occasion est en effet ainsi offerte aux enseignants de livrer un cours d’instruction civique pratique, " in vivo " en quelque sorte. " Quelle mélasse mériolisante ! Et c’est avec de telles suggestions que le ministre veut nous convaincre de sa volonté de remettre les savoirs au centre de l’école! Parlons net : de deux choses l’une : ou bien il s’agit d’un handicap physique qui laisse une certaine autonomie à l’élève, et lorsqu’on en a dans les classes, cela se passe très bien ; les élèves handicapés sont toujours l’objet d’une grande attention de la part de leurs camarades. Ou bien il s’agit d’un handicap mental, et l’idée de les insérer dans un cursus normal est en contradiction totale avec les préoccupations d’une école centrée sur les savoirs. Car comment le maître pourra-t-il enseigner le même cursus aux uns et aux autres ? Ou l’on enseigne, ou l’on soigne ; mais on ne peut faire les deux à la fois. Quant au cours d’instruction civique pratique, in vivo, la classe-téléthon qu’il suggère est à mille lieux d’une école du savoir.

On s’aperçoit aussi que le recentrage autour des savoirs est bien loin lorsqu’il assigne comme priorité à l’école de  " répondre au désir d’engagement des jeunes ". " Nous allons leur proposer un large éventail de projets conçus à leur intention ...Ces activités doivent en outre bénéficier d’une reconnaissance dans les cursus d’études ". S’engager pour des idéaux est une chose ; avoir des compétences et un niveau intellectuel en est une autre. Est-ce qu’on est pas en train de créer un bac où l’option B.A. serait fortement coefficientée ? De plus, si cet engagement est payant au niveau certificatif, il est vidé de son essence, puisqu’il est à parier que bon nombre de nos élèves en difficulté choisiront de rattraper des points de cette façon-là. Sauf si c’est dans le cadre d’une formation pré-professionnelle orientée dans ce sens. Sinon tout le monde y perdra : les associations qui auront sur les bras ce genre de faux motivés, et les savoirs encore marginalisés par cette note de conduite.

On peut aussi s’interroger sur la conception de l’école laïque défendue par Ferry. Elle semble beaucoup plus proche de l’idée d’un lieu de tolérance multi - communautaire, que d’un espace public a - communautaire. Il rejoint donc tout le courant de la nouvelle laïcité, qui , de Meirieu à Debray, en passant par Dubet, prépare le retour du religieux à l’école. " Qu’on doive, au nom de la laïcité, respecter la diversité des croyances religieuses va maintenant de soi. Qu’il faille également, au nom de la culture, enseigner certains éléments essentiels en matière d’histoire des religions26 semble pouvoir rencontrer aujourd’hui l’assentiment des esprits éclairés ". La relation logique entre la première idée (" respecter la diversité des croyances religieuses ") et la seconde (" enseigner certains éléments essentiels de l’histoire des religions ") ne va pas de soi, surtout si c’est présenté " au nom de la laïcité ". Ce n’est pas ici le lieu d’un débat approfondi sur la question, mais la rapidité du propos en dénonce la superficialité (ou la rouerie). 1 – Si la religion est un " espace privé ", comme M. Ferry le dit plus bas,  respecter " la diversité privée des croyances " consiste à ne pas les rendre publiques en classe. 2 – S’agit-il alors d’enseigner l’histoire des religions, par exemple dans une perspective scientifique et mythographique ? ou plutôt le " fait religieux ", comme l’entendent Debray et Darcos, dans son exigence morale et métaphysique ? 3 – Au nom de quelle culture M. Ferry s’exprime-t-il ? s’agit-il de la culture au sens des sociologues (ensemble de comportements, de croyances, de mœurs propres à un groupe social) ou de la culture qu’à SLL nous voulons transmettre ? Si c’est de la seconde qu’il s’agit (celle qui fait connaître les " meilleures " créations de notre passé, pour reprendre l’adjectif employé par Ferry), point n’est besoin d’en faire un plat à part, puisque les références mythologiques à toutes les croyances en usage et hors d’usage sont toujours nécessaires dans les cours d’histoire, de littérature, et de philosophie. De plus, l’équivoque sémantique contenue dans la formulation selon laquelle "enseigner certains éléments essentiels en matière d’histoire des religions semble pouvoir rencontrer aujourd’hui l’assentiment des esprits éclairés" est inquiétante : on peut comprendre cette expression dans son sens courant (les gens instruits qui réfléchissent sans préjugé). Mais je crois que ce n’est pas un hasard si M. Ferry fait référence aux Lumières. Les anti communautaristes s’appuient sur Condorcet, sur les Lumières, pour défendre un enseignement fondé exclusivement sur le patrimoine littéraire, c’est à dire sur une conception  restreinte  de la culture. M. Ferry nous dit alors qu’en bornant ainsi la culture, nous sommes des esprits bornés, et non des " esprits éclairés ", et qu’en croyant défendre les Lumières, nous les trahissons. Et lorsqu’il écrit que : " c’est la laïcité, selon laquelle aucune religion ne s’impose aux citoyens comme une idéologie officielle, qui a permis jusqu’à présent la coexistence pacifique des différentes confessions dans notre pays.", on comprend que la laïcité n’est plus qu’un multi-confessionalisme. On est passé très rapidement de la liberté de conscience - qui inclut l’athéisme - à la liberté du choix des confessions,- qui l’exclut. Pire, l’exigence de laïcité sort du cadre légal, pour se cantonner à la sphère morale : c’est ce qui apparaît dans le projet suivant : "un livret diffusé dans les établissements devra rappeler et faire vivre les principes de la laïcité républicaine, en tenant compte, pour les actualiser, des exigences contemporaines". L’expression est floue, et laisse la porte ouverte à toutes les reculades. Et nous auront sans doute droit à un énième catéchisme citoyen sur la tolérance, fait d’un " choix de textes de référence " (Montaigne, Les coches, Voltaire, "Le nègre de Surinam"...), qu’on n’étudiera pas pour leur qualité littéraire, mais pour leur message citoyen. Enfin, les conflits communautaires et religieux seront réglés par des médiateurs : " le livret fournira un guide d’action aux équipes enseignantes – ainsi qu’aux médiateurs auxquels nous allons faire appel ". Or, le principe de la médiation va à l’encontre d’une école qui serait soucieuse de rétablir l’autorité de ses principes. Car la médiation suppose a priori, une situation dans laquelle les deux plaignants sont renvoyés dos à dos par un médiateur neutre. Ce fonctionnement renvoie donc à l’école promue par Meirieu, Allègre et Jospin, un lieu de vie où peu à peu, les différentes cultures, les différentes classes, apprendraient à vivre dans la fusion et l’harmonie par la magie de la médiation. Mais ça ne peut être le fonctionnement d’une institution porteuse de valeurs qu’elle assume. Si un élève m’insulte, ou conteste mon enseignement au nom de sa religion, je refuse la médiation, j’en appelle à la loi. D’où viendrait d’ailleurs l’autorité de ces médiateurs, pour qu’elle soit reconnue par les deux parties ? des communautés religieuses ? Je les récuserais. De l’institution ? C’est mon élève qui n’en voudrait pas.

2 - Une conception de la formation de l’esprit, qui reste très proche des théories pédagogistes.

C’est ce qui est patent dans cette présentation des pédagogues détenteurs de la doxa des IUFM, qu’il cherche visiblement à se concilier : " De là une préférence marquée pour les dispositifs pédagogiques qui cultivent d’autres qualités que les traditionnelles valeurs du mérite, de l’effort et du travail : l’expression de soi plutôt que le souci des héritages transmis, l’esprit critique plutôt que le respect des autorités ". Mais La confusion conceptuelle entre expression du moi et " esprit critique " me paraît grave - et symptomatique. D’une part, il feint d’ignorer que les pédagogistes prônent une affirmation de l’ego qui n’a rien à voir avec l’exercice du doute rationnel que nous entendons par " esprit critique ", qu’ils stigmatisent comme forme de pensée des " héritiers ". Les pédagogistes, au contraire, prônent une pédagogie de l’adhésion, et non de la distance. D’autre part, le recours à la tradition n’est pas pour nous un recours à l’autorité de la tradition, mais un recours au recul critique que seul autorise la connaissance de la tradition. Contrairement à ce que laisse penser la phrase de Ferry, notre refus de " l’innovation " ne vient pas du fait qu’elle favorise l’esprit critique, mais qu’elle l’interdit. Contrairement à ce que laisse entendre l’opposition simpliste de M. Ferry (qui rejoint au fond par cela la façon de penser des pédagogistes) enseigner des connaissances n’est pas soumettre l’enfant à une autorité liberticide et destructrice de leur individualité. L’apprentissage d’un savoir exige une autorité intellectuelle qui n’a rien à voir avec l’usage de l’argument d’autorité, et l’esprit critique ne peut se former que par l’apprentissage. Il n’est pas une position spontanée et naturelle de l’enfant, qui dans l’expression d’un prétendu " soi ", exprime son aliénation en répétant inconsciemment tous les préjugés reçus, ou en claironnant un narcissisme débridé.

On retrouve le même souci de ne pas froisser les pédagogistes, en se joignant à leur mépris pour " l’archaïsme " de professeurs attachés à l’autorité (que par ailleurs il défend dans d’autres passages) : " Il ne s’agit pas tant d’entreprendre une restauration impossible que de chercher à savoir quelles formes d’autorité pourraient convenir à des individus, adolescents ou adultes, épris de liberté et peu soucieux de rétrograder vers des formes archaïques d’exercice du pouvoir ". Méfions-nous des gens qui considèrent comme archaïque toute forme d’exercice du pouvoir qui repose sur une institution – fût-elle traditionnelle. Hannah Arendt a montré combien la glorification du mouvement et du renouvellement étaient porteuses d’un pouvoir bien plus contraignant et bien plus arbitraire. Par ailleurs, l’autorité d’auteurs " archaïques " qui constituent notre patrimoine n’a pas à être confondue avec l’autorité archaïque, qui consisterait à invoquer les œuvres de ces auteurs (un peu comme M. Ferry suggère de la faire, un peu plus loin, avec un choix de textes porteurs de messages " citoyens ") comme des textes de vérité, et non comme des objets d’analyse.

Et c’est ce même souci, sans doute d’échapper aux foudres des pédagogues, qui lui fait opposer, de façon fort contestable et démagogique, le souci de l’élitisme républicain et le désir de réduire la fracture sociale : " Il faut pourtant afficher des priorités et s’y tenir. D’autres eussent été possibles – par exemple, on aurait pu insister sur l’"élitisme républicain" et la valorisation de l’excellence plutôt que sur la lutte contre la fracture scolaire –, mais il faut choisir sa politique en fonction des besoins que l’on estime les plus urgents et agir dès lors avec constance et détermination. " Alternative fallacieuse : pour nous, l’élitisme républicain n’est pas une acceptation de la fracture sociale : c’est au contraire la condition sine qua non pour que l’ascenseur social fonctionne. C’est au contraire l’élitisme républicain qui est le remède à la " fracture scolaire ", qui n’existe pas en soi, mais qui n’est que la manifestation, à l’école, de la fracture sociale.

3 - Une école ou la priorité " citoyenne " affirmée par les ministères et les programmes, précédents, se mue en priorité morale, s’éloignant ainsi davantage de la formation intellectuelle, et des savoirs.

Ce glissement est tout à fait sensible dans maints passages de la Lettre, et j’en veux donner deux exemples : " l’école républicaine, écrit Ferry, a fonctionné sur une certaine " vision morale du monde ".

Il est alarmant de constater que pour notre ministre, les concepts de " citoyenneté " et de " morale " sont équivalents. L’école républicaine ne fonctionnait pas sur une vision – sur une visée – morale, mais bien politique. A glisser d’un concept à l’autre, on assigne à l’école un rôle de catéchisme, et non d’émancipation. Il ajoute que l’école républicaine " reposait sur l’idée qu’il existait des valeurs communes, des normes collectives, incarnées notamment par les programmes ". La confusion entre " normes " et " valeurs " est dangereuse : nous sommes bien d’accord avec l’idée que les programmes incarnent des normes : il faut arriver à les comprendre, à les assimiler pour " s’élever ". Mais pour M. Ferry, les programmes incarnent et même contiennent des valeurs communes. On comprend alors pourquoi on somme les candidats au CAPES de justifier le " caractère citoyen " des textes qu’ils doivent expliquer ; pourquoi les " corpus " sur les désastres de la guerre, sur la littérature engagée fleurissent un peu partout ; pourquoi les TPE incitent à une réflexion sur l’autre, sur la tolérance… Il ne s’agit donc plus de transmettre un savoir, c’est à dire de donner à l’élève la capacité de devenir un sujet moral, mais de transmettre une morale incluse dans les programmes.

4 - Une analyse des dégâts de la massification, qui en reste à une déploration sans solution.

M. Ferry fait le même constat que nous sur le leurre qu’a représenté la massification à marche forcée : " derrière ces chiffres bruts se cache une réalité humaine dramatique : des années d’échec scolaire ont fait perdre aux enfants qui en sont malgré tout davantage les victimes que les artisans toute envie de réussir au sein d’une communauté " normale ". La logique de l’échec est une terrible logique : faisant perdre l’estime de soi et, avec elle, le respect des autres, elle est sans doute la principale origine des comportements déviants (absentéisme, incivilité, démotivation, etc.) que l’on observe en si grand nombre aujourd’hui au sein des collèges. " Mais pourquoi, alors, ne pas revenir aux indispensables redoublements ? parce que bien faites, ces mesures coûtent cher. Or il faut, à flux tendu, que les élèves tout en restant jusqu’à 18 ans à l’école, coûtent le moins cher possible ( cf la circulaire de l’inspection académique de la Seine St Denis du 3 mars adressée aux chefs d’établissement, exigeant, pour " améliorer la fluidité des parcours des élèves ", qu’" aucun collège n’ait un taux d’orientation en seconde inférieur à 55% "). Pour qu’une filière passerelle, pour qu’une classe d’adaptation fonctionne, qu’une formation professionnelle soit qualifiante, cela coûte cher. Or, on réduit les horaires de ces classes, et on en bourre les effectifs, les transformant ainsi immanquablement en classes dépotoirs. Dans la Santé, comme à l’école, on a trois solutions : 1 - on décide de ne s’occuper que des patients en bonne santé, ou des élèves sans difficultés. C’est pratique et peu onéreux. 2 - on décide d’accepter les prématurés et les Alzeimer, mais dans les mêmes conditions que les autres bébés ou les autres malades, alors qu’ils coûtent proportionnellement bien plus cher que les autres patients, en demandant au pédiatre, faute de moyens, de " soigner autrement " le prématuré ; et c’est la catastrophe pour tout le monde, mais ça reste peu onéreux. Soit on cherche vraiment à rendre la santé publique et l’école plus performante, et c’est un effort budgétaire colossal !

Quelques lignes plus bas, il porte le même regard critique sur l’université : " Il faut agir de manière résolue, d’autant que l’échec scolaire, qui commence à l’école primaire avec l’apprentissage de la lecture et dévoile sa face la plus négative au collège, se poursuit encore à l’université : 55% des étudiants ne parviennent pas à obtenir leur premier diplôme universitaire – le DEUG – dans le temps normalement imparti, c’est-à-dire deux ans. C’est là un gâchis humain et financier inacceptable contre lequel il est urgent de proposer des mesures efficaces. " Mais en baissant de plus en plus le niveau des exigences du bac (consignes de corrections laxistes ou exercices débiles) on ne fait que masquer l’échec scolaire du primaire et du secondaire, reporter dans le supérieur des problèmes devenus bien plus insolubles, puisqu’à mesure que l’élève, puis l’étudiant est poussé dans les classes supérieures en gardant ses lacunes, il en accumule de nouvelles qui font " boule de neige ". Sans vouloir entrer dans le travers de professeurs qui rejettent la responsabilité sur le collègue de l’année précédente, il est tout de même logique, quand on constate qu’une masse d’élève arrive à un certain niveau sans en avoir les capacités, d’interroger la formation qu’ils ont reçue avant d’arriver à ce niveau. Mais tout se passe comme si l’élève était chaque année neuf, qu’il n’avait pas été formé, déformé, et dans une certaine mesure déterminé, par les années de formation et d’échecs déjà subis.

5 - l’utopie d’une école rentable

Il est alors tentant, lorsqu’on ne veut pas se donner les moyens d’une réelle démocratisation, de s’en prendre au manque d’efficacité et de productivité de l’école. " On doit sortir de l’illusion que l’augmentation indéfinie et sans nuance des moyens suffit à résoudre toutes les difficultés : depuis dix ans, les performances des élèves stagnent globalement alors que le budget de l’Éducation nationale ne cesse de progresser. Il faut que nos établissements, dotés le cas échéant d’une plus grande autonomie, s’engagent, notamment dans le cadre de la décentralisation, sur des objectifs qualitatifs, que les leviers d’action leur soient enfin donnés afin de rendre plus visibles les immenses services qu’ils rendent à la Nation et que, pour ce faire, ils acceptent aussi, en échange de cette autonomie plus grande, de passer d’une logique de l’accroissement indéfini des moyens à une logique de l’amélioration des résultats. " Nous récusons cette logique productiviste qui est un alibi pour masquer l’impossibilité qu’il a de se donner les moyens de ses idées, alors que rien n’est changé, ni dans les structures, ni dans les programmes, pour rendre l’école plus efficace.

- Progresser avec les élèves aux marges qu’on nous envoie maintenant demande énormément de moyens (cf. la santé). Pour augmenter l’espérance de vie de 5 ans, au XIXème, il suffisait d’inculquer les règles d’hygiène élémentaire. Pour l’augmenter maintenant, il faut beaucoup de soins de personnes, et d’argent, pour s’occuper des prématurés et des vieillards.

- L’école est par essence inévaluable : trop de paramètres humains entrent en jeu.

- Pour l’autonomie budgétaire des établissements en fonction des projets pédagogiques, nous craignons qu’elle ne débouche sur l’abandon de programmes et d’objectifs nationaux, et donc sur une école à plusieurs vitesse.

- L’obligation de résultat en matière d’éducation est utopique, dans la mesure où, l’école n’étant pas une unité de production, cela risque de devenir le lieu de mensonges et de faux semblants (par exemple, dumping des passages et des orientations pour montrer que les objectifs du plan ont été atteints).

 

II - Après avoir constaté, dans les premières pages du livre que " la fracture scolaire n’a pas encore été réduite de manière réellement significative ", rien, dans ses propos, ne laisse espérer une politique propre à la réduire.

1 - Ainsi, l’hétérogénéité des classes, dénoncée par une grande majorité des collègues comme l’obstacle majeur à une transmission des savoirs efficace et cohérente, est pour le ministre un fait acquis, duquel les enseignants doivent s’accommoder : " je souhaite que les professeurs de collège et de lycée, pour mieux comprendre l’hétérogénéité des classes effectuent un stage dans les lycées professionnels ". Il n’est donc pas question de remettre en question un système absurde, où l’élève continue à changer de classe sans acquis, traînant des lacunes de plus en plus impossibles à combler situation pourtant dénoncée par M. Ferry lui-même lorsqu’il constate les dégâts psychologiques sur les enfants constamment en état d’incompréhension et d’échec.

2 - Cette hétérogénéité des classes s’amplifiera d’autant plus que rien n’est annoncé pour construire une assimilation structurée et progressive des savoirs.

- Au primaire, le maintien de l’apprentissage de la lecture par l’appréhension globale du mot ou du texte (principe fondamental de la méthode globale), au détriment de l’aspect combinatoire de la lecture syllabique.

- Au primaire toujours, M. Ferry se félicite de " certaines initiatives prises par (ses) prédécesseurs (qui ) répondent à une évidente nécessité et méritent d’être poursuivies : c’est le cas, notamment, de l’enseignement des langues étrangères à l’école ou des efforts entrepris en faveur des arts. "

C’est en contradiction avec la priorité à la lutte contre l’illettrisme, mais il ne veut fâcher personne : tout le monde sait que cela ne donne rien, que les maîtres n’ont pas la formation nécessaire, que cela retire des heures précieuses pour l’apprentissage de la langue maternelle, bien plus nécessaires à nos élèves en difficulté.

- Ce n’est pas le papillonnage encouragé par les séquences, les IDD et les TPE qui concentrera les enfants sur les fondamentaux, et résorbera l’hétérogénéité, au contraire. Car ces travaux de recherches ne peuvent être utiles qu’au-delà de l’acquisition des fondamentaux ; il est dramatique qu’ils s’y substituent.

- Dans toutes les matières, savoirs et raisonnement sont marginalisés, pour masquer l’hétérogénéité, et donc pour ne pas avoir à se donner les moyens de la réduire. Ce jeu de faux semblant court de primaire à la fin du premier cycle universitaire, comme le déplore M. Ferry lui-même, qui constate l’échec et l’inculture dramatique des étudiants de DEUG : invention au bac de français, réduction de l’étude de la littérature à la communication, étude de documents n’exigeant aucun savoir en histoire, marginalisation de la démonstration en mathématiques....

3 - La transformation des missions des CO-psy qui devaient être insérés dans " un bloc de compétences régionale en matière de conseil à l’orientation et d’information sur les métiers " a de quoi inquiéter : les CO-psy ne partiront plus de ce que sont les élèves, de ce qu’ils souhaitent et de ce qu’ils peuvent faire, mais de l’entreprise et de ses besoins.

4 - La diminution de l’encadrement adulte dans les établissements - divisé par trois de puis les années 60 - accentuera la différence entre les établissements : la diminution du nombre de surveillants et d’aides éducateurs fera surtout pâtir les établissements en zone difficile, où cette présence est indispensable pour permettre aux élèves qui veulent travailler de ne pas être soumis à la loi du plus fort. aussi est-il particulièrement choquant de lire des propos aussi désinvoltes que ceux-ci : " Nombre d’adultes se contentent de demander une multiplication des " pions " dans les établissements ! Je ne peux pas me résoudre à désespérer de l’acte éducatif. ".

Cette déclaration est à peu près aussi honnête que celles dont Allègre était coutumier, qui cachait un souci de " dégraissage " par des théories expliquant que le quantitatif ne sert à rien, et qu’il suffirait d’" enseigner autrement. ".

5 - En outre, nous sommes toujours choqués de voir justifier des impératifs purement sociologiques de gestion de flux et de socialisation par des déclarations de grands principes humanitaires et pédagogiques. C’est le cas du développement de M. Ferry sur les sanctions.

- Apparemment, la grande fermeté qu’il affiche va nous permettre d’enseigner dans de bonnes conditions : " lorsqu’un élève transgresse les règles, il doit être sanctionné ". Mais pourquoi alors ne pas revenir sur des circulaires qui interdisent aux chefs d’établissements d’inscrire une sanction sur un livret scolaire et de la faire figurer au dossier de l’élève d’une année sur l’autre ? M. Ferry est-il prêt à prendre des mesures qui n’auraient pas pour impératifs la gestion à flux tendu de la population scolaire, qui nous impose de garder le plus grand nombre d’élèves en les faisant passer le plus rapidement possible de la maternelle à la terminale ? Même fermeté quelques lignes plus loin : " il faut avoir le courage, dans des cas extrêmes, lorsque la limite de la violence physique notamment a été franchie, de retirer des classes certains élèves particulièrement violents ou agressifs afin de les insérer dans des dispositifs – les classes et les ateliers relais ". On comprend que la fermeté du ministre aura des limites, puisqu’on ne retirera un élève d’une classe que s’il " franchit les limites de la violence physique ". Il pourra donc continuer de s’absenter, de ne rien faire, de perturber la classe, d’insulter ses camarades et ses professeurs, à condition qu’il reste dans les limites " de la violence physique ". Le ton de cette menace est d’ailleurs tellement modéré, qu’on peut comprendre qu’une violence limitée n’est pas dramatique… Voilà les partisans de la doctrine selon laquelle " il faut accepter les élèves comme ils sont " rassurés. Nous avons constaté les désastres que pouvaient entraîner cette politique de demi mesures : ces élèves sont trimballés d’un établissement à l’autre, car il n’est pas question de les sortir du système scolaire ; comme on  " retire de la classe " les éléments les plus perturbants, il faut bien les recaser ailleurs. On les voit ainsi arriver dans leur nouvelle classe, en plein milieu d’année, dans un nouvel établissement. Peu importe si le professeur a pris le programme par un autre bout : l’essentiel est de garder l’enfant au chaud. Les structures comme les classes et les ateliers relais demandent beaucoup d’encadrement et peu d’effectifs, donc beaucoup de moyens. Est-ce en supprimant 9000 postes , eu supprimant des classes, et en réduisant les DHG qu’on va pouvoir élargir ce dispositif ? On apprécierait ces propositions si M. Ferry était dans l’opposition.

- Mais on comprend, quelques pages plus loin, que la volonté de préserver la sérénité des classes à ses limites, car " la seule réponse aux actes de violence et d’incivilité qui relève de la compétence propre de l’école est la réponse éducative. ". C’est donc réaffirmer le dogme qu’aucun élève ne sera éjecté. Or, on peut considérer comme une sanction éducative et scolaire le fait d’éjecter un élève d’une classe quand il met en danger psychologique et physique les autres membre de la classe.

6 - Mais le registre compassionnel frise la provocation quand le ministre se lamente du préjudice entraîné par le manque de remplaçants : " c’est le sentiment qu’ont les familles de ne pas être accueillies ni écoutées, ou encore le constat que quinze jours d’absence non remplacés d’un enseignant importent peu à l’institution. " Quelle hypocrisie : la dégradation des remplacements a été sciemment organisée depuis trois ans, car - c’est ce que propose le rapport Bancel - il faudra bien que les professeurs, présents beaucoup plus longtemps dans les établissements, assument le remplacement de leurs collègues absents ? C’est une des raisons pour lesquelles les ministres qui se succèdent rêvent d’abroger le statu de 1950.

- L’obligation de remplacement est passée de 2 semaines à un mois.

- Les M.A. ou TZR (tous nommés maintenant à l’année) disparaissent au profit de vacataires de droit privé, recrutés à l’ANPE.

- Le contrat de 2OO heures des vacataires ne peut plus être renouvelé, même si le professeur titulaire n’est pas revenu, même si le vacataire fait l’affaire, même si on en a pas d’autre sous la main, par peur d’avoir à leur devoir des congés payés.

- C’est déjà pourtant au prétexte d’une meilleure efficacité des remplacements (meilleure gestion des personnels qu’avait été faite la déconcentration sous Allègre). Résultat des courses, encore moins de remplacements qu’avant !

 

III - La décentralisation : une panacée ?

1 - Certainement pas pour l’enseignement primaire, et on comprend la virulence du mouvement de protestation parmi les professeurs des écoles : " S’agissant des écoles, il est nécessaire de favoriser la constitution de réseaux. L’enjeu est simple : assurer la pérennité des écoles sur l’ensemble du territoire et rompre l’isolement que connaissent dans certaines zones les professeurs des écoles en développant la mutualisation des moyens. " C’est surtout le moyen, fort économique, comme cela est en projet à titre expérimental dans l’académie de Bordeaux, de rendre les professeurs de écoles détachables de leur poste fixe dans une école, afin de coller au plus près à l’évolution démographique des communes. C’est aussi la fin d’une histoire, et d’une culture républicaine ou l’instituteur avait remplacé le curé comme figure tutélaire du village. Maintenant, le professeur des écoles, comme SOS médecins, ou le réparateur Darty, se déplacera en fonction des fluctuations démographiques annuelles : loin de rester le point fixe d’une communauté, il collera, à flux tendu, à la gestion des ressources humaines de l’éducation nationale.

2 - Ce ne sont pas non plus les savoirs qui profiteront de la décentralisation : en tout cas, cette réforme, présentée comme la réponse à un désir des régions, parents pauvres et éloignés de la capitale, est surtout rejetée par les régions ! et c’est plus à La Réunion, à Marseille, au Havre ou à Toulouse qu’on manifeste pour rester centralisé ! Les Inspecteurs d’Académie s’y sont déclarés hostiles, craignant que la disparité entre régions ne creuse l’inégalité et n’accentue la " fracture scolaire ". Pourtant, le ministre passe de longues pages à en vanter les bienfaits : la décentralisation, l’autonomie, c’est la liberté d’initiative, et la liberté d’entreprendre: " le sentiment chez les enseignants que faire preuve d’initiative, de dynamisme pour développer une organisation particulière des cours, un projet avec le chef d’établissement et l’ensemble de l’équipe pédagogique, voire – pourquoi pas – avec des parents, que tous ces efforts se heurtent à l’étroitesse des marges de manœuvre, à des dotations horaires immuables, fixées par circulaire, à des capacités financières inexistantes, même pour des choses toutes simples. " C’est bien rapidement exonérer le ministère de contraintes budgétaires qu’il impose lui-même, et qui n’ont rien à voir avec l’absence de marge de manœuvre des établissements.

a - Le problème des dotations horaires immuables c’est qu’elles sont de plus en plus exsangues (dans mon lycée, la 6ème heure de français en 2de, l’heure de français en 1ère ES, l’heure de soutien en math et physique pour les classes scientifiques, l’heure de langue pour les terminales scientifiques qui n’en ont plus que 2 au lieu de 3 - alors qu’il fait tout un pataquès pour donner des cours de culture générale à l’université), et que l’immuabilité consiste surtout à ne pas aller au delà.

b - La souplesse des dotations horaires, plus l’adaptation des projets d’établissements aux besoins locaux, risque de donner un sacré coup au caractère éternellement national de notre éducation, de nos diplômes, et de nos programmes. car si Michelin à Clermont Ferrand, a besoin d’une nouvelle formation de monteurs de pneus, que M. Michelin, ou l’adjoint au maire de Clermont Ferrand, est président du conseil d’administration, gageons que les heures de latin pèserons peu, et se transformerons rapidement en heures d’atelier...). Et l’on voit pointer, derrière le rêve d’autonomie et d’initiative des établissements, le moyen d’obtenir, en douceur, l’abandon du statut des professeurs, qui interdit de les garder dans l’établissement au-delà des heures de cours imposées par la loi : " que les établissements scolaires puissent se fixer des objectifs, prendre des engagements en termes de qualité … en matière de rapidité… des remplacements. " Ne nous y trompons pas : il n’y a qu’un seul moyen de respecter une " charte de qualité en matière de rapidité de remplacement ", vu le tarissement budgétaire de tous les postes de remplacements, c’est de revenir sur le statut de 49, et d’imposer, avec une présence prolongée des enseignants dans l’établissement - même quand ils n’ont pas cours, le remplacement au pied levé des collègues absents. (cf rapport Bancel)

L’autonomie des établissements va, c’est certain, creuser les inégalités en matière de savoirs offerts aux élèves, si l’on pousse la logique de la liberté d’initiative au point souhaité par M. Ferry qui propose " une capacité accrue de décider de l’utilisation des crédits. Cela signifie également la volonté de laisser plus d’initiative aux établissements dans l’utilisation des moyens horaires qui leur sont impartis ou, par exemple, dans le recrutement des assistants d’éducation ". Cela veut dire qu’un établissement situé dans un quartier difficile utilisera tous ses sous pour l’encadrement de surveillance, au détriment de l’ambition intellectuelle ; à nouveau, cette autonomie dans la gestion des budgets accentuera les inégalités et retirera à l’école publique son caractère national.

3 - Enfin, si la régionalisation est faite dans un souci de proximité, c’est la proximité de l’école avec les entreprises et non avec les citoyens. Le ministre l’explique clairement : " Au sujet de l’élaboration de la carte des formations professionnelles et technologiques, l’État et les régions doivent travailler plus étroitement ensemble afin de s’assurer en permanence que l’offre de formation est adaptée aux besoins. "

L’éducation à flux tendu, est-ce cela la démocratie de proximité ? C’est à dire que les formations proposées seront proches, colleront au plus près des besoins immédiats des industriels locaux. On est loin d’une priorité donnée aux savoirs : c’est au contraire l’adaptabilité de l’école aux besoins immédiats ( dans le temps et dans l’espace) qui est le principal souci du ministre.

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C’est donc en tout point la continuité avec les politiques éducatives précédentes qui marque cette Lettre. Cette continuite, M. Ferry la reconnait, lorsqu’il écrit : " Avant même de devenir ministre, lorsque je présidais le Conseil national des programmes (CNP), j’ai souligné à quel point il m’apparaissait nécessaire de réfléchir au contenu des programmes, non pas en vue de les alléger ou de les chambouler, mais afin de recentrer l’enseignement sur les fondamentaux et de faire en sorte que le sens des savoirs enseignés ressorte davantage " .Mais nous avons pu nous rendre compte, dans les programmes sortis du CNP, qu’il n’en était rien, bien au contraire

1 - Le maintien, l'extension obligatoire des TPE et des IDD, par exemple, montre combien le ministre se soucie bien peu de recentrer l'enseignement sur les fondamentaux et de faire en sorte que le sens des savoirs enseignés ressorte davantage.

2 - Pourquoi, alors faire la part belle aux langues vivantes dans le primaire ?, à l’ECJS ? Pourquoi avoir gonflé les programmes de français de fatras technicistes au point qu’il faille, pour les appliquer, 140 pages de documents d’accompagnement et de consignes qui bloquent toute liberté et tout plaisir d’enseigner?

Pourquoi avoir créé ces gadgets au détriment des horaires destinés aux enseignements fondamentaux ?

Rapprocher l’école de l’entreprise pour lui fournir des employés éphémères mais sur mesure ; rassurer les classes possédantes en les assurant que quoiqu’il arrive, les jeunes sans qualifications ni compétences ne seront pas lâchés dans les rues ; laisser se dégrader un service public autrefois si performant pour créer un marché captif : celui des parents fortunés qui, pour le salut de leurs enfants, ne voudront en aucun cas les livrer à ce qui reste de l’école publique, quitte à payer très cher. Et M. Allègre pourra féliciter M. Ferry d’avoir achevé le chantier qu’il avait ouvert, faire de " l’éducation le grand marché du XXIème siècle ".


Robert Wainer, membre du collectif "Sauver les lettres".

07/2003