DE FERRY JULES A FERRY LUC

OU

DE LA DICTEE A L’ADDICTION

[Lire la deuxième version de ce texte sur le site de Reconstruire l'école]


Dans sa dernière livraison, Le Point ( 1 ) interroge Luc Ferry, Président du Comité National des Programmes :

Question : " Les élèves apprennent-ils encore des récitations et font-ils des dictées ? "
Réponse : " Oui, on a récemment remis certaines formes de ‘ par cœur’ au programme. Quant à la dictée, c'est un outil indispensable non seulement d'évaluation, mais aussi de formation. Je fais faire une dictée par jour à ma fille de 10 ans : elle est encore en vie et cela lui fait le plus grand bien ! "

Nous avons donc repris les textes officiels des projets de programme de l’enseignement primaire du Ministère de l’Education Nationale et recensé toutes les occurrences où il est question de la dictée, le " plus grand bien " dit-il. Ensuite, nous proposons quelques commentaires et observations. .

 

I MATERNELLE
http://www.eduscol.education.fr/D0048/MATERNELLE.pdf

P.7 : " Cela suppose de la part du maître d’incessantes interactions venant soutenir les tentatives de chaque élève. La dictée à l’adulte ( 2 ) est, dans ce cas, un instrument utile dans la mesure où elle permet de réviser les premières tentatives. "

P.14 : " Restaurer la structure syntaxique d’une phrase non grammaticale dans une dictée collective à l’adulte,
proposer une amélioration de la cohésion du texte (pronominalisation, connexion entre deux phrases, restauration de l’homogénéité temporelle…) dans une dictée collective à l’adulte […] ."

P.21 : " Il dessine, produit des représentations schématiques, élabore des textes qui rendent compte de son activité (dictées à l’adulte). "

P.22 : " L’enregistrement écrit des observations (dictée à l’adulte) permet de se donner les moyens de mémoriser des connaissances, de structurer les relations spatiales et temporelles, de rendre compte de liens de causalité. "

II CYCLE DES APPRENTISSAGES FONDAMENTAUX
http://www.eduscol.education.fr/D0048/CYCLE2.pdf

P.4 : " L’alternance entre lecture de l’enseignant, rappel par un ou plusieurs élèves reformulant le texte dans leurs propres mots, dialogue sur les difficultés, nouvelle lecture de l’enseignant, nouvelle formulation par les élèves, par exemple, sous la forme d’une dictée à l’adulte, est un exemple d’activité susceptible de faciliter une meilleure maîtrise de ce langage. "

P.4 : " Là encore, production et compréhension se complètent : parcours en commun d’un document, dialogue sur les aspects successifs des éléments d’information, synthèses partielles demandées aux élèves et relancées par le maître, synthèse finale qui peut être là encore obtenue par une dictée à l’adulte. "

P.7 : " C’est par l’écriture, plus encore que par la lecture, que ces régularités sont mises en mémoire production de syllabes à partir d’une consonne ou d’une voyelle, écriture de syllabes sous dictée, découpage d’un mot écrit régulier en syllabes […]. "

P.8 : " L’écriture d’un mot que l’on ne sait pas encore écrire permet, en effet, de revenir à une activité de synthèse qui vient compléter l’analyse. La dictée n’en est pas le seul moyen. "

P.10 : " L’écriture étant encore difficile pour les élèves du cycle des apprentissages fondamentaux, il sera nécessaire de privilégier la dictée à l’adulte ou, progressivement, l’écriture appuyée sur des matériaux pré-rédigés. "

P.12 : " Ces compétences sont relativement différentes et supposent des situations d’apprentissage spécifiques (la dictée ne peut tout régler). "

P.13 : " On peut considérer que, au cycle des apprentissages fondamentaux, la mise en mots des textes produits passe encore de manière privilégiée par la dictée à l’adulte ou l’emprunt de fragments copiés dans des répertoires. "

P.14 : " Participer activement à l’élaboration collective (dictée à l’adulte) d’un récit, d’un texte documentaire […] "

P.15 : " Ecriture et production de textes. Etre capable de : orthographier la plupart des " petits mots " fréquents (articles, prépositions, conjonctions, adverbes…), écrire la plupart des mots en respectant les caractéristiques phonétiques du codage, copier sans erreur un texte de trois ou quatre lignes en copiant mot par mot, utiliser correctement les marques typographiques de la phrase (point et majuscule), commencer à se servir des virgules, en situation d’écriture spontanée ou sous dictée, marquer les accords en nombre et en genre dans le groupe nominal régulier (déterminant, nom, adjectif ), en situation d’écriture spontanée ou sous dictée, marquer l’accord en nombre du verbe et du sujet dans toutes les phrases où l’ordre syntaxique régulier est respecté […]. "

III CYCLE 3
http://www.eduscol.education.fr/D0048/prim-Cycle-3.pdf

P.13 : " L’orthographe du verbe concerne essentiellement l’accord avec le sujet. Elle suppose que cette relation soit bien perçue par l’élève et qu’il sache mobiliser son attention pour marquer l’accord dans toutes les activités d’écriture (y compris d’écriture sous la dictée), du moins lorsqu’elle survient dans une situation régulière. "

P.13 : " Le repérage des chaînes d’accord dans le groupe nominal est une condition essentielle de la maîtrise de l’orthographe grammaticale. L’élève doit apprendre à mobiliser son attention pour marquer l’accord lorsqu’il écrit (y compris sous la dictée). "

QUELQUES REMARQUES ET OBSERVATIONS

1) A un égard, mais un seul, l’ensemble de ces règlements est frappé du sceau de la cohérence : la dictée est " dictée à l’adulte ". On reprendrait volontiers le célèbre mot de Jules Guesde sur la politique : " En [pédagogie], si on ne se répète pas, on se contredit. " Malheureusement, c’est bien cette " cohérence " de la répétition qui en fait le caractère scandaleux, pas seulement parce qu’elle procède d’un entêtement inquiétant.

2) En effet, si l’on reprend l'ensemble de ces dispositions réglementaires, il n’y est jamais question de dictée au sens classique du terme et moins encore d'en indiquer les objectifs, la fréquence , les modalités et le rôle dans l’enseignement primaire. Pire encore, on entend par dictée soit quelque chose qui n’en est plus qu’une caricature (" copier sans erreur un texte de trois ou quatre lignes "…), soit quelque chose qui en renverse le contenu, le sens et la fonction (la dictée est la " dictée à l’adulte "). Conservateurs et réactionnaires patentés rencontrent encore d’énormes difficultés à comprendre que ces textes pédagogiques, contredisant vingt-cinq siècles de pédagogie artisanale devenue naguère discipline scientifique à part entière, opèrent en réalité une véritable révolution copernicienne dans l’ordre de l’apprentissage. C’est la raison pour laquelle les jeunes élèves, pris de vertige, perdent la boule.

3) Lorsque le Président du CNP rentre à la maison, il redevient papa, et hop !, nouveau renversement… On se perd en conjectures. Doit-on comprendre que mademoiselle Ferry " fait faire une dictée par jour " à son papa pour son " plus grand bien " en appliquant les directives ministérielles à la maison aussi, ou bien doit-on dire que papa Ferry " fait faire une dictée par jour à sa fille " parce que, à l’école, le professeur doit ne plus " faire faire " de vraie dictée, à l’élève Ferry aussi ? Une seule chose est absolument sûre : papa Ferry sait très bien que le Président du Conseil National des Programmes, monsieur Luc Ferry a, en réalité, supprimé ce " plus grand bien " pour les jeunes enfants, la dictée. Pourquoi ?

4) Le Président du CNP sait parfaitement ce qu’il fait et vend en matière de dictée. Il sait parfaitement ce que vaut la cohérence administrative et pédagogique qu’il met en place, exactement comme le Président de Phillip Morris sait parfaitement ce qu’il fait et vend en matière de cigarettes. A une question posée par une journaliste américaine : " Mais vous-même, Monsieur le Président, fumez-vous des Phillip Morris ? ", celui-ci répondit sèchement avec cette sorte de délicatesse propre aux hommes qui ont beaucoup d’argent : " Pensez-vous que je sois assez con pour fumer ces saloperies !? " ( 3 )

5) Si la dictée fait " le plus grand bien " à mademoiselle Ferry, pourquoi alors en priver les autres élèves ? D’autant que, mais nous le savions déjà, après expérimentation à haut risque effectuée sur sa propre enfant, le savant ès pédagogie a fait une nouvelle découverte géniale : " on n’en meurt pas " !  Si on connaît le " plus grand bien ", pourquoi en interdire l’accès à tous ? Si on connaît le vrai, pourquoi ne pas le dire à tous ?

6) Si la dictée " fait le plus grand bien ", tout ce qui se présente comme ersatz de dictée sera un " bien moindre ", voire même " un grand mal " alors, pourquoi imposer un " moindre bien " voire " un grand mal " lorsqu’on connaît le " plus grand bien " ? Pour quoi ? N’est-ce pas Galilée qui disait : " […] celui qui ne connaît pas la vérité, celui-là n’est qu’un imbécile. Mais celui qui la connaît et la qualifie de mensonge, celui-là est un criminel. " ( 4 ) A bon entendeur, on adresse son salut !

7) Si donc, de l’avis du grand réformateur lui-même, la dictée est le plus sûr moyen, la voie royale, pour accéder à ces savoirs fondamentaux que sont la lecture et l’écriture, pourquoi la supprimer ? Comment comprendre alors qu’un accord général s’exprime sous la forme d’un désaccord parfait ? N’y aurait-il pas quelque part, quelque duplicité ? Il faut pourtant en convenir : cette réforme est le contraire de ce qu’elle prétend être ; elle ne vise à rien d’autre que saper les fondements qu’elle prétend édifier.

8) Certes, la " dictée ne peut pas tout régler ", mais qui a jamais prétendu que la dictée " pouvait tout régler " ? Il est certain, a contrario, que sans dictée on ne peut rien régler du tout, tout simplement parce qu’il n’y a plus de règles.

9) Monsieur Luc Ferry prend acte du rapprochement proposé entre le  par cœur et la dictée. Assimile-t-il alors les partisans de la dictée, dont il est un vaillant défenseur, mais seulement à la maison et pour sa fille, à un mouvement rétro ? Par pure démagogie politicienne, on refuse de discuter de ce qui faisait réellement la valeur de l’école de Jules Ferry et on ne retient que les aspects les plus négatifs de ses côtés négatifs.  La dictée Ferry Luc, transformée en simulacre de la dictée Ferry Jules est incapable d’aiguiser l’attention car elle est trop courte et ne porte que sur un seul point grammatical.

10) Rappelons que le débat sur la dictée s'est enfermé dans une compréhension étriquée, partagée par les soi-disant modernes et les ci-devant anciens, les uns et les autres évaluant son importance exclusivement en regard d’une fonction répressive de contrôle de l'apprentissage des règles grammaticales et orthographiques. On a volontairement oublié son rôle formateur de l’attention de l'élève sur un texte et son " […] rôle généralement incompris et peu soupçonné : insuffler dans l’inconscient des gosses une dose de langue française qui l’alimentait d’une manière des plus subtiles et des plus efficaces, parce que détournée… " ( 5 ).

11) Et, comme dans la publicité, à la pauvreté des contenus réels s’ajoutent des prétentions insensées : il est aujourd’hui question de " faciliter la prise de notes en sixième " ( 6 ), objectif que le lycée ne pouvait même pas atteindre alors qu’il recrutait deux élèves par classe de CM2. Ceci, alors qu’aujourd’hui, même l’ambition de faire en sorte que des élèves moyens de sixième fassent preuve d’une attention leur permettant, non pas de prendre des notes, mais simplement de copier, non pas " au tableau ", mais " sous la dictée ", un exercice d’arithmétique où de tout autre nature, est devenue démesurée.

12) Le président du Comité National des Programmes vante les mérites de la dictée mais en dispense les élèves des classes du primaire . Le ministère vante les avantages de la grammaire, " le nerf de la pensée " ( 7 ) dit si justement George Steiner et, prévoyant un temps pour l’apprentissage de celle-ci, balance le contenu par-dessus bord. Quand va-t-on nous dire que les élèves savent faire des divisions en CM2, c’est-à-dire, pour ceux qui ne se payent pas de mots, qu'ils en ont compris l'algorithme, qu'ils savent donc faire toutes les divisions, alors que le programme les limite aux divisions d'entiers où le diviseur a au maximum deux chiffres (compétences requises en CE jusqu'en 1970).

13) Plutôt que bavarder sur les bienfaits ou les méfaits de " l'école de Jules Ferry " ( 8 ), ne serait-il pas plus utile de poser les problèmes réels des contenus à enseigner dans les matières fondamentales que sont l'arithmétique et la langue ? Le faux débat organisé entre ceux qui s'opposent au " apprendre par cœur " les tables de multiplication parce que ce serait " fasciste " et ceux qui , partant des mêmes prémisses, y sont favorables car ils y voient un retour à l'ordre, est un débat truqué : on passe de la négation de la nécessité d'apprentissages mécaniques reconnus comme tels à la glorification du mécanisme en lui-même comme apprentissage de la servilité. L'Ecole de Jules Ferry, outre son éloge historique du " moteur à bananes " et de l'Empire tendait, vers les années cinquante-soixante, à réduire de plus en plus l'enseignement du " Lire, écrire, compter, calculer " à leurs aspects mécaniques ( 9 ). Dans ce cadre, on ne doit pas oublier que les réformes introduites dans la même période faites au nom de l’intelligence ( 10 ) n’ont, le plus souvent, fait qu’aggraver les aspects qu’elles prétendaient combattre ( 11 ).

14) Au nom de l'égalité dont il nous rebat les oreilles en toute occasion, le Président du CNP pourrait-il intégrer à sa réflexion ce fait massif que tous les parents ne sont pas en mesure de faire à la maison ce qu'on ne fait plus à l'école? Cette nouvelle réforme, comme ses sœurs aînées, a l’allure du chapeau du jeune Charles Bovary : elle a quelque chose d’ahurissant et finira, elle aussi, dans un grand charivari. Quel est l’avenir radieux promis à l’égalité des chances rendue possible par la grâce du grand réformateur de la dictée ? Tout est déjà écrit : pendant que mademoiselle Ferry s’épanouira dans l’excellence avec son papa en faisant une dictée par jour, les autres se consoleront chaque jour de leur misère sur leur console de jeux. La première sera prise sous le charme de la diction parfaite de son papa, les autres seront pris dans l’enfer de l’addiction aux jeux informatiques…

Cabanac, Paris, le 27 janvier 2002

Michel Delord, Gilbert Molinier

 

Notes

1 Le Point, 25/01/02, N°1532, Page 55.

2 A chaque fois, ce sont les auteurs qui soulignent,

3 Répétition historique ? Cette émission d'une chaîne de télévision américaine enquêtait sur le redéploiement de la grande firme Philipp Morris à la recherche de nouveaux publics en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Chacun sait que les méthodes qu'elle employa pour parvenir à ses fins furent celles, aussi classiques qu'éprouvées, des dealers.

4 B. Brecht, La vie de Galilée, Théâtre complet, 4, Paris, L’Arche, 1975, scène 9, p. 102, traduction d’Armand Jacob et Edouard Pfrimmer.

5 Claude Duneton, A hurler le soir au fond des collèges, Paris, Points, 1984 http://www.sauv.net/dictee3.htm

6 Le Parisien, 23 Janvier 2002, " Les élèves qui débutent le collège sur de bonnes bases sont ceux qui prennent des notes vite et bien, sans rature ni surcharge. "
http://jdj.leparisien.com/jdj/Wed/VIE/2758229.htm

7 G. Steiner, Errata, Paris, Gallimard, Folio, 1998, p. 41, traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat.

8 Michel Delord, " Huile de ricin et Coca cola : Aux sources troubles de la pédagogie de projet ", in Panoramiques , Janvier 2001. En bonnes feuilles à : http://www.sauv.net/ricin.htm

9 C’est sans doute pour cette raison qu’elle n’a ni su ni pu s’opposer au modernisme technocratique et gestionnaire de l’OCDE.

10 C. Duneton, ouvr . cit., p. 189, : " Pendant les années cinquante, les gens voulaient être intelligents à tout prix. Il y eut un grand vent d’intelligence qui souffla partout. La décennie 40 ayant été particulièrement obtuse, une sorte de faux pas tragique dans le siècle le plus éclairé, le plus en progrès de l’histoire de l’humanité, on éprouvait un besoin de compensation. Il faut dire que la connerie à l’ancienne avait poussé un peu loin le bouchon, en effet… Le Maréchal Pétain, enfermé à l’Ile d’Yeu, n’en finissait pas de s’ attarder parmi nous comme un remords : la bicyclette et l’intelligence furent donc, alors, les deux petites reines des Français. On analysait tout, tous les trois pas on se demandait quelle était la signification du premier, et du second, en relation avec le quatrième qui allait venir, ce fut naturellement une sorte d’âge d’or de la pédagogie. La mode devint qu’il ne fallait plus faire, dans les écoles, que des choses strictement intelligentes : il fallait tout expliquer, tout comprendre au fur et à mesure. C’était extrêmement louable. Afin de mieux raisonner on décida de désencombrer la mémoire des enfants, de rompre radicalement avec l’enseignement millénaire et moyenâgeux des apprentissages ‘par cœur’, une expression qui signifiait jadis ‘en pensée’, mais dont le mot ‘cœur’ sentait à présent l’irrationnel. "
En lien sur : http://www.sauv.net/delord/calcul/documents.html

11 Sur la fausse opposition entre mécanisme et intelligence, voir: Hung-Hsi Wu, Basic skills versus conceptual understanding a bogus dichotomy in mathematics education. http://www.aft.org/publications/american_educator/fall99/wu.pdf