Pub à l'école: le double jeu des ministres
Après le collège unique et l'enseignement professionnel, Jack Lang et Jean-Luc Mélenchon semblent avoir trouvé un nouveau thème de conflit public: l'entrée de la publicité à l'école. Depuis quelques semaines, le ministre délégué à l'Enseignement professionnel ne cesse de vitupérer la «pression» des marques, à l'affût de 12 millions d'élèves (marché évalué à plus de 3 milliards d'euros) sous forme de «concours», de «kits» ou de «mallettes pédagogiques». Cette soudaine vigilance surprend: non seulement ces opérations publicitaires ne constituent pas une nouveauté, mais elles ont reçu il y a moins d'un an une reconnaissance tout à fait officielle à laquelle Jean-Luc Mélenchon n'avait alors rien trouvé à redire...
Cela fait longtemps que certaines entreprises ont réussi, sous les meilleurs prétextes pédagogiques, à introduire leurs marques dans l'enceinte scolaire. Le Crédit agricole a organisé des concours d'orthographe, le Crédit industriel et commercial, un apprentissage de la Bourse («Un simple clic pour faire du fric!»), les magasins Leclerc, des initiations à l'environnement, Colgate, des campagnes d'hygiène bucco-dentaire, etc. Paradoxalement, beaucoup de ces opérations remettent en valeur des notions de compétition - «excellente maîtrise de l'orthographe et de la langue», classements des «meilleurs élèves», etc. - qui ne sont plus, depuis longtemps, des priorités pédagogiques. Les personnels éducatifs sont souvent associés à ces opérations commerciales, à l'initiative d'inspecteurs, de recteurs ou même du ministre, comme l'a fait récemment Jack Lang en associant la marque de vêtements Morgan à sa campagne contre la violence à l'école.
Toutes ces initiatives dérogeaient au principe de la neutralité commerciale dans l'enceinte scolaire, que ne manquaient pas de rappeler les tribunaux administratifs lorsqu'elles leurs étaient déférées par des enseignants ou des parents d'élèves. L'inspecteur de l'académie de Caen a ainsi été condamné, en 1993, pour avoir «méconnu le principe de neutralité scolaire» en permettant au Crédit agricole d'organiser des concours d'orthographe avec force publicité dans toutes les écoles du département de la Manche.
C'est pour éviter ces condamnations judiciaires que, peu après l'arrivée de Jack Lang, la direction des affaires juridiques du ministère de l'Education nationale a décidé d'assouplir sensiblement le principe de neutralité commerciale. Sa circulaire du 28 mars 2001 («code de bonne conduite des interventions des entreprises en milieu scolaire») a ouvert une brèche dans la prohibition stricte fixée par celle du 27 avril 1995, qui précisait clairement: «Il ne sera pas donné suite aux sollicitations émanant du secteur privé, dont les visées ont généralement un caractère publicitaire ou commercial». Le nouveau texte de 2001 innove: «Les établissements scolaires sont libres de s'associer à une action de partenariat» qui peut «être mise en uvre par les équipes pédagogiques». L'entreprise peut fournir des «documents qui seront remis aux élèves» et «peut être autorisée à signaler son intervention comme partenaire dans les documents remis aux élèves. Elle pourra ainsi faire apparaître discrètement sa marque sur ces documents».
Ce «code de bonne conduite» fait actuellement l'objet d'un recours en annulation auprès du Conseil d'Etat, déposé par un enseignant qui s'était dressé sans succès contre l'organisation dans son établissement du concours du CIC. Le ministère, malgré l'opposition de l'Association des professeurs en sciences économiques, considérait à l'époque cette opération comme utile «à la formation du citoyen et du consommateur». Aujourd'hui, les enseignants (et certains recteurs) réfractaires à la pub à l'école se voient donc doublés par Jean-Luc Mélenchon. Ce dernier multiplie les interviews pour annoncer, coup sur coup, qu'il interdit les concours du CIC dans les lycées professionnels et qu'il faut revenir sur la circulaire de mars 2001! Tout cela sans que le rappelle à l'ordre son ministre de tutelle, Jack Lang, dont le cabinet vient d'obtenir de TF 1 l'abandon brutal du Grand Concours (destiné à stariser sur la chaîne les «meilleurs élèves» de cinquième), préparé depuis plusieurs mois par Starling - la maison de production de Comment gagner des millions? - et le ministère, qui, en janvier dernier, invitait encore les principaux de collège à faire bon accueil à TF 1...
Beaucoup analysent donc cette apparente querelle ministérielle au sommet comme une habile division du travail suscitée par la campagne électorale: la cote de popularité du candidat Chevènement auprès de la masse électorale enseignante, habituellement très fidèle au PS, commence à inquiéter. Et la bévue de Jack Lang, minimisant la violence à l'école, n'a pas arrangé la situation. Dans ce contexte, le réveil républicain de Jean-Luc Mélenchon (et sa rigueur recouvrée sur le principe de la neutralité commerciale - «nouveau front de la laïcité», comme le précise son cabinet) pourrait n'être pas dénué d'arrière-pensées politiques. L'annulation du jeu boursier du CIC lui a été demandée par le comité Attac, qui investit depuis peu le terrain scolaire et harcèle sur ces questions le Snes, auquel il reproche d'avoir manqué de vigilance l'année dernière à propos du code de bonne conduite.
En attendant, ces volte-face ministérielles entraînent quelques contradictions gênantes. Jean-Luc Mélenchon annonce qu'il va «revoir» la circulaire de mars 2001, alors que les services juridiques du ministère s'efforcent de la défendre auprès du Conseil d'Etat en récusant des arguments qui sont les mêmes que ceux qu'avance désormais Jean-Luc Mélenchon. Et celui-ci raille le «conditionnement mental» des marques de vêtements à l'école, selon lui «source de violence», quand le site officiel du ministère fait actuellement de la publicité gratuite pour la firme Morgan. Le site ministériel nous apprend ainsi que, «depuis de nombreuses années», celle-ci «communique sur le thème de l'amour», que cette «valeur» est «chère à la marque» et qu'il était donc «naturel» que «la marque s'associe au ministère de l'Education nationale» pour sa campagne intitulée «Le respect, ça change l'école».