Rentrée 2008 : évaluation du niveau d’orthographe et de grammaire
des élèves qui entrent en classe de seconde
En septembre 2008, Sauver les lettres a poursuivi son évaluation du niveau d’orthographe et de grammaire des élèves qui entrent en classe de seconde. Comme cela avait été fait en 2000 et 2004 [1], des professeurs de lycée de grandes villes et de villes moyennes, à Paris, en banlieue et en province, ont fait passer à leurs élèves de seconde, en début d’année, l’épreuve de français du brevet des collèges de 1976 : une dictée d’une douzaine de lignes, de difficulté moyenne (pas de subjonctif, pas d’accord de participe passé avec " avoir ") suivie de questions de vocabulaire et de grammaire. Pour ne pas pénaliser deux fois les élèves, le texte de la dictée a été distribué en même temps que celui des questions. Le barème appliqué est celui de 1976 (moins un point pour les fautes lexicales, moins deux points pour les fautes grammaticales). La date de 1976 a été choisie à dessein comme année repère des pertes d’horaire en français : c’est la dernière année où un collégien de Troisième avait fait une scolarité complète, du CP à la fin du collège, en bénéficiant des horaires nécessaires que Sauver les lettres réclame de rétablir pour les élèves actuels, soit 2800 heures [2]. Les résultats du test 2008 permettent ainsi de mesurer les déperditions. 1348 élèves ont participé à cette évaluation, ce qui est à peu près comparable au nombre des participants en 2000.
2000 |
2000 |
2004 |
2004 |
2008 |
2008 |
||||
Nombre de copies |
1542 |
2298 |
Variation 2000-2004 |
1348 |
Variation 2004-2008 |
Variation 2000-2008 |
|||
Copies ayant obtenu 15/20 et plus |
143 |
9,27% |
138 |
6,01% |
- 3,26% |
56 |
4% |
- 2% |
- 7,27 % |
Notes entre 10 et 14,5 |
316 |
20,49% |
274 |
11,92% |
- 8,57% |
132 |
9,79% |
- 2,13% |
- 12,7 % |
Notes entre 5 et 9,5 |
330 |
21,40% |
294 |
12,79% |
- 8,61% |
191 |
14,16% |
+ 1,37% |
- 7,24 % |
Notes entre 0,5 et 4,5 |
322 |
20,88% |
296 |
12,88% |
- 8% |
187 |
13,87% |
+0,99% |
- 7,01 |
Ayant obtenu zéro |
431 |
27,95% |
1296 |
56,40% |
+ 28,44% |
782 |
58% |
+ 1,60% |
+ 30,05% |
Supérieures ou égales à 10 |
459 |
29,77% |
412 |
17,93% |
- 11,84% |
188 |
13,94% |
- 4% |
- 15,83 % |
Inférieures à 10 |
1083 |
70,23% |
1886 |
82,07% |
+ 11,84% |
1160 |
86,06% |
+ 4% |
+ 15,83% |
Après lecture du tableau, que constate-t-on ?
En dictée
13,9% des élèves ont obtenu la moyenne. Ils étaient 17,9% en 2004 et 30% en 2000…86% des élèves n’ont pas eu la moyenne ! Ils étaient 82% en 2004 et 70% en 2000…58% ont eu zéro. Ils étaient 56,4% en 2004 et 27,95% en 2000… On est donc passé d’un élève sur trois à près de deux élèves sur trois !
Pour affiner encore l’analyse, on peut constater que près d’un élève sur deux (48,44%) a fait plus de quinze fautes, près d’un élève sur trois (28,85%) a fait plus de vingt fautes ( !) et 8,5% des élèves ont fait plus de trente fautes sur un texte simple.
On constate aussi que 80% des fautes sont des fautes de grammaire (accords et conjugaison). Et l’on comprend les gouffres d’ignorance en corrigeant les questions sur le texte.
Les questions
Les questions de grammaire portaient, comme toujours au brevet des collèges, sur le vocabulaire, la conjugaison, l’emploi des temps, l’analyse de mots (nature et fonction), l’analyse logique et la transformation de trois courtes phrases au style (ou discours) direct en style indirect.
En vocabulaire, dans un contexte de visite d’atelier, avec des ouvriers, des voitures et du bruit, près de 60% des élèves ignorent le sens du mot " chaîne " ; 40,7% ignorent le sens de l’adjectif " infernaux " dans l’expression " bruits infernaux ", et près d’un élève sur trois ignore le sens du mot " vacarme ".
En conjugaison, quand il s’agit de faire passer à la troisième personne du pluriel deux verbes au passé simple qui sont au singulier (" il ouvrit " et " il laissa "), 43,8% ne savent pas le faire ! 43,2% des élèves ignorent les valeurs de l’imparfait et 47,6% celles du passé simple alors qu’ils ont travaillé les techniques du récit pendant leurs quatre années de collège.
En ce qui concerne la nature des mots, 13,7% ne reconnaissent pas un adjectif qualificatif (" des sons aigus "), 80,85% ne reconnaissent pas un pronom personnel (" il n’en paraissait pas gêné "), et près d’un élève sur deux (48,7%) ne reconnaît pas un adverbe (" maintenant ").
En ce qui concerne la fonction des mots, environ 50% et 60% des élèves (respectivement 47,4% et 59%) ne reconnaissent pas deux compléments d’objet direct évidents (" Gilles ouvrit le battant d’une lourde porte " et " enjambant des chariots et des caisses "). 84,3% des élèves ne reconnaissent pas un sujet inversé (venant après le verbe : " devant les rangées des machines où travaillaient un grand nombre d’hommes). Et 93,8% ne reconnaissent pas un complément d’agent (d’un verbe au passif).
En analyse logique, un peu moins de 13% des élèves seulement reconnaissent une proposition subordonnée conjonctive introduite par " quand " et seuls 16,3% savent en dire la fonction ! Et moins d’un élève sur dix est capable d’identifier une proposition subordonnée conjonctive complément d’objet direct (9,7% pour la nature et 9,32% pour la fonction).
Quant à la transformation d’une phrase au style direct en style indirect, 44% des élèves n’ont pas compris ce qu’on leur demandait, alors qu’on les a abreuvés de technique de l’énonciation au collège !
Comment expliquer cette nouvelle baisse du niveau en français ?
Globalement, entre 2004 et 2008, on assiste à une nouvelle chute du niveau en français, certes moins accentuée qu’entre 2000 et 2004. Les conséquences des pseudo-" réformes " des vingt dernières années continuent tout naturellement de porter leurs fruits délétères…
Rappelons-en les principaux mécanismes : en premier lieu, les horaires n’ont cessé de diminuer du primaire au collège si bien qu’un élève qui entre en seconde aujourd’hui a reçu huit cents heures de moins qu’il y a trente ans. C’est comme si l’on passait directement de la classe de 5ème à celle de 2nde !
En second lieu, l’enseignement des bases du français a été sacrifié sur l’autel du " ludique " et de " l’interaction " et cela dès le primaire [3]. La façon même d’enseigner la grammaire a été réformée : en primaire, on a mis en place depuis 2002 " l’observation réfléchie de la langue " et l’on a supprimé depuis 1995 l’enseignement systématique de la langue, qui se faisait grâce à des exercices répétitifs qui induisent chez les élèves de bons réflexes ; on ne fait plus d’entraînement à la conjugaison : on aborde très tard le passé simple ; on a supprimé l’an dernier l’apprentissage du subjonctif présent en CM2 [4]
Les instituteurs ont été sommés de procéder par " imprégnation ", par " immersion " comme s’ils avaient affaire à des adultes étudiant une langue étrangère. Surtout pas d’exercices répétitifs ni de par cœur. Le répétitif n’est admis que pour la pratique des sports et pour les musiciens ! A cet égard, les nouveaux programmes du primaire risquent de ne pas suffire, car le prétendu retour au " bon sens " pédagogique est rendu plus difficile par la suppression des heures et des moyens nécessaires (suppression des cours du samedi matin) [5].
S’agissant du collège, entre 1996 et 2008, les programmes accordaient une place secondaire à la grammaire de phrase. Il fallait enseigner en " séquences ", en saupoudrant des connaissances liées au hasard des textes étudiés. On faisait donc des " remarques " ici et là à propos d’une étude de texte, sans pouvoir mettre en place une vraie progression ni favoriser un réel apprentissage, les horaires ayant diminué dans toutes les classes.
Tout se passe en fait comme si une partie de la hiérarchie de l’Education nationale croyait que l’on pouvait se passer de l’étude de la grammaire pour maîtriser le français… ou que l’on pouvait repousser indéfiniment l’apprentissage de la langue, dont dépendent pourtant tous les autres [6].
Rappelons enfin que depuis la loi d’orientation Jospin de 1989, les redoublements ayant été réduits au minimum, les élèves passent d’une classe à une autre sans exigence fiable de niveau, accumulant les lacunes davantage que les connaissances… jusqu’à l’université, où la sanction de l’échec tombe pour plus de 40 % d’entre eux au cours des deux premières années d’étude.
Le résultat est là, catastrophique. Comme nous l’écrivions déjà il y a quatre ans, " ces fautes sont le symptôme d’un mal beaucoup plus grave : tous ces élèves, qui ne connaissent ni ne respectent les règles d’accord et de conjugaison, se montrent incapables d’accorder ce qui précède avec ce qui suit, témoignant ainsi d’une véritable infirmité logique : quelle appréhension, quelle compréhension du monde peut avoir un être qui isole chaque perception, sans la mettre en relation, dans un processus consécutif, avec ce qui précède et ce qui suit ? [7] "
Comment ces élèves-là, de plus en plus nombreux, comprendront-ils les finesses et la richesse des grands textes de notre patrimoine culturel que l’Ecole se doit de leur faire découvrir et qu’ils devraient étudier au lycée ? Va-t-on réduire l’enseignement du français à l’apprentissage des techniques de la communication, empêchant ainsi les élèves des familles les plus modestes et les moins cultivées d’avoir accès à la littérature ? C’est dans ce domaine aussi que se forment les inégalités. Qui leur fera découvrir Voltaire, Baudelaire, Camus, Eluard, si l’Ecole ne le fait pas ?
Or la réforme du lycée que M. Xavier Darcos vient de repousser mais qui n’est pas abandonnée ne ferait qu’empirer les choses. En effet, elle prévoit une énième réduction des horaires du tronc commun (ce sont au minimum deux heures de français qui sauteront), la quasi-disparition des cours en demi groupe, pourtant les plus efficaces, et elle ferait de l’étude de la littérature une simple option réservée à un cursus particulier (" humanités ") [8]. Là encore, seuls ceux qui vivent dans un milieu cultivé ou capable de payer des " petits cours " supplémentaires pourront acquérir une culture générale nécessaire à la réussite de concours ou de la première année de faculté.
Ils sont de plus en plus nombreux les professeurs de faculté, de droit, lettres, sciences, d’IUT, d’écoles d’ingénieurs… qui organisent dès la première année des cours d’orthographe grammaire [9] et des cours de culture générale pour essayer de combler les lacunes abyssales de leurs étudiants en ces domaines. Les chefs d’entreprise aussi ont tiré la sonnette d’alarme, dans un esprit pragmatique : " La réponse aux appels d'offres est d'autant plus convaincante si elle est bien rédigée, claire, avec des termes choisis. "[10]
On trouve même sur le marché, depuis quelques années, des " entraîneurs (" coaches ") d’orthographe " recrutés pour former des cadres infirmes dans ce domaine [11] …
Cette situation désastreuse n’entraîne pas la réaction nécessaire. On constate qu’il y a des problèmes, mais au lieu de remonter à l’origine du problème (un programme toujours insuffisant en primaire, la médiocre formation des professeurs des écoles dont les plus jeunes ont subi de plein fouet les réformes successives et qui ont bien du mal à enseigner ce qu’ils ont eux-mêmes mal appris), on se contente de replâtrage à coups de cours de soutien " pour les élèves en difficulté ", alors que ce sont des classes entières qui sont en difficulté !
Qui dira l’inconfort, le malaise, le désespoir de ces élèves à qui l’on n’a pas appris correctement leur propre langue, incapables de comprendre un énoncé simple au collège, dans n’importe quelle matière, incapables de formuler une phrase simple et construite ? A ceux-là, souvent, il ne reste que la violence pour s’exprimer. Et l’on nous parle d’autonomie !
Aujourd’hui, des classes entières de 2nde ne savent pas conjuguer un verbe courant au présent de l’indicatif, écrivent " vous faisez " et " ils croivent " ; " ils pensents " et " on s’avait ". Et ils réussiront pour la plupart au baccalauréat, puisque l’on ne sanctionne plus sérieusement l’orthographe dans les copies (les consignes habituelles demandent de ne pas ôter plus de deux points pour l’orthographe dans les copies de français). En première S, un grand nombre d’élèves ne connaît pas la différence entre " or " et " donc " ! Comment structurer un raisonnement ? Comment comprendre la pensée d’autrui ? Ignore-t-on que pour structurer sa pensée, il faut d’abord avoir appris à structurer ses phrases et donc avoir suivi de vrais cours de grammaire de phrase, dès l’enfance ?
Et nos décideurs stigmatisent une orthographe française trop compliquée ! Citent le " nénuphar ", le " chariot " et la " charrette ", les " poux et les joujoux ". On n’en est plus là, aujourd’hui ! Réformer l’orthographe ne supprimerait pas le problème : toute langue obéit à une logique, et c’est cette logique que les élèves ne maîtrisent guère. Plus de 80% des fautes commises par les élèves dans ces dictées sont des fautes d’accord et de conjugaison, donc des fautes de grammaire qui rendent le texte qu’ils écrivent incompréhensible. Les recherches les plus récentes [12] insistent sur cette perte essentielle, dans l’orthographe, de la cohérence logique : " La nature des erreurs a aussi évolué, car ce sont surtout les fautes de morphosyntaxe, d'accords et de conjugaison qui augmentent : 52 % du total en 2005, contre 40 % en 1987. "
Nous attendons donc que le Ministère rétablisse de vrais programmes de grammaire de phrase, ne soutienne plus les inspecteurs qui sanctionnent tous ceux qui s’obstinent à l’enseigner de manière systématique et structurée. Combien coûteront-ils à l’Etat, ces bataillons de " mal appris " qui échouent chaque année en première année de faculté, puis en deuxième première année et vont grossir le nombre de chômeurs ? Réduire l’enseignement du français et de la grammaire tout au long de la scolarité comme on le fait depuis près de trente ans est un très mauvais calcul. Instruire prend du temps mais permet de construire l’avenir des jeunes, leur avenir professionnel, mais aussi leur devenir d’hommes.
La grammaire n’est en effet pas seulement la " chanson douce " chère à Erik Orsenna - trop souvent synonyme de nostalgie. " Elle est, avec les mathématiques, la discipline scolaire qui donne le plus tôt accès à l'abstraction ; ce qui fait d’elle la discipline la plus directement préparatoire à la philosophie. Par elle, l’élève apprend à classer des objets de pensée, il découvre des catégories aussi abstraites que celles de sujet, de complément, ou de cause, qui lui donnent, au même titre que les mathématiques, des moyens pour concevoir les relations, des outils pour ensuite penser d’autres systèmes – outils que seule une réflexion systématique suivie d’exercices répétés permettront de maîtriser (…). En lui apprenant à exercer ses capacités d’abstraction sur ses propres mots, la grammaire permet à l’élève de prendre à l’égard de cet objet à la fois si familier et si impalpable, le langage, la distance nécessaire à l’exercice de la pensée critique et au développement de la conscience de soi. " [13]
Collectif Sauver les lettres
1. Cf.
http://www.sauv.net/dict0900.htm ; http://www.sauv.net/eval2004analyse.php