Entre les murs, du livre au film, d’une imposture à l’autre.


François Bégaudeau ne manque pas de talent. Son livre, Entre les murs, ne se réduit pas à un ouvrage politiquement correct, publié pour lui assurer succès médiatique et reconnaissance de sa hiérarchie. Sans être un chef-d’œuvre de la littérature, le livre peut séduire. Certes, le projet d’écrire le premier documentaire sur un collège était a priori louable, et le témoignage sans fard d’un professeur aurait pu se révéler instructif. Le collège Mozart, situé dans le XIX° arrondissement de Paris, qui accueille des élèves, enfants d’immigrés du Maghreb, d’Afrique noire et de Chine, ne diffère guère de nombreux collèges où il est désormais devenu très difficile d’enseigner. Mais l’occasion a été ratée de permettre à de nombreux lecteurs de découvrir, de l’intérieur, le fonctionnement de tels établissements. Car l’objectivité de l’ouvrage est malheureusement sujette à caution.

Dans quel genre littéraire classer Entre les murs ? Le livre pourrait relever du journal de bord, si les repères temporels y étaient moins vagues. Il n’est guère aisé de situer dans le temps de l’année scolaire les fragments de discours puisés dans le quotidien de la classe de quatrième et de troisième suivies par l’auteur. Le temps scolaire s’apparente dans le livre à une durée plane sans autre repère clair que la sonnerie de fin de cours. Vaudrait-il mieux alors classer le livre sous la rubrique  témoignage ? Sans doute, mais ce serait avouer la part de subjectivité que Bégaudeau s’est employé à nier. L’auteur lui-même préfère se référer au genre du documentaire, inconnu en littérature, mais supposé garantir de puissants effets de réel. Les écrivains n’en connaissent pas les règles. Refuser le commentaire, transcrire des dialogues aussi fidèles que possible, se cantonner au huis clos suffit-il pour se déclarer documentariste ? La question est au cœur du livre. Elle mérite d’être examinée.

L’auteur s’astreint à relever avec perspicacité les caractéristiques du langage oral de ses élèves et plus largement de tous les adultes de l’établissement. Cela n’avait jamais été tenté auparavant avec autant de précision et de pertinence. Les élèves maîtrisent très mal le français. Leur syntaxe est fautive, leur vocabulaire défaillant. Le plus frappant, dans leur discours est un usage systématique non seulement de la parataxe, mais de l’asyndète : " Y’a quelque chose j’avais pas compris ", remarque un élève. L’accumulation des solécismes produit comme une nouvelle langue, compréhensible, mais appauvrie à l’extrême. Et l’auteur, qui prétend refuser d’enjoliver le réel, accentue encore l’effet d’étrangeté produit, à la lecture de telles phrases, par la rareté de sa ponctuation, comme si toutes les phrases de ses élèves étaient prononcées en un jet et dans l’urgence. Bégaudeau laisse entendre, de fait, que ne pas maîtriser le français pourrait être un atout. L’impression d’intense créativité langagière des élèves est pourtant fallacieuse.

Quant à la syntaxe des adultes, elle est également prise sur le vif. Le professeur Bégaudeau est tellement satisfait de lui-même, de ses compétences pédagogiques exceptionnelles et de son ironie mordante, qu’il n’hésite pas à tourner ses collègues  en ridicule. La machine à café et la photocopieuse semblent leurs principaux centres d’intérêt. Marionnettes grotesques, sans envergure ni culture, ils acceptent passivement les conditions de travail qui leur sont imposées. L’idée que certains appartiennent à des organisations syndicales n’apparaît jamais dans le livre. Il y a dans cette sélection orientée des discours professoraux une forme de tromperie choquante.

Dans Entre les murs la réflexion sur la langue n’est pas limitée aux discours rapportés. Séduit par les potentialités du langage de ses élèves, Bégaudeau invente pour les passages de récit de son livre un style coupé, personnel, qui s’en inspire. Le paradoxe est que pour se tenir au plus près des caractéristiques langagières de ses élèves, tout en maniant un style sophistiqué, l’auteur a dû mobiliser l’ancienne rhétorique et même des jeux sur l’étymologie. Son style, dans lequel les articles jugés inutiles sont parfois supprimés, est nourri d’hypallages : " A l’écart des autres, Gilles piétinait autour de la table ovale, un paquet de cigarettes contrarié dans la main ". Sa prose, qui paraît s’être libérée de la grammaire, est en réalité nourrie de procédés savants. L’attention apportée dans le texte aux vêtements et aux parures des élèves alerte le lecteur. Bégaudeau est à la recherche d’un style direct et jeune : " Pink brodé en rose sur tee-shirt noir ". L’artifice laisse croire au lecteur que le style de son livre s’établit comme en miroir de son sujet et que la narration est simplement linéaire. Or, il n’en est rien. L’entrecroisement du monologue intérieur et du discours des élèves, la répétition de scènes identiques, l’insertion aléatoire de discours entendus en salle des professeurs font de cet ouvrage une œuvre fabriquée, sans aucune naïveté. La sophistication des procédés de style employés par Bégaudeau et la complexité de sa narration sont en contradiction avec son projet documentaire. Cela n’anéantit pas tous les efforts de l’auteur pour produire des effets de réel. Mais cette forme de réalisme ne saurait être confondue avec de l’objectivité et, contrairement à ce que prétend l’auteur, elle ne se sépare pas d’une prise de position idéologique, plus clairement dégagée encore dans le film inspiré du livre.

François Bégaudeau joue le rôle principal dans Entre les murs, le film de Laurent Cantet. Nul n’ignore que ce film a reçu la palme d’or au dernier Festival de Cannes. Mais on peut se demander quelle suite de malentendus a conduit le jury à attribuer cette récompense à un film peu honnête. Le film ressortit-il au documentaire ou à la fiction ? A lire les déclarations à la presse de Laurent Cantet, il s’agirait d’un genre hybride et improbable mi-fictif, mi-documentaire. Des élèves du collège Françoise Dolto ont joué le rôle d’élèves du collège Mozart, puisque le livre a servi de trame au scénario au film. Ils ont en partie improvisé. Dans une conception documentariste, c’est un premier décalage regrettable par rapport à la situation réelle. Comme pour confirmer cet accroc à la déontologie du documentaire, le collège qui a servi de cadre au film n’est jamais géographiquement situé, même si son nom est prononcé. Ce collège parisien pourrait aussi bien être un établissement de banlieue. Par ailleurs, le film ne présente aucune heure de cours complète. Les plans se succèdent, jamais datés, qui correspondent à des séances indistinctes. Ce patchwork d’exercices oraux et d’incidents ne peut prétendre rendre compte du quotidien d’une classe. Comment imaginer quel travail réel les élèves ont accompli en une séance ou en une année scolaire ? On comprend qu’ils s’expriment librement dans le cours de français, mais ce n’est pas la principale fonction de l’école que d’offrir la parole aux élèves ! Le spectateur se doute que leurs progrès sont limités, mais il aimerait en recevoir confirmation à l’écran. Symptôme de ce malaise, on ne voit jamais le professeur rendre des copies et énoncer ses écarts de notes. Autre omission embarrassante : pourquoi aucun bon élève ne se manifeste-t-il dans la classe de François ? Qu’arrive-t-il aux élèves qui s’efforcent de progresser ? Il est permis de douter que l’école de la République leur offre les meilleures conditions possibles. Peut-être conviendrait-il d’expliquer également aux spectateurs que certains établissements défavorisés sont délaissés pour d’autres, moins difficiles. C’est le cas du collège Mozart. Doit-on accepter que les établissements ghettos se multiplient en France et que dans certains établissements le cours de français se réduise, de fait, à des joutes verbales ? Cette question cruciale n’est jamais suggérée dans le film, même pas dans la salle des professeurs.

Des invraisemblances étonnent dans ce film dont l’acteur principal est un professeur. Il est inimaginable qu’un professeur quitte son cours pour accompagner un élève perturbateur dans le bureau du principal. Que se passerait-il alors dans cette classe ? Les classes voisines de la classe abandonnée ne pourraient poursuivre leur travail dans le calme. Il est également impossible de supposer qu’un principal de collège ait accepté, sans les rappeler à l’ordre, que deux élèves déléguées perturbent un conseil de classe. Les conseils de classe et conseils d’administration demeurent des assemblées sérieuses, quelle que soit l’atmosphère de l’établissement.

Ces inexactitudes ne sont pas neutres car elles font progressivement dériver le film vers une fiction idéologique. La dernière partie du film, consacrée à un conseil de discipline, est en effet une vision fantasmatique et démagogique du collège. Un jour, un élève perturbateur de longue date s’énerve tellement contre son professeur de français qu’il décide de quitter le cours sur un coup de tête. Son sac à dos heurte alors le visage d’une camarade dont il ouvre l’arcade sourcilière. Le sang coule. Dans n’importe quel collège, un conseil de discipline aurait été exigé par les professeurs. La voie de fait provoque un consensus contre la violence. Et, d’habitude il faut convaincre les chefs d’établissement. Or, dans le film, c’est l’inverse qui se produit. C’est le principal qui préconise le conseil de discipline et les professeurs, notamment François, qui tergiversent. Est-il acceptable d’exclure un élève socialement tellement défavorisé ? se demandent-ils. A aucun moment l’idée qu’il convient de protéger la communauté scolaire n’est énoncée dans le film. C’est le perturbateur qui retient tout l’intérêt. Le double discours de Laurent Cantet et de François Bégaudeau se révèle alors. Certes, ils se sont efforcés de mettre à nu certaines des difficultés du collège, mais ils semblent cautionner un système très insatisfaisant, et n’envisagent aucun autre modèle d’instruction. Ce type de discussions sur l’avenir de l’école est pourtant fréquent dans les salles des professeurs. A en croire le film, les professeurs et tous les personnels qui doivent travailler dans des conditions aussi désespérantes ne s’exprimeraient jamais sur ce point. Dans le film, leur souffrance est mise en scène une seule fois lorsqu’un des professeurs craque dans la salle des professeurs et avoue qu’il n’en peut plus. Mais son épuisement laisse ses collègues de marbre. Ce qui est inimaginable et trompeur.

Le film trahit plus franchement que le livre une idéologie contestable. Bégaudeau défend un modèle d’école, dans lequel instruire n’a pas sa place entre les murs et où les professeurs ressemblent à des éducateurs de rue. Il aurait été plus convenable de sa part d’annoncer d’emblée son projet. Cela n’invalide pourtant pas l’intérêt de son travail. Il arrive qu’une œuvre échappe à son créateur. Souhaitons que ce phénomène se produise avec Entre les murs, et que la représentation lucide d’une école à sauver s’impose à l’esprit des lecteurs et des spectateurs.


Jeannine Hayat, professeur au lycée Racine.

10/2008