Elitisme démocratique ou populisme scolaire ?
" Je pense qu’il est ridicule " Ce qu’il faut pour ces élèves là ! " Elitisme démocratique ou populisme scolaire ?
d’instruire les enfants selon leurs aptitudes; ce n’est qu’une méthode
de guerre, et toujours pour le bien de l’Etat. Au contraire, il faudrait
développer les aptitudes qui ne se montrent pas, par cette raison que
les faibles ont plus besoin de gymnastique que les forts, et que, comme
on cherche évidemment l’équilibre du corps selon le modèle de l’athlète,
il faut chercher aussi l’équilibre de l’esprit, ce qui est exercer les
jambes de celui qui a les plus gros bras."
Alain, Propos, La doctrine secrète, 3 décembre 1931
Nouveaux publics ?
A l’image de la place et de la fonction très contestée de l’école dans la société, la relation d’enseignement entretenue entre le professeur et ses élèves est également entrée en très forte perturbation. De fait, la frontière est déjà plus qu’incertaine entre l’autorité intellectuelle de l’enseignant et le jeune élevé aux médias, plus habitué aux interjections spectaculaires, aux interruptions de discours et aux propositionnelles rudimentaires, qu’aux longues démonstrations qui supposent non seulement une attention durable et soutenue, mais surtout un retour sur soi que seule autorise l’acceptation d’un exercice rendu souvent fastidieux par sa répétition nécessairement harassante.
Tous ceux qui ont dû apprendre à maîtriser un geste, intellectuel et/ou physique, savent cela.
Or, pour cette raison, faire un cours est devenu aujourd’hui un souci de chaque instant pour le professeur qui s’inquiète des difficultés de l’élève ne serait-ce que pour accéder au niveau abstrait de son discours. Car ce discours sera nécessairement non pas en dehors, mais au-delà des préoccupations sociologiquement immédiates ou affectivement intimes de l’élève qui, par cet horizon culturel peut mesurer la vacuité de sa vie ordinaire comme lot commun qu’ il lui faudrait idéalement accepter de dévaloriser pour espérer entrer dans l’espace universel de la classe. N’est-ce pas en effet la déception qui est à l’origine de toute création culturelle comme arrachement à l’ordonnancement répétitif et limité d’un monde qui ne nous convient jamais assez ?
Ainsi, par principe, l’école pour autant qu’elle se rapporte au patrimoine culturel de l’humanité, présuppose une rupture, au moins partielle, du moins momentanée, avec le monde de la vie auquel il faut bien renoncer provisoirement pour accéder au monde de l’esprit, à ses règles propres qui permettront en même temps que l’affirmation de soi, la revendication efficace et sensée d’une plus grande justice ou vérité, ce qui, qu’on le veuille ou non, ne pourra se faire que par l’identification sincère ou jouée aux conventions des référents culturels dominants. Mais cette rupture nécessaire avec l’origine psychosociologique afin de s’élever au savoir (principe de neutralisation), n’est plus semble-t-il de l’ordre du possible pour l’élève d’aujourd’hui. Dans le monde abstrait et éprouvant du savoir, l’élève d’aujourd’hui s’asphyxie anormalement, s’ennuie partout et tout le temps : hors de la communication fusionnelle de l’imagerie sociale point de salut ! Son attention semble se dissoudre au contact d’énoncés pour lui sans objet car sans rapport personnel à une quelconque culture intime et, ne pouvant plus apprendre que ce qu’il comprend c’est à dire ce que selon son environnement sociologique il croit déjà savoir, il s’interdit le détour réflexif pourtant nécessaire à l’appropriation de valeurs inconnues. Dès lors, sauf à recourir à des images, des représentations personnelles ou collectives qui feront appel chez lui à un vécu immédiat par sensibilité intuitive ou suggestive, tout acte d’enseignement qui en resterait à la verbalisation traditionnelle se voit aujourd’hui menacé de saturation cognitive, de floculation du champ de conscience, etc…. C’est ainsi que petit à petit, la classe tend de plus en plus à devenir officiellement ce lieu de communication d’opinions où le signifiant triomphe sans conscience d’un signifié réduit à l’acte de parler, et abandonne l’objectif d’approfondir par l’exercice les possibilités mentales de l’individu : imaginaires, mnémotiques, analytiques, syntaxiques, etc…
Comment alors évoquer cette situation pédagogiquement critique (mais toute situation pédagogique ne l’est-elle pas ?) et assez unanimement partagée dans les salles des professeurs, sans tomber dans le cynisme de certains administratifs des réformes pédagogiques ou même de certains enseignants qui désignent ces futurs citoyens d’un " ces élèves là ! " dédaigneux, lequel nous renvoie plus aux temps de la Monarchie et de ses Provinces de gueux qu’à la tradition républicaine du pacte social ? Traduction complète de ce propos maintes fois entendu et rabâché en " off " : " On ne peut plus enseigner à ces élèves là comme avant, il faut d’autres méthodes pour d’autres objectifs " sous entendu que ces " nouveaux publics ", comme on dit pudiquement dans les médias ou en réunions pédagogiques, ne sauraient avoir une place ordinaire dans une école qui n’en aurait plus que le nom.
Comme si les jeunes d’aujourd’hui étaient moins éducables que les petits paysans de la troisième République ! Comme si l’illettrisme et l’atrophie culturelle étaient innés à notre époque et non construits politiquement ! Comme si l’école n’avait plus de sens hormis l’encadrement pastoral d’une cohue puérile, grouillante et bigarrée !
Nouvelle mentalité ?
Dans ce contexte, afin de mieux rassurer une opinion dérangée par le décalage sociologique entre l’école et les élèves, et tout en se livrant aux expérimentations pédagogiques les plus méprisantes qu’il soit pour le niveau scolaire, que n’a-t-on pas dit et envoyé dire ces dernières années sur les échecs de l’école et de ses maîtres, via notamment le Conseil National des Programmes présidé ces dix dernières années, sous la droite comme sous la gauche, par Luc Ferry : cloisonnement rigide des enseignements et des activités dans une même discipline, unilatéralité et verticalité de la parole en classe, monopole castrateur du savoir, sanction morale d’élèves humiliés par la notation, professeurs déresponsabilisés par une hiérarchie démissionnaire, archaïsme de programmes trop lourds et non ouverts sur le monde contemporain et surtout bien trop ambitieux, exercices disciplinaires dogmatiques car interdisant toute créativité individuelle comme par exemple la dissertation, ennui des élèves etc, etc… Tout est alors pour le mieux dans la meilleure des sociétés possible diraient nos Pangloss politiques, puisque la souffrance scolaire de la jeunesse a désormais trouvé sa cause bien réelle : l’archaïsme de l’école issu du passéisme bien connu de ses gardiens, lesquels n’admettraient pas aisément que ce " nouveau public " revendique le droit d’apprendre sans efforts, l’art de jouir sans rien savoir, et surtout la possibilité de gagner mais sans jouer car ce serait prendre le risque de perdre et d’avoir à se remettre en question.
De plus l’enseignant se doit d’intérioriser qu’il est devenu socialement intolérable aux parents de vivre l’école comme un risque pour leurs progénitures. Pourtant, comment ne pas reconnaître que si elle est bien un droit égal pour tous, l’école ne saurait (hélas !) garantir aucun résultat, l’égalité de droit étant la seule égalité des chances concevable, à la charge de l’Etat de rendre cette égalité de droit réelle et non seulement formelle comme c’est trop souvent encore le cas.
Or, n’est-ce pas pour anesthésier cette hantise parentale de l’échec (bien compréhensible dans un contexte économique aveugle sur les individus), tout en trichant sur le niveau scolaire pour faire du chiffre en simulant une réussite pauvrement statistique des élèves, que la politique des passages automatiques en classes supérieures, voire l’indulgence administrative en matière de passages " forcés " contre l’avis du conseil de classe, a finalement creusé la tombe de milliers d’élèves jetés en Terminale pour, parfois, obtenir douloureusement un BAC sans avenir ?
Voilà comment les contraintes disciplinaires objectives, qui faisaient de l’école une autorité avec laquelle le désir de chacun devait apprendre à composer en éprouvant les limites de la tolérance du système, se sont retrouvées remises en cause selon une politique de l’adaptation à la médiocrité de chacun. D’institution promouvant dans la rigueur, l’effort et l’apprentissage fondamental de l’abnégation comme seule vertu réellement socialisante, l’école a été sommée de se transformer en prestataire de services destinés à satisfaire la diversité psychologique de ses usagers.
C’est là tout le discours politique qui ces dernières années a martelé furieusement l’opinion publique, trop heureuse de trouver dans l’école et ses derniers défenseurs, le bouc émissaire dont l’élimination cathartique devait purifier de la violence une société bornée par son égoïsme.
Nouvelle société ?
Pour justifier cette liquidation des exigences de l’école, il a fallu faire croire à " ces élèves là " que le monde avait radicalement changé, ce que la " tévé " dirait Queneau répète à l’envi chaque soir à leurs parents : et qu’il faut donc en conséquence changer l’école, ce lieu triste et accessoire… Et que les enseignants y sont surqualifiés en même temps que trop nombreux… Et qu’ils sont trop coûteux… Et qu’ils ennuient les élèves avec leurs exigences, leurs exercices si peu interactifs, leurs manies de vouloir élever les élèves à tout prix, etc…. Mais est-ce bien le monde qui a changé ou bien la représentation qu’on s’en fait selon ce qu’on en entend dire ? Surtout on voit mal finalement en quoi les progrès technologiques de ces dernières décennies devraient, comme on l’a tellement entendu dire, modifier notre formation intellectuelle si c’est pour aller vers moins de rigueur et moins d’ambition, au point peut-être de nous rendre incapables de commander notre propre technique faute de parvenir à se commander soi-même ? Et pourtant à écouter les médias on a bien l’impression que l’occidental aurait brusquement muté ces toutes dernières années, que nous serions entrés dans une sorte d’ère insipide du (Big) Mac-Dolénien post spirituel, où l’utilité et la facilité devraient commander le goût de penser, et que tout cela se serait fait naturellement, sans accompagnement ni choix politiques, comme par enchantement collectif !
Certes notre rapport au monde a effectivement changé : en devenant moins collectifs et plus individualistes nous avons cru rompre avec l’idéologie du peuple, mais sans prendre conscience que c’était à la pire des idéologies que nous livrions l’esprit de nos institutions : celle de l’inégalité des individus et du populisme marchand, celle du " terrain " et de la " proximité " contre celle de la générosité de citoyens éduqués à défendre un droit à rendre sans fin égal pour tous, avec l’universalité de la justice comme but et l’effort individuel comme moyen. En effet en renonçant à mettre ces " élèves-là " à la portée de ce qui dans l’école, selon les capacités variables de chacun, fait et fera toujours culturellement autorité quoiqu’on en dise, il est probable que nous ayons en même temps renoncé à ce principe de la philosophie des Lumières cher à Condorcet, Renouvier, Comte ou Hugo qui voulait qu’une école forte et sociologiquement intègre soit le signe d’une Nation en progrès. Mais comment continuer dans la voie du progrès lorsqu’à l’exigeante devise " Liberté, Egalité, Fraternité " on se contente d’un démagogique " LibertéS, Sécurité, FacilitéS " ressassé sur tous les supports de communication - et par leurs ministres - en guise de démocratie ?….
Nouvelle école ?
Dès 1980, pourtant, Jacques Muglioni, Doyen de l’Inspection générale de Philosophie de l’Education Nationale, nous avertissait lors d’une conférence restée célèbre (14 Mai 1980) : " L’école doit, dit-on, s’adapter aux élèves tels qu’ils sont ; l’école, ajoute-t-on, doit préparer l’enfant non pas au monde tel qu’il doit- être, mais tel qu’il est ? Propositions peu cohérentes : est-il souhaitable , est-il seulement possible d’adapter les élèves tels qu’ils sont au monde tel qu’il est ? Quels sont-ils et quel est-il ? Et dans l’hypothèse d’une harmonie préétablie, les élèves tels qu’ils sont étant déjà des produits de la société telle qu’elle est, à quoi bon l’école ? ".
Vingt cinq ans après, nul n’ose même plus poser ce genre de question, tellement la défaite de la culture, l’autorité de ses institutions et le " laissez aller, laissez faire " de ses élites carriéristes s’impose à l’évidence, en même temps que l’abandon d’une jeunesse livrée à elle-même est passé dans les mœurs.
De toute évidence, depuis l’avertissement de J. Muglioni, les élèves ne sont effectivement plus les mêmes, comment ne pas le voir, mais fallait-il exiger de l’école comme on l’a fait, qu’elle accompagne à ce point le mouvement au risque d’y perdre jusqu’à sa raison d’être ?
Dans ces conditions hostiles à l’effort et décourageantes pour les bonnes volontés, la question reste posée du chemin à prendre afin d’ amener les élèves vers l’abstraction nécessaire pour la liberté de la pensée. Mais pourra-t-on réellement enseigner les règles du savoir et du comportement sans exiger en même temps des élèves qu’ils se départissent d’eux-mêmes pour tenter de s’extraire momentanément de cette culture du jeunisme à laquelle ils abandonnent toute leur énergie ?
Un certain pragmatisme partout claironné comme le progressisme même, voudrait au contraire faire croire que sous prétexte de jeunesse intoxiquée au zapping d’images strictement narcissiques, le cours devrait lui aussi refléter le rythme désordonné et syncopé dans lequel est submergée au quotidien leur conscience brisée en éclats. Il n’y aurait pas de meilleur choix que de faire son cours en fonction des élèves tels qu’ils sont et non pas tels qu’il faudrait qu’ils soient, idéal qui normalement a toujours prévalu dans les métiers d’enseignement où il s’agit nécessairement de métamorphoser un être en devenir. Désormais on aurait au contraire toujours raison de renoncer…. Soit activement par certaines pédagogies dites progressistes du " laisser aller, laisser faire ", soit passivement en refoulant le malaise, c’est l’alternative qu’on propose comme issue aux jeunes sortis des IUFM.
De fait, pour tout professeur, faire un cours c’est d’abord s’emparer physiquement de la concentration collective d’un groupe, capter durablement son attention, or comment faire lorsque celui-ci est désormais conditionné à la dispersion d’informations furtives et sensationnelles ? C’est là le tout premier obstacle. Comment rivaliser avec ce Moloch de la vidéosphère sans déchoir dans cette pédagogie de flatteurs déjà abhorrée par Platon brocardant ceux qui " …ressemblent en tous points à quelqu’un qui, chargé d’élever un animal gros et fort, se serait informé en détail de ses instincts et appétits ; par où il faut l’approcher et par où le toucher ; à quels moments il est le plus agressif et le plus inoffensif et pourquoi ; quels sons proférés par autrui l’apaisent ou l’irritent ; après quoi, instruit à fond de tout cela par une longue fréquentation de la bête, il nommerait science cette expérience, et après l’avoir mise en forme de manuel, il en ferait un objet d’enseignement ; sans vraiment savoir en rien ce que ces croyances et désirs comportent de beau ou de laid, de bon ou de mauvais, de juste ou d’injuste, il réglerait l’emploi de tous ces termes sur l’avis de la grosse bête, nommant bonnes les choses qui lui plaisent, mauvaises celles qui lui déplaisent (…) ; et il serait tout aussi incapable de voir que de montrer à autrui à quel point la nature du nécessaire diffère réellement de celle du bon " in République VI, 493a-494a.
Voilà une manière toujours très actuelle de parler de la classe (" le gros animal " issu de la vidéosphère) comme corollaire d’une démocratie d’opinion, ainsi que l’art de l’affronter de ceux qu’on proclame aujourd’hui pédagogues, en fait les Sophistes d’hier…
En outre, avoir la société et ses opinions comme modèle pédagogique, cela reviendrait à demander à l’enseignant d’admettre que la durée est devenue une notion scolairement inaccessible dans une société chronophage, où le slogan s’impose comme la norme de ce qui est socialement audible. Quelqu’un de sensé pourrait-il accepter cela ?
Nouvelles temporalités ?
Il s’agit donc désormais de savoir si l’école en reste encore une , sitôt qu’elle cesse d’être ce lieu par essence hors de son temps (ce qui ne veut pas dire qu’elle l’ignore) et où la vie se joue sur d’autres registres, d’autres rythmes et d’autres symboles.
A l’école l’élève doit en effet, normalement, apprendre à retenir ce temps que partout ailleurs on le somme de dilapider dans des activités qui n’ont d’autres buts qu’elles-mêmes. Comment dans ce cas passer du temps inchoatif et multipolaire de la société de divertissement (un temps qui ne fait que toujours commencer sans jamais durer) au temps pérenne de la culture qui suppose l’oubli de soi-même par l’appropriation d’une mémoire collective ? C’est toute la difficulté pour le maître, car l’ascèse du désir scolaire comme don de soi à ce qu’on ignore encore mais vers quoi on s’élèvera bientôt, par confiance dans l’institution pour autant qu’on la respecte encore, présuppose bien l’apprentissage de la séparation entre la vie publique de l’élève et sa vie privée dont les valeurs ne sauraient être identiques, sauf à faire de la société et de la famille le but de l’enseignement en lieu et place de la liberté d’être soi. Or, c’est bien à la confusion de ces deux ordres de réalité aux temporalités propres et antagonistes que s’obstinent les réformes de ces dix dernières années qui ont fait des établissements scolaires des " lieux de vie " à " objectifs professionnels ", où le parent égale l’enseignant lequel s’adresse plus à leurs enfants qu’à des élèves en général. Faute d’avoir pris la mesure de cette séparation qui institue l’école comme parenthèse silencieuse dans le brouhaha de la concurrence sociale, on constate partout que l’élève va à l’école comme il irait n’importe où ailleurs et s’étonne, souvent avec violence, de tout ce temps qu’on lui demande de supporter solitairement et dans le plus complet silence : temps de l’étude et de la recherche, temps du discours enseignant, temps de l’appropriation personnelle d’une idée, mais aussi temps de l’écriture et de ses brouillons comme temps nécessairement perdu, temps de comprendre, et surtout ce voyage vertigineux dans le temps de la culture qui suspend enfin son vol, comme le voulait Lamartine. L’appropriation personnelle du temps est en effet la grande affaire de l’école, or cela semble faire incroyablement insulte à notre époque pressée par le profit, tout entière remplie de bruits et recouvertes de mouvements mercantiles.
L’école n’est donc pour ainsi dire de manière générale, que du temps pur collectivement retenu, ce qui fait de son espace un lieu non pas irréaliste mais nécessairement surréaliste (car économiquement improductif par nature) où la patience et le silence sont le prix à payer pour voyager intimement dans cette durée disproportionnée de la création humaine.
Alors s’il est vrai comme le voulait Julien Green qu’ " un livre est une fenêtre par laquelle on s’évade ", quelqu’un aura-t-il l’audace, sous prétexte que cela pourrait rendre aveugles quelques maladroits, de fermer les volets pour interdire de désirer voir en face le soleil ?
Nouvelles discriminations ?
C’est pourtant ce à quoi on assiste, quels que soient les gouvernements. La réponse politique de l’administration face à cette déréliction des capacités intellectuelles de " ces élèves là " est maintenant bien connue : l’oralisation du " savoir " dans l’enseignement ainsi que la dispersion des activités en " savoir-faire " au détriment des horaires d’enseignements dits fondamentaux. A cette panacée pédagogique de la " paix scolaire " (dixit Philippe Merieu qui préfère comme tout conservateur la paix à la justice) on a rajouté la diversification du " collège unique ", filières hypocrites où on échoue définitivement par défaut et malgré soi, comme si la Balkanisation des objectifs de l’école n’était pas suffisante... Sous prétexte de " différenciation des rythmes scolaires " dans le cadre de l’adaptation psychosociale des enseignements, on assiste en réalité à un émiettement de la formation qui sera fonction des moyens locaux décidés selon des " projets d’établissements ", eux-mêmes conçus académiquement à partir du contexte économique et sociologique local de l’établissement scolaire concerné. Autant dire que selon le lieu de scolarisation, ni le rythme ni les contenus pédagogiques ne seront identiques. C’est le prix qu’on a semble-t-il décidé de faire payer à ce que certains continuent encore d’appeler " la démocratisation de l’enseignement ", (alors que c’est manifestement à un " populisme scolaire "qu’il faudrait conclure, à une école " people " à l’image des programmes TV du même nom), sans même se poser la question des conséquences de ces expérimentations quant à l’aménagement culturel du territoire, dans un contexte où la liberté de l’individu sera inévitablement inéquitable faute d’égalité dans le droit d’accès au savoir. C’est probablement là ce qu’il faut entendre par " République de proximité ", credo des réformistes libéraux, mais est-ce de cette proximité démocratiquement régressive car concurrentielle dont la France a besoin ?
Erreur, dira-t-on, le progrès social c’est qu’à la fin " tous auront leur BAC ". " Leur bac ", oui, mais est-ce encore bien d’un diplôme national dont on parle ou plutôt de l’idée que chacun s’en fait selon ses codes culturels issus des disparités régionales ? Dans cette autonomie pédagogique revendiquée des établissements scolaires, qui garantira encore l’unité géographique de la valeur des diplômes y compris dans un même département, voire une même ville lorsque l’Etat aura déserté le territoire ?
Il s’agit en effet de bien comprendre si, dans cette nouvelle Ecole des Pays que prépare la décentralisation de l’éducation post-nationale, à savoir le désengagement systématique de l’Etat au profit des Régions desquelles nous dépendrons par contrat subsidiairement négociés (c’est à dire selon le Traité de Maastricht, localement négociés) et non plus par délibérations parlementaires imposant par la loi l’égalité des droits sur tout le territoire, c’est bien encore la même qualité d’instruction qu’on a décidé d’étendre à tous, et non pas plutôt une marge (économiquement) bénéficiaire par développement quantitatif de la clientèle, obtenue, comme dans l’industrie alimentaire, au détriment de la qualité du produit dans une logique d’économie d’échelle ? On fait en effet des économies d’échelle dans un système d’entreprise capitaliste, lorsqu’on obtient une baisse du coût d’un produit par augmentation des quantités produites en raison de l’incompressibilité des coûts fixes, entre autres les salaires. Or, si le profit économique de ce raisonnement appliqué au service public d’éducation paraît évident en termes d’équilibre comptable, rien ne nous autorise à autant d’optimisme en terme de profit politique, puisque le déficit public dans le secteur de la santé ou de l’éducation peut très bien être conçu comme un investissement social à terme, permettant par exemple de désinvestir dans le répressif et le pénal entre autres. C’est donc bien un choix implicite de société que traduit la nouvelle organisation scolaire de ces " nouveaux publics ", auxquels on dénie, certes gentiment, le droit de se promouvoir socialement par la culture.
Voilà comment dans cette nouvelle culture extensive du produit scolaire, il ne s’agit plus ministériellement, que de faire de l’accompagnement (la fameuse " péréquation " grotesque de l’Etat déjà défendue dans le rapport Mauroy), c’est à dire du service et de la communication destinés à satisfaire l’imaginaire du client qui, là comme ailleurs, ne demanderait en fait qu’un packaging attractif à moindre risque et au moindre coût. C’est là le nouveau contrat " gagnant/gagnant " de l’école : donner non plus à tous mais à chacun par contrat, équitablement, c’est à dire en laissant jouer librement les inégalités sociales d’origine considérées comme indépassables …
L’équité est ainsi devenu le référent conceptuel de cette nouvelle aliénation consumériste ; lorsque promouvoir tout un chacun à son maximum culturel représente un coût décrété trop ambitieux pour la France de la baisse - paraît-il populaire - des impôts, lorsque manifestement on décide de renoncer à l’élitisme pour tous, la tactique comptable de proposer "à chacun selon son origine, à chacun selon désir " ne pouvait que satisfaire à la fois les humanistes du calcul de la dépense publique, et ces " nouveaux publics " conditionnés à l’assouvissement bas de gamme. De la sorte on peut très bien concevoir une sorte " d’effet désincitatif " de la demande publique en matière d’exigences scolaires, mais également de diversité des formations proposées au public en fonction des acteurs économiques locaux, ce que la récente régionalisation brutale des CO-Psy donne tout lieu de penser. Dés le13 Janvier 2000, sans débat parlementaire comme à l’accoutumée sous la 5ème République, Claude Allègre avait préparé la fin de l’indépendance de l’orientation scolaire en publiant au B.O n° 7 du 17 Fév. 2000, la création d’une convention -cadre entre le Ministère de l’Education Nationale et l’ association " Ingénieurs pour l’école " (IPE) afin de " renforcer les initiatives en faveur du rapprochement école- entreprise, dans l’esprit de l’entreprise citoyenne ". Ce passage implicite de l’école à l’emploi outre qu’il dénature la fonction même de l’école désormais assimilée à un centre de formation professionnelle, prévoit bien l’emprise de l’idéologie économique du patronat local ayant désormais pleins pouvoirs en matière d’orientation professionnelle des élèves, notamment par le biais de ces " Ingénieurs pour l’école " qui " contribuent à l’information des élèves et de leurs familles. Ils aident les jeunes à définir un projet de formation professionnelle. Ils mettent en place des opérations afin de contribuer à une découverte active des métiers ". Bien entendu on comprend bien que la liberté d’informer les familles ne pourra qu’être économiquement orientée puisque en partie financée par des fonds privés : " Les signataires de cette convention – cadre s’engagent sur le principe d’un partage des coûts entre un financement public et un financement des entreprises ", etc….
Par la loi de Décembre 1905, la laïcité nous avait affranchit de l’enseignement religieusement orienté, faudra-t-il dans l’esprit de cette loi se battre à nouveau pour abolir l’enseignement économiquement orienté ?
Au final, la doctrine secrète de cette philosophie de la discrimination est aussi simple et efficace que politiquement désastreuse : si on s’adapte aux " vrais gens ", alors on ne promeut plus que ceux qui le demandent, donc la dépense est réduite, car comment les " nouveaux publics " " d’en bas " auraient-ils l’idée de réclamer la qualité culturelle qu’ils ignorent et ignoreront toute leur vie, laquelle restera la propriété bien gardée des écoles " d’en haut " des centre des grandes villes, par tradition déjà ancrées dans le pouvoir symbolique de la culture ? Aux plus nombreux l’encadrement éducatif, un métier local et la morale civique , aux moins nombreux le savoir qualifiant, la liberté du choix professionnel et l’autonomie linguistique ! Comme on le voit, les gestionnaires du système scolaire ne font donc jamais qu’appliquer au service public de vieilles recettes du privé qui nous sont présentées comme un progrès politique manifeste. Progrès pour le monde économique, indéniablement, mais qui osera encore parler de progrès social ?
Mais éternels problèmes….
Cette discrimination par l’équité (à chacun selon sa naissance et son origine géographique) est dit-on positive si on la compare à l’inhumaine égalité de traitement qui prévalait jadis, contraignant autant que possible TOUS les enfants à se comporter en élèves identiques, c’est – à - dire à substituer à l’immédiateté des pulsions juvéniles le temps infini du patrimoine culturel commun, avec lequel il fallait apprendre à se mesurer, patiemment, favorisant ainsi par la contrainte de l’exercice et sa répétition (apprend-t-on autrement qu’en répétant ?), la reconnaissance de la règle comme mal nécessaire à réfléchir collectivement.
Au lieu de cela on a renoncé à enseigner l’élève pour se limiter à encadrer l’enfant, à le comprendre afin qu’il n’ait surtout plus à le faire lui-même et ce en allégeant partout les programmes donc en diminuant le contact de l’élève avec les règles abstraites des disciplines, en s’interdisant d’interdire, en visualisant de plus en plus au lieu de verbaliser les connaissances et les idées des cours faits de plus en plus aux " transparents ", aux animations " power point ", à la vidéo, mais aussi en multipliant en primaires les " intervenants extérieurs " plus ludiques, en substituant aux dissertations des exercices de synthèses où il n’y a plus qu’à associer des documents déjà donnés (et qu’on n’a plus à apprendre " par cœur "), et surtout en diminuant partout les horaires des disciplines intellectuellement formatrices pour les remplacer par de l’enseignement à finalité orale, voire de la pure discussion subjective, dissimulée par une pseudo recherche d’informations (et non de connaissances) sur Internet. Telles sont ces nouvelles activités que sont l’Education Civique Juridique Sociale (ECJS) et les Travaux Personnels Encadrés (TPE) visant toutes à cette sanctification de l’opinion qui transforme l’espace réflexif et commun de la classe en vulgaire forum, où chacun parodie le spectacle d’une parole qu’il n’a pas eu le temps de faire sienne, mais qu’on lui somme pourtant de simuler par l’organisation de pseudo débats, comme pour justifier in fine par cette activité, l’être en commun de la classe. Non plus apprendre ce qu’on a décidé primordial de retenir de l’histoire des hommes et de leurs idées comme de leurs langues et valeurs, mais seulement s’exprimer, parler de sujets (de société bien entendu) qu’on ignore car nul adolescent n’a pu prendre le temps de les connaître pour les approfondir et les juger raisonnablement.
Or cette parole sanctifiée de l’élève par ces nouveaux enseignements démagogiques, n’a justement rien à voir avec un dialogue comme on voudrait le faire croire. Tout au contraire. Parler, s’exprimer, débattre, converser comme on s’y adonne dans ce genre de classes ce n’est pas encore dialoguer comme nous l’a pourtant suffisamment et une fois de plus enseigné Platon. Pour qu’il y ait dialogue, au sens dialectique du terme, il faut en effet organiser la parole des interlocuteurs selon le détour d’un tiers inconnu et impersonnel, un " X " auquel on accède ensemble (l’un par l’autre ou l’un pour l’autre, jamais l’un contre l’autre), par conjectures et réfutations, ce qui suppose tant de la part du maître que de la part de ses élèves, de savoir et de pouvoir parvenir à poser clairement et objectivement le problème dont on cherche à prendre conscience. Il ne s’agit donc pas de jouer au débat façon " Ca se discute ", où les points de vue subjectifs se dressent aussi vulgairement que spectaculairement les uns contre les autres, mais bien d’élaborer collectivement un lieu neutre où se dévoile une possibilité, une idée commune mais encore ignorée par chacun car propre à aucun d’eux.
Passons sur l’abnégation psychosociologique que présuppose nécessairement cette recherche collective du savoir (penser contre soi-même) à partir d’un cours commun, il n’en demeure pas moins que l’essentiel de tout dialogue réside dans la préposition Dia qui en Grec ne signifie pas deux (Duo), mais à travers : la parole raisonnable est celle qui passe à travers ce qu’on a cru savoir individuellement et se dépasse dialectiquement en fonction des réfutations pour atteindre une connaissance plus affermie et plus haute, mais c’est aussi celle qui saura passer à travers les limites inhérentes aux choix nécessairement arbitraires du maître pour l’installation de son cours, en attendant cette Vérité appropriée qu’on ne fait jamais qu’apprendre à attendre. Ce détour par le " X " qui neutralise les points de vue subjectifs de l’opinion par l’abandon des préférences ou habitudes personnelles, tout autant qu’il efface les procédés ou grosses ficelles pédagogiques qui ne sauraient être le sujet de l’acte d’enseigner comme c’est devenu trop souvent le cas ces dernières années dans les IUFM, est la condition d’un enseignement susceptible de produire autre chose que ces " individus mercenaires " dont parle La République VI. Or, en attendant que chacun ait la force théorique et rhétorique de trouver une vérité qui marquera son temps, l’école avait justement pour mission d’entraîner l’esprit à le faire en cultivant notamment la patience d’apprendre, le respect des auteurs, le temps de chercher " dans le silence [nécessaire] des passions " dirait Jean Jacques Rousseau, ainsi que l’application aux règles, toutes mauvaises on en conviendra, mais au -moins toujours assez bonnes pour discipliner l’impatience du désir pour peu qu’elles ne soient pas appliquées avec mauvais esprit et arrogance de la part du maître.
Qu’il aurait été simple pourtant d’accepter de l’école qu’elle continuât à humaniser sans fin, par la seule culture intemporelle des humanités, sans se préoccuper de la soi-disant modernité des savoirs, dont on sait bien comment ils ne sont tous finalement que prétextes à développement ultérieurs. Au lieu de quoi on a voulu faire croire que l’utile était dans l’immédiat, que s’exprimer revenait à savoir, et enfin que le sociétal était du même registre que la culture. Aussi, à trop faire croire que toutes les paroles se valent, ce que dit l’enfant comme ce que dit l’adulte, on a sacrifié à ce relativisme de l’opinion dont l’école tendait, autant que possible, à préserver la société dans son intérêt.
Le plus étonnant est que ce relâchement imposé par les réformes vis à vis du rapport individuel et collectif à la nécessité de la règle , qu’elle soit intellectuelle, linguistique ou comportementale (quoi qu’en dise maintenant un certain ministre pourtant partie prenante des réformes pédagogiques et diminutions horaires de ces 12 dernières années passées à la tête du CNP), étonne en haut lieu où on ne cesse de fabriquer des indicateurs de violence à périmètres variables. Mais comment s’étonner que l’inculture par manque de temps, que l’absence de travail d’une règle par pure abnégation, d’un geste artisanal, le manque de distance envers soi-même, l’absence de rôle social et l’incapacité à verbaliser ses émotions, bref la confusion mentale où se trouvent plongés ces " nouveaux publics " fabriqués à moindre coût par l’Etat, soit en fait le véritable facteur déclencheur de cette nouvelle violence en milieu scolaire (maniaque ou dépressive), qui affole tellement l’hypocrisie des ministères ? Combien de juges pour enfants ou de procureurs de la justice des mineurs sont obligés de constater que les carences verbales sont souvent le fruit de carences familiales non compensées par l’école qui se calque pourtant sur ce modèle ?
Sans le verbe pour se dire, au mal-être de l’adolescent s’enchaîne bientôt des carences psychiques (de plus en plus d’élèves qui ne sont pas au niveau de leur classe sont dépressifs) voire comportementales avec le cycle rituel de la violence comme seul vecteur d’initiation sociale et peut-être politique : de l’incapacité à voir et sentir physiquement les limites, s’enclenche une demande inconsciente d’en éprouver enfin, quitte à provoquer cette Loi que ni la famille, ni l’école n’inculquent plus, et que la corruption concédée au pouvoir politique ne permet même plus d’ériger en modèle.
Ni repos des passions, ni loisir de la réflexion (skholê), ni apprentissage par confrontation patiente aux règles abstraites du savoir, l’école d’aujourd’hui abrutit la puberté et fabrique la sénilité précoce d’ adolescents blasés et d’autant plus dans l’illusion d’être assouvis, que l’Etat les a rendus sans distance linguistique sur eux-mêmes. Or comment se connaître dans sa relation au monde quand on ne peut même pas se dire ? A quoi et à qui s’opposer pour mesurer ses propres forces lorsqu’en face, plus rien ne fait autorité sinon des guignols auxquels on laissera, comme d’habitude, le dernier mot.
Fabrice Guillaumie
Professeur de philosophie
Lycée Maine de Biran
Bergerac – 24
Avril 2003 - Pour la revue de l’ACOP France – Questions d'orientation n°2-2003, éditions EAP – (Co-psy)