Le sujet d’invention détruit le sens
des œuvres
L’œuvre intégrale est mise à mal par
les choix théoriques ou pédagogiques dont on nous dit qu’ils
vont restaurer « le plaisir de l’élève ».Plaisir
? On en doute, comme on le verra après, mais en tous cas au prix
du massacre de l’œuvre et du déni du sens.
La Princesse de Clèves, par exemple,
subit un sort bien particulier dans un grand nombre de manuels. Loin d’être
reçu comme une œuvre où codes et passion s’affrontent, le
roman passe à toutes les sauces du sujet d’invention,
comme s’il fallait systématiquement le dénaturer,
le dévoyer, le massacrer. Preuve
que l’œuvre littéraire n’est rien pour les réformateurs,
en tout cas rien moins que respectable, et fournit seulement des prétextes
pour des sujets où l’on fait croire à l’élève
qu’il est la réincarnation de Madame de La Fayette. Preuve aussi
que le sujet d’invention, censé faire assimiler codes et usages,
registres et genres (« la production par les élèves
eux-mêmes favorise une compréhension effective de leurs lectures
» ), les détruit par sa conception même, et pousse
au contresens, tout en ruinant ou ridiculisant l’œuvre et les effets littéraires
qui s’y développent (dont, soit dit en passant, on le verra plus
bas, rien n’est signalé aux élèves dans l’étude
des textes). C’est ainsi que l’on aura les sujets suivants :
- La rencontre de Madame de Clèves et du
duc de Nemours : « Récrivez le récit de cette rencontre
comme pourrait le faire aujourd’hui un journaliste « people ».
(Hatier, NPF, p. 16). Qu’est-ce à dire, sinon que le texte littéraire
n’est rien de plus qu’un article de « Gala » ou de «
Point de Vue », et que tous les textes se valent, quelle que soit
leur nature ? Et que le français élargi à tout écrit
(« l’enseignement du français au lycée a pour objet
l’étude de tous les discours, verbaux et non verbaux »), c’est
bien la mort de la littérature ?
- L’aveu de Madame de Clèves à son
époux : « Récrivez cette scène d’aveu en l’adaptant
à notre époque. » (Bordas, FS., p. 57). L’adapter à
notre époque, c’est précisément nier le texte, et
en tout cas ce que l’on prétendait y faire percevoir à l’élève,
code, usage, contexte.
- « Imaginez que l’accident du duc de Nemours
soit raconté par la princesse de Clèves devenue narrateur
du roman. Recomposez le récit en étoffant les réactions
de la princesse et en développant les aspects de sa psychologie
». (Bréal FS. p. 279). Précisément, la princesse
ne peut raconter cet accident, parce que c’est le narrateur omniscient
qui le fait percevoir comme un révélateur et un catalyseur
qui va agir après coup, et que l’intérêt du texte réside
justement dans ce regard extérieur. Par ailleurs, le texte du sujet
(« recomposez », « étoffant », « développant
») laisse penser que le texte initial est bien pauvre.
- « Transformez le récit de cette visite
(du duc à la princesse) selon un point de vue externe, en prenant
soin de ne rien révéler des sentiments qu’éprouvent
M. de Nemours et Madame de Clèves » (Magnard MP, p. 29). Or
le déroulement de cette visite est mu par les sentiments, et si
pour une fois, on veut bien penser à l’élève, ce sont
justement les sentiments qui le passionnent dans l’étude de cette
œuvre.
- « M. de Nemours se jeta à ses pieds
». Poursuivez le récit à la place de Madame de La Fayette,
en tenant compte de la situation et de la psychologie des personnages »
(Magnard LT1 p. 268). Ce qui est bien dire que l’élève vaut
l’écrivain, et que tout texte est le produit de recettes. Donc que
la littérature n’existe pas, que l’écrivain est un faiseur.
- L’utilisation de l’œuvre peut aller jusqu’à
l’inquisition, confiner au voyeurisme, et donc ici gêner l’élève.
M. de Nemours voit la princesse de Clèves rêver devant son
portrait. « Sur le thème « voir sans être vu »,
écrivez une scène similaire en la transposant dans le cadre
et l’époque de votre choix » (Nathan T., p. 153). Cadre et
époque sont bien sûr liés au fond même du texte.
Qu’advient-il donc ici du souci de « contextualisation », sans
cesse affirmé par les instructions officielles ? Qu’est-ce
que « connaître l’histoire des mentalités » ,
si par ce type de sujet, on supprime « l’histoire » («
en l’adaptant à notre époque ») et « les mentalités
»( « étoff(er) les réactions de la princesse
») ? Quant à « la capacité de se représenter
le passé, (…) le futur » , que devient-elle, quand on nie
précisément ce passé par le nivellement des époques
?
- Dernier exemple : « Comparez cette scène
de première rencontre (de la princesse avec le duc) à celle
de San Antonio (Belin A. p. 569 : « Je suis sidéré
en découvrant une ravissante jeune femme, blonde comme l’été,
belle comme le jour, excitante comme la nuit, roulée comme une Gitane,
parfumée comme un jardin de curé… »), en vous interrogeant
sur les constantes et les variations stylistiques » (Belin A. p.
119). C’est le seul parallèle proposé. Pas de meilleure preuve
que tout se vaut et s’équivaut.
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