Le sujet d’invention, la citoyenneté,
les valeurs politiques et religieuses
La perversion s’étend loin lorsque les textes
officiels chargent les professeurs de français d’une mission que
les textes les plus forts de la littérature, justement, discutent
et récusent sans cesse : « la formation intellectuelle
du citoyen ». Est-elle légitime, ne contredit-elle pas,
exactement, la discipline qu’ils enseignent ? On citera ici Antoine
Compagnon : « Les modernités ont toujours insisté sur
la fonction de rupture des normes sociales exercées par la littérature
» . La littérature, et l’enseignement du français,
ne sont-ils pas dévoyés et utilisés dans cette nouvelle
obligation qui leur est faite ? Si le professeur de français
s’est toujours soucié de la qualité de la réflexion
de ses élèves, de leur honnêteté intellectuelle
et de l’exactitude de leur expression, c’est d’un élève
qu’on le chargeait, non d’un citoyen. Sa nouvelle mission conduit
les manuels à utiliser et manipuler la littérature,
le sens des textes, et les élèves,
comme le montrent les sujets suivants, dont la plupart se passent de commentaires.
On remarquera seulement que ces dérives sont autorisées par
les textes officiels, et qu’elles ne sont possibles qu’au prix de l’innovation
majeure de la réforme : l’introduction du sujet d’invention.
Les
exercices antérieurs d’argumentation et de commentaire formaient
un rempart sûr contre les tentations de manipulation et d’abandon
de la neutralité. Ces tentations s’exercent maintenant librement
dans les manuels et les sujets suivants :
La démocratie :
- Après un extrait des Contemplations,
Liberté : « Sur ce modèle, composez un texte
(poème, article…) défendant l’idée de fraternité.
» (Magnard MP., p. 166)
- Après le discours de Périclès
dans La Guerre du Péloponnèse : « En vous inspirant
du discours de Périclès, faites le blâme des régimes
autoritaires ou au contraire l’éloge de l’un des droits acquis en
démocratie, par exemple le droit de vote ». (Delagrave F2.,
p. 433).
La patrie
- A la suite du Vieux Drapeau de Béranger
:“Recherchez d’autres chants patriotiques depuis la Révolution jusqu’à
la Seconde Guerre mondiale et faites un exposé sur leur teneur,
leurs points communs et leurs différences. » (Belin A. p.
306)
- En vous inspirant des registres de cette tirade
(Lorenzaccio, III, 3), des figures du discours et de la syntaxe
dominante des phrases, vous composerez un monologue exalté destiné
à faire l’apologie de l’une des valeurs de la devise républicaine
: « Liberté, Egalité, Fraternité ». (Hachette
LL. P. 133
La religion
- Après Un corps mangé de vers,
de Chassignet : « Est-il nécessaire d’utiliser la peur de
la mort pour convaincre de croire en Dieu ? » (Belin A., p. 108)
- Ibidem p. 157 : « Est-il nécessaire
de craindre Dieu pour croire en lui ?“ (un extrait d’Athalie).
- Même ouvrage p. 129 : « Ne peut-on
pas, à votre avis, faire un théâtre qui ne mette pas
en danger la religion ? »
- P. 160 : « Documentez-vous sur les libertins
de cette page, et en vous servant des arguments libertins et de vos propres
réflexions, vous direz si l’exercice de la raison est nécessairement
ennemi de la croyance religieuse ».
- P . 422 : « Justifiez le choix de l’exemple
des enfants innocents pour poser la question du mystère de l’intention
divine » (après un texte de De Maistre, Les soirées
de Saint-Petersbourg ».
- Fin du florilège dans un jugement sur le
vingtième siècle (« Le siècle des –ismes »,
p. 476-477) : "N’appuyant plus son unité sur celle d’un Dieu, l’être
humain tend à devenir un mélange de flux, de sensations,
de déterminations, dans un monde lui-même en dérive.
»
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